lundi 30 septembre 2024

Nathalie Azoulai / Mrs K.

 


Félix Vallotton, « La falaise et la grève blanche », 1913

 

Mrs K.

5 avril 2021

A l’aube d’un nouveau siècle ou d’un autre millénaire, on ne sait pas, Kate Stevenson trouva sur une plage une grande boîte en fer blanc. Était-elle partie explorer les rives de la Baltique, de la Caspienne ou de l’Adriatique, l’histoire ne le dit pas. Peut-être se promenait-elle tout simplement sur une plage des Cornouailles, à quelques miles de chez elle.

Toujours est-il que la boîte en fer blanc était carrée et si fermée qu’on la croyait scellée, avec sur le dessus et sur tous les côtés, les traces d’un tartan rouge et noir ponctué de silhouettes d’oiseaux  bruns et dodus. La mer et le sel avaient bien sûr estompé,  voire effacé, toutes ces illustrations, mais l’œil de Kate parvint en s’appuyant sur quelques détails à en reconstituer tous les contours, comme si sa mémoire reliait sans hésiter tous les points rémanents d’une image familière. Et pour cause, Kate n’eut aucun mal à comprendre qu’elle venait de trouver échouée sur une plage et lavée par la mer une boîte similaire à celle des sablés écossais qu’elle croquait dans son enfance. Une enfance passée à Gants Hill, une petite ville de l’Essex où elle ne se rendait plus jamais depuis que les eaux avaient tout submergé, la ville, ses habitants, leurs sablés au beurre. Sa grand-mère avait l’habitude d’en apporter une boîte le vendredi soir et d’indiquer au passage qu’on ne pouvait pas en consommer après les pommes de terre ou les poivrons ou encore autre chose, Kate ne savait plus quel aliment faisait barrage. Elle se rappelait seulement que les sablés, sa grand-mère les appelait, comment les appelait-elle déjà ? n’étaient pas compatibles avec tout, et qu’en cela, ils n’avaient rien d’exceptionnel puisque, dans leur famille, on avait l’habitude de dresser des listes d’aliments incompatibles comme on établit des listes de couleurs complémentaires d’une manière qui frisait toujours l’arbitraire. Curieusement, on ne pouvait par exemple jamais manger de bacon quand on avait mangé des toffees alors que l’inverse n’était pas vrai. Les gelées, en revanche, échappaient à toutes les interdictions, quels que soit leur couleur et leur parfum. Même les violettes ? demandait Kate, même les violettes, répondait sa grand-mère. Et les fluorescentes ? Aucune interdiction, répétait sa grand-mère, ce qui fascinait Kate à qui rien ne semblait moins comestibles que ces gelées vives et translucides qui tremblaient au centre de la table et que sa grand-mère avait baptisées jellytefish, parce qu’elles ressemblaient à des méduses. Pourquoi ne pas simplement dire jellyfish ? demandait Kate à sa grand-mère qui répondait par des yeux ronds et ignares. De ces habitudes, Kate n’avait rien gardé car son mari, Colin méprisait les gens qui revendiquaient des identités alimentaires. Il trouvait cela vulgaire, indigne, dégradant. Tout le monde n’a pas ton pedigree, protestait mollement Kate qui savait que le mot dérangeait le bien né Colin en raison de ses connotations canines. Mais comment, diable, appelait-on ces biscuits ?

Elle soupesa la boîte en fer blanc. Elle était lourde. Elle tenta plusieurs fois d’en ouvrir le couvercle mais n’y arriva pas. Elle finit par attraper une pierre longue et coupante grâce à laquelle elle souleva l’un des bords qui fit céder tous les autres. Sous des croûtes de sel et de sable, Kate finit par distinguer ce qui constituait la masse à l’intérieur. Non pas des biscuits hélas, rien n’était plus décevant quand elle était enfant que de découvrir que les boîtes de sablés finissaient toujours par se vider de leurs denrées pour accueillir toutes sortes d’objets immangeables comme des vis ou des clés. Celle-ci n’y faisait pas exception et il sembla à Kate qu’elle contenait un gros bloc de papier. Un livre ? Plusieurs ? D’emblée, elle imagina un ou plusieurs livres de recettes de sablés. Elle referma la boîte et rentra chez elle, son butin sous le bras.

Tout le monde était là, c’est-à-dire Colin et leurs trois enfants, Kim, Brooke et Jake. Kate déposa la boîte sur la table du salon sans un mot et attendit les questions mais les questions ne vinrent pas. Colin lui demanda si la marée était haute, ses filles si elle s’était baignée et son fils, rien. Soit, se dit Kate, les questions viendront plus tard sur ma relique, mon vestige, ma part d’enfance retrouvée. Mais il se passa des jours et des semaines sans que rien ne vint si ce n’est une chose étrange : chaque fois qu’elle s’approchait de la boîte en fer, Kate sentait sur sa peau une chaleur et bientôt une rougeur. Elle se frottait l’avant-bras, parfois le creux de la paume, parfois l’intérieur du coude ou la nuque à cause de picotements et de démangeaisons qui allaient jusqu’à la brûlure. Elle n’en dit mot jusqu’à ce que Kim s’exclame un matin qu’il faisait très chaud dans cette maison, que Brooke déclare que ses allergies la reprenaient et que Jake retire un à un tous ses vêtements parce que, décidément, on étouffait dans ce salon. Mais Jake était suffisamment excentrique pour que personne ne prête  attention à ses lubies. Pourtant, Kate ne manqua pas d’observer que ces phénomènes récurrents s’estompaient quand on allait dans les autres pièces et redoublaient d’intensité quand on revenait près de la table basse, donc de la boîte en fer. Un après-midi, elle s’assit elle–même juste devant pour voir et sentit son corps s’enflammer comme une torche. Elle eut peur, songea qu’elle allait mettre le feu à toute la maison et partit prendre une douche glacée. Quand elle revint, elle demanda à Colin de s’asseoir près de la boîte. Il s’exécuta mais, au bout de vingt minutes, il était toujours aussi froid et aussi blanc que n’importe quel Anglais de la bonne société. Les plaintes et les rougeurs continuèrent à assaillir toute la famille, Colin excepté, de visions virales épidermiques, abrasives et urticantes, mais parce qu’on était viscéralement rationnel chez les Stevenson, on refusa d’incriminer le soi-disant mystère de la boîte, comme Kate l’avait baptisé. On s’y intéressa cependant un peu plus et les enfants finirent par demander à leur mère pourquoi elle l’avait rapportée. Elle raconta les sablés de son enfance, ce qui les attendrit, rendit presque acceptables les nuisances afférentes quand, un soir, Kate décela sur la main de Jake une petite cloque translucide qui l’épouvanta.

