Le Médecin personnel du roi
AU ROYAUME DE DANEMARK
Le Suédois Per Olov Enquist met en scène l'histoire de la révolution danoise au temps des Lumières, sous le règne du peu éclairé Christian VII. Les intellectuels doivent-ils exercer le pouvoir? Entretien à Stockholm avec un tenant du «roman documentaire».
Le Suédois Per Olov Enquist, dès les années soixante (il est né en 1934), a mis en place le rouleau compresseur critique qu'il allait ultérieurement définir ainsi: «Sois soupçonneux. N'accepte rien. N'accepte pas une version donnée: pense par toi-même. Sois soupçonneux. Il n'y a pas de sainte objectivité, pas de vérité ultime, il n'y a pas à faire abstraction de l'interprétation politique. Soupèse, soupçonne, mets en question.» (Programme souvent cité, notamment par Régis Boyer, dans son Histoire des littératures scandinaves). L'Histoire, ses personnages (Hess ou Messmer le magnétiseur, Strindberg ou Hamsun), ses traces écrites, représentent un terrain d'application idéal. Enquist n'a pas imaginé que des «romans documentaires» ou des scénarios du réel, mais il a trouvé là de formidables leviers, pour reprendre une image qu'il aime bien.
Il dénude les forces de coercition, le moment où un piège se referme sur l'individu. Le Second (traduit en 1989 chez Actes Sud) raconte l'histoire d'un sportif qui se met à tricher pour la bonne cause du sport ouvrier suédois. Les Récits du temps des révoltes ajournées évoquent des contemporains déboussolés, prêts à trier eux-mêmes le bon grain de l'ivraie, cette dernière bien sûr d'essence communiste ou gauchiste. C'est au nom de la purification, pour éradiquer les radicaux qui prétendent instaurer le ciel sur terre, et aussi pour conjurer ses propres démons que Guldberg le nabot, en 1772, saborde la révolution danoise, dans les faits, et dans le nouveau roman historique d'Enquist, le Médecin personnel du roi.
Pourquoi faut-il au roi un médecin personnel? «Parce que sa Majesté est folle.» Christian VII du Danemark, couronné et marié à 16 ans, en 1766, sans être un débile profond comme son frère, entretient des relations difficultueuses avec le monde. Le monde se réduit pour lui à la cour, la cour est un théâtre où il est censé aligner ses répliques. Seulement il n'est pas certain du rôle à jouer, et ça le rend malade. Il a tellement peur d'être puni.
«Christian n'avait jamais su distinguer la réalité de la représentation. Pas à cause d'un défaut d'intelligence, mais à cause des metteurs en scène.» Les fonctionnaires du royaume confisquent traditionnellement le pouvoir qui revient au monarque de droit divin: soit on mise sur une incapacité congénitale, soit on lui donne une éducation appropriée. On le casse. Par exemple, en ne cessant de le battre. Le jeune Christian s'en remet alors à deux bienfaiteurs successifs, deux partisans des Lumières. L'un d'eux se nomme Struensee, c'est un médecin allemand, doux et secourable, qui n'aime pas le pouvoir et se retrouve pourtant à l'exercer.
L'Europe des Lumières met ses espoirs dans les petits pays du Nord. Ici, la bizarrerie est grande. «La lumière. La raison. Mais Struensee savait aussi que cette lumière et cette raison se trouvaient entre les mains d'un garçon qui, tel un énorme flambeau noir, portait en lui l'obscurité.» En un peu moins de deux ans, Struensee réduit les dépenses de l'armée, accorde la liberté de parole et la liberté du culte, ouvre au public les parcs royaux, imagine «des réformes inouïes qui se glissent sans douleur dans la vraie vie». Et cette révolution sans heurt se glisse pareillement dans le livre. Le roi joue sous la table avec son chien et son petit valet noir, le ministre travaille, signe des centaines d'édits. «Il faisait l'amour, rédigeait et signait.» Struensee, le ministre, le médecin du roi, vit une passion torride avec la reine Caroline Mathilde, «la petite putain anglaise» dont Guldberg, associé aux reines douairières, a juré la perte.
Le Médecin personnel du roi est infléchi par la métaphore théatrale, malédiction shakespearienne. Il suffit de se reporter à la correspondance de Voltaire avec Catherine II, au moment où Struensee est condamné à mort: «J'attends le dénouement de la pièce qui se joue actuellement au Danemark». La jeune reine est la seule à lutter de toutes ses forces contre ça, contre l'attrait morbide : «Elle haïssait Hamlet. Elle ne voulait pas que sa vie soit écrite selon une pièce de théâtre. (..) Je n'ai que vingt ans; elle se le répétait sans cesse, elle n'avait que vingt ans et elle n'était pas prisonnière d'une pièce de théâtre danoise écrite par un Anglais, et elle n'était pas prisonnière de la maladie mentale d'un autre, et elle était encore jeune.» Trois ans plus tard, elle était morte. Guldberg eut son règne, «puis, comme d'autres, il prit fin.»
Per Olov Enquist, 2011 Philippe Matsas |
Per Olov Enquist Le médecin personnel du roi
Traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach.
Actes Sud, 368 pp., 149 F.
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