Lucas Arruda, Untitled (from the Deserto-Modelo series), 2022. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de Everton Ballardin
En conversation
31 août — 5 oct. 2024 à Mendes Wood DM à Paris, France
Mendes Wood DM est fière d’annoncer Amadeo Luciano Lorenzato En conversation, une exposition collective à Paris qui rassemble des œuvres d’Amadeo Luciano Lorenzato et d'artistes contemporains tels que Lucas Arruda, Sanam Khatibi, Patrícia Leite, Paula Siebra, Marcos Siqueira, Erika Verzutti et Castiel Vitorino Brasileiro.
Lorenzato, paint à sa guise
Amadeo Luciano Lorenzato peignait ce qu'il voyait autour de lui. Pendant plus des deux tiers de sa longue vie, il a vécu à Belo Horizonte, capitale de l'État du Minas Gerais au Brésil, près d'où il est né en 1900, de parents immigrés italiens. Il se promenait dans la périphérie de la ville, dessinant les paysages, la lumière et le monde naturel, les environnements urbains et industriels changeants, les architectures vernaculaires, la vie dans les favelas. Réalisées à partir de ses souvenirs de choses vues et esquissées, ses œuvres distillent d'une part des observations pointues d'une expérience sociale urbaine spécifique et sont d'autre part le fruit d'une expérimentation constante de la forme, de la couleur, de l'application de la peinture, du motif et de la composition. Les étoiles se confondent avec les lampadaires, les chemins empruntés par les limaces, les oiseaux, les avions forment des labyrinthes denses de lignes sinueuses, la fumée qui s'échappe des cheminées se transforme en nuages symbolistes aux couleurs vives, les natures mortes s'éparpillent sur la surface de l'image comme des compositions cubistes, paysages et feuillages virent à l'abstraction.
Artisanal, il fabrique ses supports à la main, principalement en bois et en carton, et ses peintures à l'aide de poudres de pigment locales « Xadrez », à base de dioxyde de fer. Une technique singulière consistant à travailler la surface de la peinture avec un peigne permettait à l'artiste de créer des variations de couleur et des striations dans l'impasto, inspirées de ce qu'il avait appris dans son premier métier de peintre décorateur, en exécutant des finitions de marbre ou de grain de bois. Avec des peignes et d'autres outils, il a obtenu des textures suggérant des surfaces murales rugueuses, des effets de lumière sur des champs ou sur des flancs de montagne rocheux, des nuages de pluie s'accumulant sur un ciel blanc et plat. Lorenzato peignait constamment, avec un enthousiasme inébranlable, et était prolifique ; on estime qu'il a produit entre 3 000 et 5 000 peintures, bien que de nombreuses œuvres n'aient pas été documentées. En 1948, lorsqu'il est retourné au Brésil après avoir passé près de trente ans en Italie, il a écrit au dos d'un tableau représentant des papillons dans son jardin: « n'a pas d'école, ne suit pas les tendances, n'appartient à aucune chapelle, peint à sa guise »1.
Ne s'inscrivant jamais dans les cadres établis – « modernisme » ou « primitivisme » par exemple – Lorenzato avait une grande liberté stylistique et expérimentait constamment, ce qui fait qu'il reste inclassable. La puissance de son langage artistique est indéniable et, dans son expression picturale vibrante et dépouillée qui cherche à aller au cœur des choses, on trouve une complexité de réflexion ainsi qu'une grande richesse de références. La célébration de la couleur, la recherche de nouvelles techniques, la rupture avec les conventions artistiques — Lorenzato est de son temps, dans le sens où il absorbe ce qui l'entoure, aussi bien visuellement qu'en termes d'idées, et l'utilise ensuite de manière inédite, avec la liberté de penser et de peindre ensemble des choses qui ne sont généralement pas associées. Son travail transcende les polarités - abstraction/figuration, haut/bas, ancien/nouveau, érudit/populaire, centre/périphérie. Dans ses entretiens, il parle de la peinture de la Renaissance italienne comme d'une source importante pour son travail ; il mentionne Masaccio, Cimabue, Michel-Ange, Léonard de Vinci, mais aussi, plus largement, l'architecture et les fresques des églises. À d'autres moments, il se réfère avec admiration aux peintres de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Cézanne, Courbet, Van Gogh, Monet, Manet)2.