Elle décida de réunir tout le monde pour examiner la situation. Jake émit l’hypothèse que les phénomènes, ainsi qu’on les appelait désormais, ne semblaient toucher que les prénoms qui contenaient la lettre K. C’était indéniable mais un peu farfelu, lui répliqua-t-on d’une seule voix. Jake ne s’en formalisa pas plus que ça, il avait l’habitude, mais proposa tout de même qu’on écrive désormais le prénom de son père avec un K, pour voir… Celui-ci refusa tout net. Colin Stevenson il s’appelait, Colin Stevenson il resterait. Sans qu’elle puisse dire exactement pourquoi, l’hypothèse de son fils continua à trotter dans la tête de Kate ou plutôt à y serpenter comme un long filament de brume qui indique le chemin tout en le recouvrant.

Les jours passaient et Colin regardait sa famille suer à grosses gouttes en se réjouissant d’être épargné, tout au moins au début, car, peu à peu, il se mit à les imaginer jetés au fond d’une fournaise de laquelle il ne pourrait pas les sauver et qui était peut-être l’enfer sur terre. Mais quelle faute avaient-ils bien commise ? Il devint sombre, pensif et lointain, comme coupé des siens.

Kate eut alors l’idée d’inviter quelques amis pour les soumettre à l’épreuve des phénomènes. Parmi toutes les personnes réunies au salon, deux eurent des suées, un homme et une femme, Kevin et Becky, tout à fait étrangers l’un à l’autre mais qui subitement se dévisagèrent comme s’ils étaient cousins ou amants sans le savoir. Kate intercepta discrètement le regard entre Kevin et Becky puis le rangea dans sa poche comme un mouchoir tout taché de sang.

Après la soirée, on hésita entre s’inquiéter moins car deux personne sur douze, ce n’était pas grand-chose, et s’inquiéter davantage puisque le phénomène s’étendait. Pourquoi Kevin et pas moi ? demanda Colin, dépité. Kate trouva les mots pour rassurer son époux et insista sur le fait qu’il était certes différent mais clairement majoritaire. Pense à nous, lui dit-elle, il n’y a rien de plus angoissant que de se sentir différent et minoritaire, nous sommes quatre et vous êtes onze, ou si tu veux, nous sommes moins d’un tiers. En plus, nous souffrons.

On commença à regarder la boîte en fer blanc d’un mauvais œil. Jake suggéra qu’on la mette sur le rebord extérieur de la fenêtre, tandis que Brooke renchérit en proposant de s’en débarrasser définitivement, mais d’une seule voix et sans se concerter, Kate et Kim se récrièrent qu’il en était hors de question. Kim parla de pouvoir de détection et déclara qu’il était temps de faire la lumière sur ce que contenait cette fichue boîte de…shortbread ! s’écria Kate, que le mot de sa grand-mère foudroya comme un éclair.

Kim s’employa à gratter le sel et le sable accumulés sur le gros bloc de papier cartonné mais n’en décolla que quelques malheureuses paillettes, lesquelles ne se détachèrent que parce que de grosses gouttes de sa sueur tombèrent dessus. Endurante au mal, elle eut l’idée d’approcher la bouilloire et, grâce au jet de vapeur, réussit à décoller de bonnes portions de croûte. Un livret se détacha du bloc. Sur ce qui devait être sa première page, on devinait une lettre qui semblait être un H ou un K. Grande et grasse. Sur quoi Jake s’exclama :  Voilà, je le savais, c’est un K !  Devant sa sœur quasiment liquéfiée, il repartit dans sa chambre en claironnant qu’on pourrait bientôt patauger dans la famille comme dans une flaque et qu’il ne voulait pas voir ça. Il irait s’installer chez son ami Peter, d’autant qu’il en avait assez de vivre nu, qu’il n’était pas un enfant sauvage et que, dans cette famille, personne ne l’écoutait jamais.

Kim obtint de ses efforts qu’un deuxième puis un troisième livret se détache, avec chaque fois sur toute la hauteur de la première page, un K bien sombre, bien épais. Elle dut admettre que c’était bien un K. Elle vint à bout du bloc tout entier et se retrouva avec une main de douze livrets tout gondolés et de douze lettres K d’un alphabet monomaniaque.

Sa mère et elle les contemplèrent comme si elles étaient cernées. Pour alléger l’atmosphère, Kate suggéra que c’était sans doute des carnets de recettes de sablés et se souvint de noms de fabricants fameux comme Kolnider, Kidousher ou Kusher, quelque chose comme ça, ceux qu’apportait sa grand-mère le vendredi. Ne l’écoutant que d’une oreille, Kim resta concentrée sur son énigme. Les jours suivants, elle fit bouillir plus d’eau et récolta encore plus de vapeur pour faire céder les pages collées des livrets. Son père s’inquiétait de la voir fondre avec le sel et le sable mais sa mère la laissait faire. Des pages cédèrent desquelles tombèrent des mots inattendus comme temple, moderne, solution, disparition, Spinoza, puis, de très nombreuses fois, shosa, ou shoa, de presque chaque page. Kim écartait de plus en plus l’idée qu’il puisse s’agir de carnets de recettes à moins que Spinoza ne soit le nom d’un pâtissier, solution un mode de cuisson, et shoal’avatar de shortbread.  A force de mastication, les mots se transforment, expliquait Kate, on part de shortbread puis on a shortbrea’shortbr’a’, sho’tbr’a’, sho’t’r’a’, sho’’’r’a’ et, pour finir, ça donne sho’’’’a’ ! Le temps, lui, mâche ses mots, conclut-elle en souriant, il les broie.  Je ne sais pas, dit Kim qui se demandait comment éplucher encore davantage les feuillets pour qu’ils rendent leurs secrets. Restons-en là, lui dit sa mère en constatant que les livrets exhalaient d’étranges vapeurs et que, bientôt, ils partiraient en fumée avec leurs secrets, pensa-t-elle, ce qui n’était finalement pas pour lui déplaire. Et puis Jake avait raison, Kim était devenue l’ombre d’elle-même et n’avait plus que la peau sur les os, une peau rouge et affreusement irritée.

