jeudi 19 septembre 2024

La poétesse Yosano Akiko et l’amour entre femmes : un récit sincère et émouvant

 

La poétesse Yosano Akiko et l’amour entre femmes : un récit sincère et émouvant

Janine Beichman

13 / 0L1 / 2020

Le récit sincère et émouvant de la célèbre poétesse Yosano Akiko et de son attirance passionnée pour une camarade de son école pour filles soulève des questions sur la manière dont l’amour et la sexualité sont perçues à différentes époques.


Yosano Akiko et l’amour entre filles adolescentes

Yosano Akiko était-elle queer ? C’est la question que m’a posée une amie poétesse, apparemment inspirée par un site internet listant les écrivains dont l’identité sexuelle était fluide, il y a quelques mois de cela. Pour mon amie, qui m’a dit qu’elle était elle-même queer (c’est-à-dire sexuellement fluide, et donc capable de tomber amoureux d’une personne sans considérer son genre), la réponse était d’une importance très personnelle.

Les lecteurs qui confondent la vie et les écrits d’un auteur se sont longtemps fait plaisir en inventant des histoires autour de la sexualité de Yosano Akiko, mais cela fait bien longtemps que j’ai écarté toutes ces théories. Même quand ils pensaient y apporter des « preuves », c’était bien plus souvent de la fumée que du feu. Mais la requête de mon amie avait pour sa part été faite très sérieusement, et sa situation d’urgence personnelle m’avait inspiré à considérer la question plus profondément. Au sein des essais qui étaient absents des recueils de Yosano Akiko, j’ai pu en trouver un au titre très intriguant : « L’amour homosexuel : un interlude autobiographique » (Dôsei no ai jiden no issetsu, 1917.) Ce récit sincère et touchant parle de l’attirance passionnée de la poétesse envers l’une de ses camarades de classe de l’école pour filles de Sakai, qu’elle fréquentait pendant l’adolescence. Je vais le présenter ici, avant de retourner vers la question qui nous intéresse.

Akiko commence, comme elle le fait souvent dans ses essais de cette période, par discuter de l’étymologie d’un mot, dans ce cas précis omesan. Les gens choisissaient alors d’écrire ce terme, qui désignait une relation intime entre deux filles, avec l’idéogramme kanji pour « mâle » et celui pour « femelle ». La poétesse s’opposait à cette orthographie, insistant (sous l’autorité d’une étudiante contemporaine qu’elle connaissait) sur le fait qu’il s’agissait d’une abréviation d’omedetai, « chanceux », dérivé de la jalousie que les gens éprouvaient pour ce genre de couple. « Écrire ce terme avec le kanji de « mâle » et de « femelle » transforme un mot innocent en une chose dont la pensée même est répugnante. » En d’autres termes, Akiko insiste sur la pureté asexuelle de l’amour entre filles, et combat l’utilisation de caractères qui pourrait suggérer chez ce terme une connotation tendancieuse.

Cet amalgame entre amitié romantique et passion sexuelle, réunis sous la même appellation d’amour homosexuel, est arrivé au Japon vers la fin du XIXe siècle, quand les travaux de Richard von Kraft-Ebing ont été traduits. Les intellectuels qui ont essayé de rester à la page des développements de la pensée moderne, comme Akiko, étaient bien au courant de la théorie selon laquelle l’amour homosexuel était une perversion sexuelle. En s’opposant à l’écriture de ome avec le kanji de « mâle » et de « femelle », elle a pris position en refusant de laisser ce mot évoquer une relation lesbienne. En même temps, elle délimite un territoire pour cet amour homosexuel purement spirituel, qu’elle estime encore plus intense que l’amour érotique hétérosexuel, et ensuite, sans aucune pause, évoque son histoire personnelle :

« Je suis de celles qui croient fermement que l’amour entre filles adolescentes n’est pas une forme de perversion sexuelle. Je sais également que l’amour entre filles vient de sentiments plus intenses que ceux qu’il peut y avoir entre un homme et une femme. J’ai également connu les joies d’une telle amitié. On entend souvent que les sentiments dans une telle relation sont égaux des deux côtés, mais dans notre cas, il y avait huit parts d’amour pour moi et seulement deux pour elle. C’est aujourd’hui une évidence pour moi, mais à l’époque, je n’avais pas complètement réalisé à quel point mon amour était irrationnel. »