On retrouve dans son œuvre l'étude des volumes et des paysages de Cézanne, les empâtements de Van Gogh, la lumière des Impressionnistes. L'amour de la couleur de Matisse et ses motifs décoratifs sont un autre point de référence important. Il se disait autodidacte, bien qu'il ait suivi quelques cours à l'âge de 25 ans, pendant la période qu'il a passée en Europe de 1929 à 1949. Il a vécu principalement en Italie, mais a également voyagé et a travaillé pendant neuf mois à Paris pour la construction de l'Exposition coloniale internationale de 1931. Ce qui est sûr est qu'il avait une bonne connaissance de l'histoire de l'art européen, gardant à portée de main un exemplaire de Vasari très feuilleté et souligné, mais qu'il était loin du courant dominant du système artistique3. Lorenzato était vraiment contemporain dans le premier sens que le philosophe Giorgio Agamben définit dans son célèbre texte Qu'est-ce que le contemporain? (2008): « La contemporanéité est donc une relation singulière avec son propre temps, qui y adhère et, en même temps, en prend ses distances »4. C'est, selon Agamben, une déconnexion et un déphasage qui caractérisent ceux qui sont véritablement contemporains en étant capables de percevoir et de saisir leur propre temps, précisément parce qu'ils ne se sont pas adaptés à ses exigences et ne coïncident pas avec ses contours.
L'historien de l'art Rodrigo Moura souligne que l'essentiel de l'œuvre de Lorenzato, réalisée à Belo Horizonte à l'époque des changements urbains et de l'industrialisation rapides à partir des années 1950, dépeint avec des formes audacieuses et des couleurs vives cette « modernité marginale, construite sur l'injustice sociale et l'urbanisation sauvage »5. C'est également à cette époque que le modernisme s'impose comme le cadre dominant dans les institutions artistiques brésiliennes. En tant qu'artiste de la classe ouvrière, Lorenzato était considéré comme trop populaire pour les élites culturelles et économiques, ou était qualifié de peintre « primitif ». Il a commencé à peindre à plein temps après un accident de travail en 1956 et, en 1964, il a eu sa première exposition au Minas Tennis Club. Moura suppose que la scène artistique émergente de Belo Horizonte a classé son travail comme naïf afin de créer une version locale du trope des connaisseurs modernes cultivés qui découvrent et apprécient la valeur esthétique des « primitifs »6. Par la suite, il a été considéré comme trop érudit pour un artiste naïf et n'a pas été inclus dans les expositions au Brésil qui mobilisaient les catégories d'art folklorique, naïf ou primitif. Dans les années 1970, il acquiert une certaine notoriété parmi les artistes de la scène artistique contre-culturelle de Belo Horizonte, et continuera à susciter l'admiration d'un cercle toujours plus large d'artistes au cours des décennies suivantes, y compris ceux dont les œuvres ont été placées en conversation avec lui dans le cadre de cette exposition. La grande artiste contemporaine Patricia Leite (née en 1955), comme Lorenzato, joue entre la figuration et l'abstraction dans ses paysages et ses natures mortes.
Son œuvre de l'exposition, Festa no jardim (2023), explore les qualités graphiques du feuillage sur la surface concave d'un plat. Erika Verzutti (née en 1971) est connue pour ses couleurs et textures particulières dans des œuvres sculpturales et peintes qui brouillent à nouveau les lignes entre l'abstraction et la figuration. Le bronze peint qu'elle présente dans l'exposition Rainy night (2024) entre particulièrement en résonance avec les surfaces peintes texturées de Lorenzato. C'est le rendu sublime de la lumière et des lignes d'horizon entre terre et ciel nuageux, évoluant vers l'abstraction, dans les peintures de Lucas Arruda (né en 1983) qui fait dialoguer son œuvre avec celle de Lorenzato. Marcos Siqueira (né en 1989), qui peint les paysages du Minas Gerais à l'aide de pigments naturels, joue avec les couleurs et les lignes pour évoquer des moments quotidiens sur la toile, comme Lorenzato en son temps. Une jeune génération d'artistes brésiliens de moins de trente ans, travaillant avec la peinture et d'autres médias, a également découvert son travail, notamment Castiel Vittorino Brasileiro (né en 1996) et Paula Siebra (née en 1998). En dehors du contexte brésilien, le travail de Lorenzato est également particulièrement apprécié par d'autres artistes, dont Sanam Khatibi, basée à Paris, qui aborde elle-même la nature et le paysage avec un ensemble de questions tout à fait différent.