Mais c’était sans compter avec la bonne volonté de Colin qui, las de se sentir coupé des siens, décida une nuit qu’il contribuerait à l’histoire en confectionnant secrètement les sablés que Kate aimait tant. Il se leva vers trois heures du matin, consulta divers sites de cuisine et, au petit déjeuner, il accueillit son épouse en lui montrant le monticule doré, et déclara : « Tes shoa, ma chérie. »

Kate en fut si émue qu’elle n’osa d’abord y toucher. Mais quand elle prit sa première bouchée, tout un monde leva sous son palais. Un monde où pourtant il n’y avait ni sa grand-mère, ni sa maison de Gants Hill, rien, mais des temps plus anciens, où les créatures semblaient avancer telles de petites lettres K, tantôt fières, tantôt menacées. Elles rougeoyaient dans le lointain, crépusculaires, s’imprimaient dans sa chair, brûlaient dans l’éternité. Le visage de Kate s’assombrit. Elle cessa de manger et la bouche pleine de ce qui serait, elle le jura, son dernier shoa, elle se contenta de marmonner, hébétée : K comme quoi ? K comme moi ?

Colin en fut tout dépité. Il fit les cent pas, posa des questions mais, sans discontinuer, Kate répétait, K comme moi, l’air absorbé par des visions qu’il aurait tout donné pour partager. Qu’est-ce qui se passe, Kate, raconte-moi ! Dis-moi ! Mais plus il insistait, plus elle semblait, sans bouger, voyager dans des contrées interdites, inaccessibles. Puis tout doucement elle commença à se balancer d’avant en arrière et Colin, désespéré, en conclut que jamais il ne pourrait la sauver de son enfer.


Nathalie Azoulai, mars 2021.

Nathalie Azoulai est l’auteur de neuf romans dont Les Manifestations (2005), Titus n’aimait pas Bérénice (éditions POL, prix Médicis 2015) et Juvenia (Stock, 2020).

K.



dimanche 29 septembre 2024

Etgar Keret / Israël en 600 mots maximum

 


Etgar Keret


Etgar Keret : Israël en 600 mots maximum

Peut-on raconter l’histoire du conflit israélo-palestinien « en 600 mots maximum », comme le rédacteur en chef d’un média américain l’avait demandé à l’écrivain israélien Etgar Keret ?  Aujourd’hui, ce dernier dit se sentir incapable d’écrire. Quoique… En introduisant comme il le fait aujourd’hui un texte – de 600 mots – écrit hier, il y a 22 ans, il rend compte, au « milieu de la détérioration » dont nous sommes les contemporains, de la permanence du sentiment d’être incompris aussi bien par les Israéliens que les Palestiniens.


Plus ça change, plus c’est la même chose. 

Depuis le 7 octobre, je me sens incapable d’écrire. Pour moi, l’écriture est un état durant lequel on se libère brièvement de l’emprise étouffante de la rationalité et on laisse parler ses tripes, mais depuis que cette guerre a éclaté, mes tripes ne parlent plus. Ce n’est pas que je ne ressente rien. En fait, je ressens trop de choses, tout le temps. Mais ce que je ressens — tristesse, fureur ou solitude — ne mène nulle part. Et lorsque leurs tripes se taisent, les gens comme moi ne peuvent plus rien écrire de valable. Ma tête est pleine d’émotions brutes et de bribes d’informations, de choses dont je dois me souvenir pour pouvoir contredire la prochaine personne me faisant valoir que le Hamas est une organisation de résistance légitime ou a contrario que tous les Palestiniens de Gaza sont des partisans du Hamas et donc des cibles légitimes. Mon cerveau renferme beaucoup de bonnes réponses à de mauvaises questions et quelques souvenirs fragmentaires de mes rencontres bouleversantes avec des enfants et des adultes dont le monde s’est écroulé le 7 octobre. En dehors de cela, pas grand-chose… 

Alors que je cherchais désespérément l’inspiration, je suis tombé sur mon premier billet d’opinion écrit pour un média américain. C’était il y a 22 ans, pendant la deuxième Intifada. Le sympathique rédacteur en chef de la section culturelle de l’hebdomadaire en question m’avait expliqué que ses lecteurs s’intéressaient beaucoup au Moyen-Orient, surtout depuis le 11 septembre, mais qu’ils ne connaissaient pratiquement rien de la région. « Ce serait formidable », avait-il suggéré, « si vous pouviez un peu leur expliquer l’histoire du conflit, les réalités géopolitiques et humaines actuelles, et peut-être ajouter une ou deux réflexions personnelles sur l’avenir du conflit et les solutions envisageables. Le tout, si possible, en 600 mots maximum. ». 

C’était une occasion rare de publier quelque chose dans un magazine américain, et je l’avais saisie à bras-le-corps. Plus de 22 ans sont passés depuis et la situation au Moyen-Orient ne cesse de se compliquer. Le Hamas, désormais proxy de l’Iran, s’est encore radicalisé ; Israël a imposé un blocus à la bande de Gaza, la transformant pratiquement en une gigantesque prison ; les cycles de violence sont devenus de plus en plus féroces. Mais au milieu de cette détérioration, une chose reste constante : le monde aspire toujours naïvement et sincèrement à comprendre la folie meurtrière qui règne dans ma partie du monde, et je suis toujours là pour essayer d’expliquer de mon mieux notre réalité insaisissable, si possible en 600 mots maximum. 

*

Selon ma mère, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est une nation dépourvue d’État. Ma mère sait vraiment de quoi elle parle. Après tout, elle a vécu la Shoah, assisté à la destruction de sa maison en Pologne, perdu sa mère, son père et son petit frère et fini par se retrouver ici, sur la terre d’Israël, son pays, la terre qu’elle a juré de ne jamais quitter. 