« Mon amie (appelons-là M) était du même âge que moi. Elle ne venait pas d’une ancienne famille de la noblesse, mais elle était la fille de ce que l’on appelait alors à Sakai une “maison de moyens”, que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de “nouveaux riches”. Mon amour pour elle a duré passionnément pendant trois ans, de mes quatorze à mes seize ans. » (Note : dans son essai, elle utilise le kazoe-doshi, un système traditionnel pour compter l’âge, dans lequel un enfant est compté comme ayant 1 an à la naissance, et gagne une année supplémentaire tous les 1er janvier, ainsi, elle utilise les chiffres de 15 et 17 ans, mais en réalité, Akiko étant né en décembre, elle était probablement encore plus jeune, c’est-à-dire âgée de 13 à 15 ans.)

Glamour et jalousie dans la grande ville d’Osaka

Ce qui a attiré Akiko vers M, c’est sa relation avec la ville d’Osaka, la mégalopole la plus proche de son village natal de Sakai, et le théâtre de ses rêves d’enfance mélancoliques de liberté et de beauté. M coiffait ses cheveux à la façon d’Osaka, et les décorait avec d’adorables rubans. C’est ce qui avait attiré l’attention et l’admiration d’Akiko, et lui avait fait se demander si M rencontrait souvent des gens d’Osaka. Ces spéculations, écrivait-elle, « étaient le début de mon amour ».

Il se trouvait que M connaissait intimement la grande ville et avait de nombreuses histoires à raconter à propos des gens d’Osaka et de leurs habitudes. Au début, Akiko s’était demandé si elle ne faisait que rapporter ce qu’elle avait entendu d’autres personnes, mais elle a ensuite réalisé que M « racontait ce qu’elle avait elle-même vu », et elle s’en est encore éprise davantage, pour cette Osaka si glamour qui la faisait tant rêver.

Elle continue : « Les filles qui avaient grandi dans les rues sombres du vieux Sakai n’étaient presque jamais prises d’excitation en entendant parler du quotidien des citadins. Mais moi, j’attendais impatiemment d’être près de M dans la salle de repassage [elles prenaient le même cours de couture] et je pensais même à des excuses pour m’y rendre quand je savais qu’elle y était. J’aimais aussi les vêtements que M fabriquait. C’était toujours des kimonos qu’elle tissait pour elle-même en utilisant la meilleure soie. »

« Durant ces années, je n’ai jamais ressenti de jalousie envers les autres, et je pensais au contraire que leur bonheur et leur chance étaient aussi les miens, et je m’en servais pour alimenter les fantaisies que je tissais. Ainsi, lorsque j’étais assise en train de coudre, l’adorable kimono rayé et à motifs que M m’avait offert me donnait de nombreux rêves. Quand nous avons commencé à rentrer de l’école toutes les deux, et à nous asseoir ensemble au déjeuner, dans la cafétéria de l’école, j’étais ravie. Si je croisais M par hasard en allant à l’école le matin, mon cœur battait à tout rompre. Enfin, un beau jour, elle a suggéré que nous nous coiffions toutes deux dans le style shimada pour aller à l’école. J’étais en extase. Mais elle m’a ensuite informé que puisque notre plan avait fuité auprès d’une autre de ses meilleures amies, nous devions l’abandonner, afin de ne pas blesser les sentiments de cette autre jeune fille. Elle m’a ensuite dit qu’en lieu et place de ce plan, elle se coifferait dans le style shimada pendant une semaine, et que ce serait ensuite mon tour pendant la semaine suivante. Ainsi, notre plan resterait un secret entre nous deux. »

« Mais au lieu de faire ce qu’elle m’avait dit, j’ai décidé de me coiffer dans le style shimada le même jour qu’elle. Je l’avais fait exprès, pour rendre son autre amie jalouse. Mais qu’est-ce que je me suis sentie misérable quand M m’a détesté pour cela ! »

« Un jour après l’école, j’attendais M dans le corridor en bas des étages afin que nous puissions rentrer ensemble, quand une autre amie est arrivée à sa place. Elle m’a alors dit que M allait être en retard et qu’il serait préférable que je rentre à la maison en premier. Sans vraiment savoir ce que je faisais, j’ai couru les escaliers. En pleurs, j’ai dit à M : “Toi et ton amie, vous n’avez qu’à rentrer toutes les deux à partir de maintenant !”. Aujourd’hui encore, je pense jamais n’avoir été aussi jalouse qu’à ce moment, même durant mes 17 ans de mariage. »