Depuis la mort de Lorenzato en 1995, des changements significatifs sont intervenus dans le positionnement de l'art moderne et contemporain par rapport à d'autres pratiques, géographies et histoires, et l'idée de l'histoire de l'art comme une progression unique de développements conceptuels liés au modernisme européen et nord-américain a été largement dépassée. On assiste aujourd'hui à des formulations plus complexes des spécificités et des convergences entre pratiques et héritages esthétiques — des histoires de l'art au pluriel — ainsi qu'à une compréhension croissante des multiples contextes géographiques, esthétiques, psychologiques et politiques de la création artistique. Cette remise en question des catégories et des histoires esthétiques doit se poursuivre, notamment en portant un regard nouveau sur des pratiques artistiques singulières comme celle de Lorenzato.
(Texte de Kathryn Weir)
Commissaire d'exposition et historienne de l'art basée à Paris, Kathryn Weir a été codirectrice artistique de la Biennale de Lagos 2021-2024, directrice artistique du musée MADRE à Naples (2020- 23) et précédemment directrice des programmes pluridisciplinaires au Centre Pompidou (2014-20) où elle a créé « Cosmopolis », une plateforme pour les pratiques artistiques fondées sur la recherche, socialement engagées et collaboratives. De 2006 à 2014, elle a été conservatrice en chef de l'art moderne et contemporain international à la Queensland Art Gallery | Gallery of Modern Art (QAGOMA), à Brisbane, et membre du curatorium des 5e, 6e et 7e Triennales de l'Asie-Pacifique. Les projets actuels et récents comprennent Clément Cogitore: Ferdinandea (en 2025 au Mucem, Marseille), la Lagos Biennial 2024: refuge, Et si Carthage ? Nidhal Chamekh (2024), Green Snake: women-centred ecologies (2023-2024), Jimmie Durham: humanity is not a completed project(2022-2023), Bellezza e terrore: luoghi di colonialismo e fascismo (2022), Claire Tabouret: I am spacious, singing flesh (Collateral Event, 59th International Art Exhibition - La Biennale di Venezia 2022), Rethinking nature (2021-2022), Utopia distopia: il mito del progresso partendo dal sud(2021- 2022), Collective body (at Dhaka Art Summit 2020) et Cosmopolis #2: repenser l'humain (2019). Sa pratique du commissariat et de l'écriture s'inscrit dans une réflexion critique sur la technologie, la race, la classe, le genre et l'écologie politique, se concentrant sur les intersections entre la théorie, l'activisme et l'expérimentation artistique dans le cadre des géographies et des histoires élargies de l'art contemporain.
Parmi ses publications figurent include Beauty and terror: sites of colonialism and fascism (2024), Rethinking nature (2024), Utopia dystopia: the myth of progress seen from the south (2023), Clément Cogitore: Ferdinandea (2023), Claire Tabouret: I am spacious, singing flesh (Mousse, 2022), Cosmopolis #1.5: enlarged intelligence(Centre Pompidou/ Mao Jihong Arts Fondation, 2018), Gorilla (Reaktion Books, 2013), Sculpture is everything (QAGOMA, 2012), The view from elsewhere (Sherman Contemporary Art Foundation, 2009) et Modern Ruin (QAGOMA, 2008).
Notes
1 L'inscription complète au dos du tableau Sans titre(1948) est la suivante: Amadeo Luciano Lorenzato, pintor autodidata e franco atirador, nao tem escola, nao segue tendências, nao pertence a igrejinhas, pinto conforme le da na telha. Amen. Voir Rodrigo Moura, Lorenzato, KMEC Books, New York & Ubu Editoria, São Paulo, 2023, p.15. L'auteure souhaite remercier Rodrigo Moura pour son importante étude sur l'artiste, à laquelle cet essai fait largement référence, ainsi que pour ses échanges et commentaires généreux.
2 Rodrigo Moura, Lorenzato, KMEC Books, New York & Ubu Editoria, São Paulo, 2023, p.83.
3 Georgio Vasari, Le vite de' più eccellenti pittori, scultori, e architettori, Florence, 1568.
4 Giorgio Agamben, Che cos'è il contemporaneo? nottetempo, Rome, 2008, p.9.
5 Moura (2023), p.21.
6 Moura (2023), p.27.
- Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled, 1989.Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
- Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled (from the "Nocturnal" series), 1984. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
- Amadeo Luciano Lorenzato, Untitled, 1950s. Avec la courtoisie de l'artiste et de la galerie Mendes Wood DM. Photo de EstudioEmObra
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