Selon mon ami palestinien Ghassan, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est une nation vivant sous occupation. Non, il n’a pas vécu la Shoah et toute sa famille est en vie, Dieu merci, du moins pour le moment. Mais il en a soupé des barrages routiers tenus par les soldats israéliens. « Parfois, on passe le checkpoint en une seconde ou deux, mais parfois, quand ils s’ennuient, ils peuvent vous amener à croire que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ils vous forcent à attendre des heures au soleil sans raison, juste pour vous humilier. La semaine dernière, ils m’ont confisqué deux paquets de Kent simplement pour le plaisir. Un jeune de 18 ans au visage bouffé par l’acné, un fusil à la main, s’est tout simplement pointé pour me les prendre ». 

Selon Adina, la voisine du dessous, je ne pourrai jamais comprendre ce qu’est la perte d’un être cher dans un attentat-suicide. « Aucune mort ne peut être plus dénuée de sens que celle-là », dit-elle. « Mon frère est mort pour deux raisons : parce qu’il était israélien et parce qu’il avait envie d’un expresso au milieu de la nuit. Si vous pensez à des raisons plus stupides de mourir, faites-le-moi savoir. Et il n’y a même pas quelqu’un à qui s’en prendre. Après tout, le type qui l’a tué est déjà mort lui-même, parti en miettes ». 

Selon ma mère nous n’avons pas d’autre endroit où aller, peu importe où nous irons, nous serons toujours des Juifs étrangers et haïs. Selon Ghassan, mon pays — l’État d’Israël — est une entité allogène et étrange dont il n’existe aucun autre exemple de par le monde. Il est planté là, en plein Moyen-Orient et prétend être au cœur de l’Europe. Il participe chaque année à l’Eurovision, envoie régulièrement une équipe de football aux matchs de Coupe d’Europe et ne réalise toujours pas qu’il est situé au cœur d’une région désertique où règne une mentalité moyen-orientale qu’il refuse d’admettre. Selon Adina, nous vivons en sursis ; chaque fois qu’elle voit des enfants palestiniens se déchaîner et distribuer des bonbons après un attentat terroriste, elle pense à la façon dont ces enfants vont grandir. À son avis, je devrais donc arrêter de raconter toutes ces bêtises à propos de la paix. 

Ma mère, Ghassan et Adina s’accordent cependant sur un point : ils sont tous persuadés que je ne peux absolument pas comprendre ce qui se passe dans leur tête. 

Pourtant, je suis plutôt doué pour comprendre ce qui se passe dans la tête des autres, surtout quand les temps sont durs. J’arrive même à en vivre. Toutes sortes de publications étrangères m’appellent et me demandent d’expliquer, si possible en 600 mots maximum, ce que pensent les gens en Israël. 

Dommage que je ne puisse pas inventer de nouvelles pensées pour eux aussi, des pensées un peu moins angoissées, un peu moins haineuses. Des pensées plus positives, optimistes, concises, pas plus de 600 mots.


Etgar Keret

Etgar Keret, né en 1967 à Ramat Gan, est un écrivain, scénariste de bande dessinée et cinéaste israélien. Il est notamment l’auteur de ‘Pipelines’, Actes Sud, 2011;  de ‘Sept années de bonheur, chroniques intimes’, Éditions de l’Olivier, 2014 et d »Incident au fond de la galaxie’, Éditions de l’Olivier, 2020.

 

Nous remercions Etgar Keret de nous avoir proposé de traduire ce texte en français. Il est d’abord paru en anglais le 31 octobre 2023 dans Alphabet Soup, son bulletin en ligne.

Publié pour la première fois dans LA Weeklyle 7 décembre 2001 

K.


vendredi 27 septembre 2024

Ishikawa Takuboku / Un auteur qu’on oublie difficilement

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Ishikawa Takuboku, personnage principal du manga « Au temps de Botchan » de Jiro Taniguchi et Natsuo Sekikawa (Seuil)


Un auteur qu’on 

oublie difficilement

par Odile Hunoult
1 mai 2017


En trente-huit ans, Le jouet triste est le quatrième recueil d’Ishikawa Takuboku publié aux éditions Arfuyen, après Ceux qu’on oublie difficilement (1979, traduit par Alain Gouvret et Yasuko Kudaka), Fumées et L’amour de moi (1989 et 2003, traduits par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard) [1]. Trente-huit ans : une durée nettement plus longue que la vie du poète. Et pourtant, malgré ce goutte-à-goutte, oui, Takuboku, on l’oublie difficilement. Une étrange persistance sur la rétine.


Ishikawa Takuboku, Le jouet triste. Trad. du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret. Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, de Toki Aika, et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku. Arfuyen, coll. « Neige », 97 p., 14 €


Né en 1886, Ishikawa Takuboku meurt de tuberculose le 13 avril 1912, huit ans après Tchekhov et quelques heures avant le naufrage du Titanic. Il a vingt-six ans, autant dire que c’est un homme du XIXe siècle. Pourtant, absolument rien, même obliquement, n’indique au lecteur d’aujourd’hui ce décalage de cent ans. Est-ce l’intemporalité du Japon vu depuis notre Europe de l’Extrême-Ouest (le milieu de l’Europe géographique est, dit-on, situé quelque part en Lituanie) ? De si loin, l’angle ne peut être qu’aigu, écrasant les reliefs.

La forme de ces cent quatre-vingt-quatorze poèmes est intemporelle : le tanka, trente et une syllabes pour tout un monde de pensée. C’est le génie du lieu, faire tenir un monde dans presque rien, comme le « suichuka », papier comprimé qui se développe dans l’eau, et sert de comparaison à Proust pour sa trop fameuse madeleine. Bizarrement, on est moins désorienté par le tanka, familier à nos oreilles, et qui est bien ce qu’on attend d’un poète japonais, que par le contenu. Le paradoxe veut que, quoiqu’on soit de plain-pied avec cette poésie grinçante, cruelle, plus violente encore par sa densité et sa compression, pourtant elle nous déstabilise, parce qu’en effet ce n’est pas ce qu’on attend. Qu’est-ce qu’on en attend d’ailleurs ? Un esthétisme, l’extrême délicatesse des accords ou désaccords entre le cœur et les saisons, le hiératisme, la sagesse ? Eh bien, non. Serait-ce que tout cela n’existe que dans notre imaginaire obstiné ? On pourrait parler d’occidentalisme – ou d’occidentalité – de Takuboku, mais de même qu’il est impossible à situer dans le temps il est impossible à situer dans l’espace.

