LES 50 MEILLEURS
LIVRES
DE 2020
Avec Muriel Pic, sur les sentiers de l’affranchissement
En s’attachant à faire revivre son grand-oncle Jim, rendu difforme par le mal de Pott, Muriel Pic propose une précieuse expérience de lecture, un bol de liberté dont on savoure chaque goutte
Lisbeth Koutchoumoff Arman
Publié vendredi 27 novembre 2020 à 00:00
Modifié samedi 28 novembre 2020 à 16:39
Camarades lectrices et lecteurs, laissez au vestiaire vos lunettes ou tout autre instrument de navigation. Oubliez aussi les étiquettes usuelles de «récit», «roman», «poésie», «archives», «documentaire». Laissez de côté les cartes et les itinéraires balisés. En s’élançant dans Affranchissements de Muriel Pic, il s’agit de se laisser porter, d’accepter de quitter l’autoroute pour prendre un chemin de terre, à demi caché par les broussailles. Plus on chemine dans la lecture, plus on se félicite d’avoir pris la main de Muriel Pic, et plus on pense l’accompagner dans une errance, inspirée et libre, fluide comme le sont les rêves, sur mille et un sujets (la culture des fraises, les timbres, le tourisme de masse, la Riviera française avant la Première Guerre mondiale), avec pour fil rouge la figure d’un grand-oncle disparu en 2001, Jim, rendu bossu par une forme osseuse de la tuberculose, jardinier solitaire du parc de l’université à Londres et philatéliste amateur.
Ouvrir les yeux
Puis survient le moment, à mi-parcours, où se dessinent, derrière le désordre apparent, par-delà les digressions, les bifurcations du souvenir et de la pensée, l’architecture du livre que l’on tient dans les mains, le projet poétique lui-même, magnifique, gonflé. En redonnant vie, par éclats, en pointillé, à Jim, «petit bossu» qui a vécu hors des cadres, hors des attentes sociales, qui a mené, presque en transparence, une vie de peu, les yeux ouverts sur les fleurs, les plantes, le vivant, Muriel Pic propose une lecture qui est elle-même affranchie des codes, qui ne cesse de bifurquer là où on ne l’attend pas et qui, délicatement, sans fanfare, conduit à ouvrir les yeux sur les détails du monde, à se libérer par instants des conventions du regard, à percevoir les aliénations quotidiennes, si banales qu’on ne les voit plus.
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Langue neuve
Affranchissements vient d’être salué au début de cette semaine par le jury du Prix Wepler-Fondation La Poste, à Paris, un prix littéraire qui distingue, depuis 1998, les auteurs et autrices «qui prennent le risque d’une langue neuve». Professeure à l’Institut de langue et de littérature françaises de l’Université de Berne, Muriel Pic puise, pour ses recherches et son œuvre d’écrivaine, dans les archives, à l’écoute des vibrations qui s’élèvent des photographies, des éditions anciennes, des cartes postales, des articles de journaux, des publicités, des notes glissées dans les livres. Elle aime mettre ensemble textes et images et observer ce qui en naît. A côté de ses ouvrages de critique sur W. G. Sebald, Walter Benjamin, Henri Michaux, elle a publié Les Désordres de la bibliothèque: photomontages (Filigranes, 2011), Elégies documentaires (Macula, 2016) et En regardant le sang des bêtes suivi de Notes sur le montage documentaire (Trente-trois morceaux, 2017).
Lumière et pluie
Affranchissements débute par un souvenir ou plutôt la remémoration, baignée de lumière et de pluie, de ce souvenir. Printemps 2000, Muriel Pic, jeune étudiante, est à Londres pour une semaine. Elle doit écrire sa thèse, «faire de l’anglais et un peu de tourisme, c’est-à-dire aller aux musées». Elle a rendez-vous avec Jim, «oncle Jimmy», devant la librairie de Bloomsbury, «soit dehors, soit dedans, en fonction du temps difficile à prévoir». Ils ont convenu d’aller ensuite ensemble au marché aux timbres.
Collection de timbres
Depuis ses 8 ans, Muriel Pic collectionne les timbres et son oncle de Londres lui en envoie chaque mois. En ce printemps de l’an 2000, cela fait longtemps que la jeune femme a délaissé sa collection mais elle n’a pas le courage de l’avouer à Jim. En l’attendant pour ce qui sera leur dernière entrevue, elle furète dans les rayonnages de la librairie et tombe sur un recueil du poète américain William Carlos Williams, Spring and All (1923): «Quand j’ai vu Jim pour la dernière fois, je voulais lui offrir le livre de Williams. C’est en pensant à lui que je l’avais acheté, lui qui aimait par-dessus tout le printemps, ses lumières changeantes, sa boue et ses floraisons. Mais par un obscur fétichisme, une prémonition bizarre, je l’ai gardé, comme si je savais déjà qu’il me faudrait par la suite pratiquer une sorte de bibliomancie pour faire apparaître Jim, ouvrir au hasard et rituellement le livre pour retrouver sa présence.»
Le printemps et le reste
Presque tout le projet d’Affranchissements est contenu dans cette scène d’ouverture, petite pelote d’émotions dont on ne peut pas soupçonner à ce stade que les fils feront leur chemin jusque dans l’humus de la forêt, la voie lactée, le cabinet du médecin qu’était aussi William Carlos Williams, les débuts du mouvement dada, Menton et son palace Bellevue (disparu) où Jim a grandi, le sanatorium des enfants à Leysin où il a fait une cure et tant d’autres ramifications encore.
Cette scène d’ouverture, où la jeune Muriel Pic ouvre Spring and All, ce recueil où le poète espère «presser l’instant pour en extraire le flux d’images qu’il contient», tandis que nous, lecteurs, ouvrons Affranchissements sans savoir encore à quoi nous allons nous ouvrir, ce sentiment de basculer loin des chemins balisés mais si proche de nous-mêmes, c’est peut-être ce que Muriel Pic appelle le poème du monde, c’est un état, oui, une ouverture.
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