C’est un frère en poésie de Jules Laforgue, mort lui aussi très jeune, en août 1888, à vingt-sept ans, et lui aussi de la tuberculose, deux ans et demi après la naissance de Takuboku. Ils partagent le même pessimisme, mais Laforgue, si tragique, reste plein de légèreté et d’humour. Ici, c’est sans échappatoire. Le minimalisme du tanka concentre la noirceur. Sa brièveté acère, accélère, le pessimisme : des balles bien ajustées dont le poète est lui-même la cible, et pourtant c’est le lecteur qui est atteint.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Le jouet triste, paru en juin 1912, est posthume. À la poignante nostalgie de Ceux qu’on oublie difficilement, au malaise, au mal-être, à la rage même de L ‘amour de moi, ici se surajoute la maladie. C’est une sorte de journal poétique, le journal d’un homme menacé, puis hospitalisé, puis revenu mourir chez lui : souffrances (physiques), soins, visites, souvenirs, instants saisis, pensées fugitives, retours sur sa vie. Tout est gonflé de non-dit, signifié de biais, « en biseau » dirait Anna Akhmatova, et résonne d’autant plus : par exemple, la main de l’infirmière qui lui prend le pouls, selon qu’il la sent tiède ou froide, lui indique si sa fièvre à lui est montée. Chacun des tankas cisèle un de ces petits signes, du plus physiologique comme celui dont on vient de « déplier » un des sens, au plus intime. Ils suivent le flux intérieur, son instabilité, son tremblement, d’autant plus labile et sensitif que la maladie affaiblit les rênes de la raison. Rares sont les recueils de poésie qui donnent cet effet de suspense. Suspense paradoxal : les poèmes sont précédés de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, préface due au premier éditeur, son ami Toki Aika, à qui Takuboku avait confié le manuscrit cinq jours avant de mourir. On sait donc à quoi s’en tenir. Mais, comme dans Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez, malgré ce qu’il sait depuis le début, le lecteur est pris, il lit pour savoir la suite… et la fin. Pourtant, il la connaît, la fin, comme Takuboku. Lente et inexorable. De sursauts en lâcher-prise.

Le recueil est bilingue. Bien sûr, peu de lecteurs liront le texte original. Mais la disposition verticale de l’écriture japonaise permet une mise en page très graphique, enfermant le texte français sur la double page verso-recto entre deux coulées de caractères, fragiles comme des rideaux. Cela contribue à l’effet d’isolement dans une chambre de malade. Le livre se termine par un fragment d’un essai de 1910, Diverses choses sur la poésie. Toki Aika y a puisé en 1912 le titre du recueil. Surtout, le poète y livre, de la façon la plus directe, ce par quoi, contre quoi et pour quoi se construit son œuvre. « Si le rythme traditionnel ne correspond pas à nos sentiments, pourquoi faudrait-il s’interdire de l’enfreindre ? Si la contrainte de trente et une syllabes [qui règle le tanka] apparaît inadaptée, pourquoi ne pas la transgresser […] ? Il est bon de chanter ce qui nous inspire sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie – cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée – cela ne périra pas ». Ces règles font partie « des choses minimes » sur lesquelles il est possible d’agir, comme « sur la table la place de la pendule, du nécessaire d’écriture et de l’encrier » – Takuboku est effectivement considéré au Japon comme le premier poète à faire évoluer la tradition, en introduisant par exemple la ponctuation occidentale.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Mais cela va bien au-delà. Il continue : « Toutes les autres choses, ce qui me pèse vraiment, ce qui m’est douloureux, se peut-il que je n’aie sur elles aucune capacité d’action ? En réalité, je dois plutôt les endurer et m’y soumettre, il me faut continuer de mener cette double vie insupportable, car il n’y a pas dans ce monde d’autre manière de vivre. J’ai beau me fournir toutes sortes de justifications, mon existence a bel et bien été sacrifiée à l’ordre familial, au système de classe, au capitalisme et à la commercialisation du savoir qui actuellement nous gouvernent. » Loin d’être un laisser-aller, la liberté que prend Takuboku à l’encontre des règles de la poésie traditionnelle est au contraire une tension, le signe et le noyau irréfragable de sa liberté intérieure et pour tout dire de son existence. Jeu triste, sans doute, mais qui engage tout le reste. Subsiste une énigme. Est-ce vraiment sa liberté intérieure infusée dans la nouveauté formelle qui rend Takuboku si novateur, sinon unique ? Qu’est-ce qui explique alors, pour le lecteur français qui ne peut mesurer la poésie de Takuboku à cette aune, qu’on en ressente à ce point la tension ?


  1. Ces trois recueils constituent trois des parties de l’œuvre poétique parue au Japon en 1910 sous le titre Une poignée de sable, comprenant 551 tankas. Une poignée de sable a paru aux éditions Philippe Picquier en 2016, dans la traduction d’Yves-Marie Allioux.





mardi 24 septembre 2024

Yoko Ono / Artiste révolutionnaire et longtemps incomprise

 



Les légendes vivantes du Japon

Yoko Ono : artiste révolutionnaire et longtemps incomprise


Kusumi Kiyoshi 

01 / 11 / 2017

Pendant de nombreuses années, la carrière d'artiste engagée de Yoko Ono a été éclipsée par l’influence qu’on lui a attribuée dans la séparation des Beatles. Mais le regard porté sur sa vie et sa carrière évolue aujourd'hui. Le critique d'art Kusumi Kiyoshi analyse dans cet article le récent regain d'intérêt pour cette légende japonaise longtemps méconnue.

dimanche 22 septembre 2024

Hachikô, chien fidèle

 

Le b.a.-ba du Japon

Hachikô, chien fidèle

10 / 11 / 2023

La statue de Hachikô que l’on peut voir devant la gare de Shibuya, à Tokyo, a été érigée à la mémoire du chien le plus célèbre du Japon. Connu pour son exceptionnelle loyauté, il a attendu fidèlement pendant près de dix ans le retour de son maître, décédé. Le 10 novembre 2023 marque le centenaire de la naissance de « Hachi ».

samedi 21 septembre 2024

Le chien Akita est presque aussi important que Tokyo !

 

Le chien Akita est presque aussi important que Tokyo !

29/12/2018

Si Tokyo se place bien sûr au premier rang pour le nombre de recherches sur Internet, la capitale nippone est suivie de très près par la préfecture d'Akita.

vendredi 20 septembre 2024

La pandémie de grippe espagnole au Japon sous le regard de la poétesse Yosano Akiko


La pandémie de grippe espagnole au Japon sous le regard de la poétesse Yosano Akiko

 

Janine Beichman 

18 / 08 / 2020


Au tout début du XXe siècle, Yosano Akiko a réussi à se faire une place dans l’histoire de la littérature japonaise. En dehors des multiples recueils de poèmes qui l’ont propulsée au premier rang de la scène littéraire, elle a écrit une série de textes remarquables sur l’épidémie de grippe survenue au Japon aussitôt après la Première Guerre mondiale. Un témoignage instructif particulièrement d’actualité avec la crise sanitaire.


La « poétesse de la passion » 

En 1915, Yosano Akiko (1878-1942), la poétesse japonaise la plus célèbre du XXe siècle, a composé un poème intitulé From an Old Nest (« Du fond d’un vieux nid ») qui pourrait curieusement servir d’ode aux mois de confinement que nous venons de vivre.

Du fond d’un vieux nid

Tempêtes dans le ciel, ne m’invitez pas à vous suivre dans votre errance sans but, de ci de là, franchissant les montagnes et ravivant les champs –

Je suis si terre à terre que je ne le supporterais pas.

Parfums de fleurs sauvages, ne bruissez pas pour moi.
Si je devais me transformer en senteur florale
Ce serait pour parfumer le temps, l’espace d’un instant –

Avant de disparaître à jamais.

Oiseaux dans les arbres, ne chantez pas pour moi.
Vous qui êtes nés avec des ailes, vous volez
De branche en branche

En chantant de fleur en fleur.

Tout, absolument tout vous détourne de moi.
Je repose dans le nid du premier amour,
répétant encore et encore avec ma petite voix

le murmure qui ne change jamais.

Yomiuri Shimbun, 25 juillet 1915. « Vêtement de danse » (Maigoromo), 1916

La fin du poème nous réserve une véritable surprise. Le « vieux nid » est remplacé non pas par un « nouveau » comme on pourrait s’y attendre, mais par celui « du premier amour » Pourquoi ? L’amour survit au temps. Yosano Akiko en a toujours été convaincue, même dans les moments les plus difficiles de son mariage. Par ailleurs, que veut-elle dire par « murmure qui ne change jamais » ? S’agit-il de mots d’amour ou d’autre chose ? Quelle que soit la réponse, son poème nous rappelle qu’après tout, on peut avoir des raisons d’aimer rester chez soi. Il y a en effet des choses que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

Une féministe engagée

Le ton romantique et inspiré de ce poème met en lumière une des facettes les plus remarquables de la personnalité de Yosano Akiko. Mais il ne faut pas oublier que la « poétesse de la passion » a été aussi la mère de treize enfants dont onze ont atteint l’âge adulte ainsi qu’une écrivaine engagée, auteur d’un nombre impressionnant d’essais souvent consacrés à la cause des femmes. Elle s’est notamment illustrée à l’occasion du débat sur la protection de la maternité qui s’est tenu au Japon entre 1918 et 1919.

À cette occasion, elle a publié de nombreux articles dans des revues à grand tirage avec ses amies féministes Hiratsuka Raichô (1886-1971), Yamakawa Kikue (1890-1980) et Yamada Waka (1879-1957). Au même moment, elle a commencé à faire paraître - dans le « Journal du commerce de Yokohama » (Yokohama bôeki shimbun), un des journaux progressistes de l’époque, une série de textes sur la pandémie de la grippe espagnole qui a fait des dizaines de millions de victimes à travers le monde à l’issue de la Première Guerre mondiale.

L’épidémie de « grippe espagnole » au Japon

Entre 1918 et 1921, le virus de la « grippe espagnole » a contaminé quelque 500 millions de personnes à travers le monde et il en a tué entre 17 et 50 millions, et peut-être même 100 millions si l’on en croit certains spécialistes. En clair, il s’est avéré plus meurtrier que la Première Guerre mondiale qui a pourtant fait plus de 20 millions de morts.  Au Japon comme ailleurs, il est impossible d’avoir des chiffres exacts à ce sujet, mais on estime que 42 % de la population de l’Archipel a été infectée et que le nombre des décès se situe autour de 400 000. L’épidémie a comporté trois vagues successives, à des dates légèrement différentes en fonction des pays. Au Japon, la première vague a eu lieu entre août 1918 et juillet 1919, la seconde, la plus virulente, entre octobre 1919 et juillet 1920, et la troisième, de juillet 1920 à juillet 1921.

En novembre 1918, au moment du pic de la première vague, Yosano Akiko a publié un article intitulé « Écrit depuis mon lit, avec la grippe » (Kanbô no toko kara) alors que dix autres des treize membres que comptait sa famille étaient affectés par le terrible virus. La première moitié du texte est consacrée à l’épidémie. D’après Yosano Akiko, la propagation de la grippe dans le monde entier était inévitable en raison des progrès des moyens de transports. D’autant que le degré élevé de contagiosité du virus était tout à fait inédit. La vitesse à laquelle une simple fièvre pouvait se transformer en pneumonie suivie d’une mort brutale prouvait à elle seule qu’il fallait absolument prendre des mesures pour enrayer sa diffusion.

La poétesse japonaise explique ensuite que, malheureusement, la tendance des habitants de l’Archipel à fermer les yeux au lieu de regarder les choses en face n’a fait qu’aggraver le problème. « Pourquoi », s’insurge-t-elle, « le gouvernement n’a-t-il pas ordonné, à titre de mesure préventive, la fermeture des lieux où un grand nombre de personnes se côtoient de très près, notamment les épiceries, les écoles, les salles de spectacle, les usines et les expositions importantes ? » Elle stigmatise le manque de vigueur et de réactivité des autorités ainsi que de graves négligences au niveau de la distanciation sociale et de la limitation des rassemblements, inadmissibles au XXe siècle.

Après quoi, elle rappelle le point de vue des médecins selon lesquels la grippe se manifeste par une forte fièvre suivie d’une pneumonie qui provoque la mort du patient. Le traitement qui s’imposait était donc un antipyrétique destiné à faire tomber la température. Mais il avait malheureusement le défaut d’être trop coûteux pour les pauvres. Yosano Akiko demande donc que le secteur public et le secteur privé collaborent pour rendre ce type de médicament accessible à toute la population. Et elle conclut d’une façon bien à elle en faisant un parallèle entre les classiques chinois et ses convictions démocratiques modernes.

« Jean-Jacques Rousseau n’a pas été le premier à plaider en faveur de l’égalité. Confucius avait affirmé bien avant lui ‘Ce n’est pas la pauvreté que je déplore, mais l’inégalité’. Et dans le Vrai classique du vide parfait (Lie zi), il est dit que ‘L’idéal sous le Ciel, c’est l’égalité’. Etant donné les nouveaux principes éthiques qui sont les nôtres aujourd’hui, je pense qu’il est vraiment insensé de priver certains de nos semblables du meilleur traitement et de leur infliger encore plus de souffrances et d’inquiétudes sous prétexte qu’ils sont pauvres.


Un manque flagrant de réactivité de la part des autorités

Yosano Akiko a ensuite évoqué la pandémie de grippe du début du XXe siècle dans « Pensées et impressions » (Oriori no kansô), publié le 12 février 1919. À l’époque, les effets de la première vague avaient commencé à diminuer avec toutefois un léger rebond. « La pandémie est de retour », affirme-t-elle en racontant comment elle a été contaminée à deux reprises avec son mari – Yosano Tekkan (1873-1935) – l’année précédente, alors que leurs enfants l’ont été l’un après l’autre.

Elle dénonce la situation déplorable de l’hygiène en milieu urbain, notamment dans les tramways bondés « comme des boîtes où l’on contamine de force les gens », avec « des poignées en cuir répugnantes » qui ne sont jamais désinfectées. Elle s’en prend aussi à l’état sanitaire déplorable des écoles, où il n’y a ni chauffage adéquat, ni lavage des mains, ni gargarismes. Elle déplore l’absence totale d’intérêt du ministère de l’Éducation pour ce genre de questions et avoue que, bien qu’elle soit favorable aux écoles maternelles – une innovation pour l’époque –, elle préfère que ses enfants en âge d’y aller restent à la maison.

Yosano Akiko (1878-1942), la poétesse japonaise la plus célèbre du XXe siècle. Cliché non daté. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale japonaise)
Yosano Akiko (1878-1942), la poétesse japonaise la plus célèbre du XXe siècle. Cliché non daté. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale japonaise)

L’omniprésence de la mort

Entre octobre 1919 et juillet 1920, le Japon a été la proie d’une seconde vague de grippe qui a culminé à partir de la mi-janvier. Ce pic de l’épidémie a duré trois semaines. Si le taux de contamination s’est avéré moins élevé que précédemment, celui de la mortalité a nettement grimpé tant et si bien que la crise sanitaire a fait à nouveau la une de la presse. C’est dans ce contexte que Yosano Akiko a publié un texte intitulé « La peur de la mort » (Shi no kyôfu), le 25 janvier 1920.

Contrairement aux deux articles précédents qui traitaient de questions d’ordre pratique et médical, « La peur de la mort » est entièrement consacré aux effets psychologiques de la pandémie. « En voyant les ravages provoqués par le virus et des gens en pleine santé tomber malades et mourir en l’espace de cinq ou sept jours, on en vient à penser à la précarité de l’existence et à la mort elle-même.

En temps normal, on considère que la vie va de soi et on se soucie seulement d’en profiter le plus possible. Mais à l’heure actuelle, nous sommes terriblement sensibles à l’impermanence des choses, comme les adeptes du bouddhisme. La peur de la mort en est même arrivée à occuper une place plus importante dans notre conscience que la quête obsédante de leur pitance pour ceux qui sont obligés de travailler pour survivre que ce soit avec leur esprit ou avec leur corps. »

L’intensité du texte atteint son point culminant quand Yosano Akiko écrit : « À présent, nous sommes entourés de toutes parts par la mort. Chaque jour, quatre cents personnes meurent rien qu’à Tokyo et Yokohama. Demain, ce sera peut-être notre tour. Mais je veux combattre le mieux possible cette mort contre nature, et ce jusqu’au bout, en brandissant bien haut l’étendard de la vie. »

Pour conclure, la poétesse affirme « J’ai fait l’expérience de la peur de la mort en accouchant et face à l’épidémie de grippe actuelle. Et c’est dans ces moments-là que j’ai senti la profondeur de mon désir de vivre non pas pour moi-même mais pour mes enfants que je dois élever. Quand les êtres humains deviennent des parents, leur attachement à la vie prend une toute autre dimension et une nouvelle coloration. L’amour pour ceux qui sont issus de leur propre corps inclut celui l’humanité toute entière. »

Des méthodes pour combattre la grippe complètement d’actualité

En octobre 1920, pendant la troisième vague de grippe qui s’est abattue sur le Japon de juillet 1920 à juillet 1921, Yosano Akiko s’est à nouveau exprimée à ce propos dans un texte intitulé « Hygiène et traitements » (Eisei to chiryô). De toute évidence, elle avait pris conscience qu’il était inutile de demander au gouvernement d’en faire plus, même si de son point de vue, son action était loin d’être suffisante. Dans « Hygiène et traitements », elle s’intéresse uniquement à ce que les individus peuvent faire pour eux-mêmes et leur famille. Elle pense que ce type d’épidémie est fait pour durer, ce qui s’est avéré exact.

« La saison où l’ogre effroyable de la grippe se réveille est de retour. »  En écrivant « La peur de la mort », elle s’était promis de tout faire, en tant que personne, pour résister à la maladie. Dans « Hygiène et traitements », elle explique comment elle s’y prend pour y parvenir. Ses méthodes sont d’ailleurs pratiquement les mêmes que celles qui ont cours aujourd’hui.

D’abord, une bonne alimentation, ensuite des gargarismes pour éliminer les toxines, en particulier quand on rentre chez soi après avoir côtoyé des foules. Elle conseille de fournir aux employés des entreprises et des usines des produits pour qu’ils puissent se gargariser régulièrement sur leur lieu de travail. Elle révèle aussi qu’elle a eu droit à des piqûres périodiques prescrites par Ômi Kôzô, son gynécologue et ami de longue date.

À l’époque, la majorité des spécialistes considéraient que les « vaccinations » étaient inutiles, mais Yosano Akiko n’était pas de cet avis. Aucun des membres de sa famille et des patients d’Ômi Kôzô n’ayant été victime de la grippe, elle est même allée jusqu’à donner l’adresse de la clinique de son médecin à ceux qui voulaient se faire vacciner. La grande poétesse japonaise avait indéniablement un côté pragmatique ne serait-ce que dans l’attention extrême qu’elle portait à la santé de sa famille.

Peur de la mort et instinct maternel

Yosano Akiko a abordé le problème de la mort une seconde fois dans un article intitulé « La terreur de la mort » (Shi no kyôi), paru le 12 février 1923. Les journaux de l’époque contenaient, semble-t-il, plus d’avis de décès et de notices nécrologiques que de coutume. Un médecin qu’elle connaissait lui avait d’ailleurs affirmé que le virus de la grippe sévissait encore.

Les enfants de Yosano Akiko ont été affectés l’un après l’autre par de la fièvre et de la toux. Sa famille a ensuite appris qu’un neveu de son mari, qui faisait des études de médecine à Berlin, avait succombé à une pneumonie la veille de son retour au Japon. Le jeune homme qui avait moins de trente ans était mort en un rien de temps. Touchée au vif par la précarité de la vie, Yosano Akiko a eu l’impression que ses enfants eux-mêmes étaient menacés.

Un an plus tôt, le calme et le renoncement avec lequel son ami le grand romancier Mori Ôgai (1862-1922) avait accueilli la mort, avait pourtant rempli la poétesse d’admiration. Les gens de sa trempe « ne craignent pas la mort comme les autres. Quand elle arrive, ils meurent aussi simplement que s’ils rentraient chez eux », avait-elle déclaré.

Mais Yosano Akiko ne se sentait pas capable d’une pareille équanimité. Elle considérait qu’elle faisait partie des « gens ordinaires » (bonjin) qui ressentent une vive inquiétude face à la mort. Elle conclut son texte en utilisant le même argument qu’en 1920, dans « La peur de la mort ». En tant que parent, « je ne peux pas me permettre de mourir ». « Je suis une mère de famille et à ce titre, je combattrai la mort jusqu’à mon dernier souffle sans avoir la moindre honte de me comporter en lâche. »

Le grand écrivain Mori Ôgai (1862-1922) est mort en 1922, à l’âge de 60 ans. La photo ci-dessus a été prise six ans plus tôt, en 1916. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)
Le grand écrivain Mori Ôgai (1862-1922) est mort en 1922, à l’âge de 60 ans. La photo ci-dessus a été prise six ans plus tôt, en 1916. (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque de la Diète nationale)

Mais le message de Yosano Akiko dans « La terreur de la mort » ne s’arrête pas là. Plus haut dans le texte, elle évoque la crainte que lui inspire habituellement la mort et qu’elle attribue à son âge (45 ans), à la fréquence des accidents vasculaires cérébraux dans sa famille et au fait que ses deux parents sont décédés d’une hémorragie cérébrale. Elle raconte que lorsqu’elle apprend la disparition de quelqu’un, elle « se met à trembler comme s’il s’agissait d’un présage » de son propre trépas. « J’ai l’impression que mon cœur fond comme une neige légère. » Toutefois ajoute-t-elle, « une sorte de défi et de courage finit par émerger des profondeurs de mon âme terrifiée et déprimée par la mort. Je ne peux pas mourir. Quoi qu’il advienne, je dois vivre. »

Une force vitale profonde

La réaction de la poétesse face à la mort s’explique peut-être par la présence de ses enfants. Mais il y a aussi chez elle une forme d’audace et de courage, une sorte d’énergie vitale irrationnelle qui est une réponse à la terreur que lui inspire la mort et dont elle ne cherche même pas à comprendre l’origine. Bien que ce soit la seule fois où elle y fasse allusion dans ses écrits sur la pandémie de grippe espagnole, ce comportement semble correspondre beaucoup plus à sa nature profonde que tous les autres qu’elle peut invoquer.

Dans le monde où vivait Yosano Akiko, les maladies contagieuses, notamment le choléra et la tuberculose, étaient monnaie courante et les gens mouraient plus souvent chez eux qu’à l’hôpital. Elle a dû voir la mort de près, probablement dès l’âge de neuf ans, quand sa grand-mère paternelle qui vivait sous son toit a rendu son dernier soupir. D’après ce qu’elle dit dans « Mon enfance » (Watakushi no oitachi), c’est alors qu’elle a pris conscience de l’existence de la mort et qu’elle a commencé à en avoir peur.

Dans « Un matin » (Aru asa), elle avoue qu’une fois adolescente, la crainte de mourir est devenue une véritable obsession pour elle, obsession qui a fini par se transformer en une attirance secrète. Ce côté obscur de sa personnalité a disparu lorsqu’elle a découvert la poésie et l’amour et que sa vie est devenue ce qu’elle appelle elle-même « une danse, celle des flammes de mon existence. Il me faut danser sans honte cette vie de douleur, de violence, d’amour et de bonheur. Nouvelle danseuse, je veux m’élancer en tourbillonnant dans la libération de l’existence. »

Eros et Thanatos

Mais Yosano Akiko n’en a pas moins gardé une conscience aigüe de la présence de la mort, tapie derrière la vie, conscience qui se manifeste sous la forme tantôt d’une peur tantôt d’une attirance. Dans son œuvre aussi bien poétique qu’en prose, elle a évoqué ses multiples grossesses et ses accouchements comme autant de confrontations avec la mort qui ont abouti à une renaissance pour elle. La terreur de la mort de Yosano Akiko va indéniablement de pair avec un ardent amour maternel. Quand elle était malade, elle a écrit des poèmes dans lesquels elle souhaite en finir et mourir et d’autres où elle rêve d’un monde merveilleux après la vie.

Mais dans le même temps, au moment de choisir, la mort est toujours contrecarrée par une mystérieuse énergie vitale surgie du plus profond d’elle-même, une force étrange et bienfaisante qu’elle ne peut expliquer. Le va et vient permanent entre les deux pulsions à la fois contraires et complémentaires que constituent la vie et la mort, la création et la destruction, et Eros et Thanatos, est omniprésent dans l’œuvre de Yosano Akiko et il fait toute sa force.

(Photo de titre : des étudiantes japonaises équipées d’un masque pour les protéger du virus de la grippe espagnole, en février 1919. © Mainichi Shimbun/Aflo)

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