« J’ai accepté de devenir une jeune fille stupide »

De nombreuses questions peuvent se poser sur les sentiments d’Akiko, sur leur égocentrisme ou leur possessivité, entre autres. Mais la poétesse elle-même introduit le plus intéressant d’entre-eux plus loin dans son récit : comment une fille comme elle, intellectuelle, ambitieuse, cultivée, a-t-elle pu perdre son temps avec une amitié si impossible, pour une personne qui semblait inférieure, essentiellement intéressée par les jolis rubans et les ragots sur les célébrités de l’époque ? Elle l’explique ainsi :

« Il peut sembler difficile à croire que la personne que j’étais alors puisse avoir été satisfaite en parlant des choses à la mode ou des ragots sur le théâtre d’Osaka et ses acteurs. Pour l’expliquer, il faut que je décrive ma condition psychologique difficile de l’époque. D’un côté, je savais très bien que les choses dont je parlais avec M, en tant qu’une de ses meilleures amies, étaient triviales et sans importance. J’ai toujours été une lectrice assidue de livres nouveaux et anciens, avec un véritable appétit pour la connaissance, et ce depuis l’âge de 11 ou 12 ans (12 ou 13 dans le kazoe-doshi original). Une passion pour l’apprentissage brûlait en moi comme un feu. Et quand j’étais à l’école, la chose qui me faisait le plus peur, c’est que M prenne connaissance de cette passion, et qu’à cause d’elle, nous devions nous séparer. Pour le bien de mon amour pour M, j’ai accepté de devenir une jeune fille stupide. »

« Au sein des amours passionnés, il doit y en avoir certains qui ne sont pas aussi irrationnels que le mien. Ma situation ressemblait à celle d’un homme qui prétend manquer de culture quand il s’amuse avec une geisha. Et pourtant, je l’aimais passionnément, à un degré qui me surprend aujourd’hui encore… »

La poétesse qui était capable d’écrire ce témoignage soigné et poignant de sa vie d’adolescente est souvent considérée comme celle qui, après un premier recueil de poésie audacieux, est simplement devenue l’incarnation de la bonne épouse et de la mère sage. Cet essai met un terme à cette idée, tout comme de nombreux autres de ses proses et de ses poèmes qui traitent des hauts et des bas de son long mariage avec Yosano Tekkan (Hiroshi), l’amour de sa vie.

L’amour non sexuel plus fort que la passion sexuelle ?

Mais pour revenir à la question par laquelle j’ai commencé : Akiko était-elle queer, dans le sens où elle aurait eu une expérience érotique passionnée avec une femme ? En prenant pour preuve cet essai, je dirais que non. La raison est qu’au début de celui-ci, elle déclare explicitement que quand elle parle d’amour homosexuel entre femmes, elle ne parle pas de relation sexuelle, c’est-à-dire de lesbianisme, qu’elle considère comme une perversion. Mais si elle insiste bien sur ce fait, elle déclare également que l’amour non sexuel peut être plus fort que la passion sexuelle entre un homme et une femme. Au regard de notre époque, c’est un paradoxe, et c’est justement ce paradoxe qui est à mon avis l’élément le plus important de cet essai.

Akiko a grandi à une époque pendant laquelle les amitiés romantiques entre femmes étaient courantes et bien documentées au Japon, en Europe et aux États-Unis. En fait, elles existent encore, mais elles se sont perdues dans une taxonomie étourdissante et variée de sexualités, du binaire (homme-femme) au pansexuel. Akiko elle-même, comme si elle avait prévu la fin du genre en tant que concept binaire, avait écrit :

« La distinction entre hommes et femmes que l’on a fait jusqu’à aujourd’hui n’est-elle pas trop superficielle, et basée sur une seule partie ? Il y a des hommes parmi nous qui par leurs traits du visage, par leur peau, par le timbre de leur voix, et même par leurs dispositions et leurs sentiments, sont comme des femmes. Et de la même manière, il y a de nombreuses femmes qui sont en tous points comme des hommes. Je pense donc qu’il y a un certain nombre d’hommes capables d’enfanter, et de femmes capables d’écrire, d’enseigner, de s’occuper d’une ferme ou de faire de la philosophie. Si nous faisions la théorisation et les expériences nécessaires, nous pourrions bien découvrir que de distinguer les hommes et les femmes selon leurs rôles dans la reproduction est une erreur. »

Dire qu’Akiko est queer, c’est lui imposer notre conception de l’amour. La poétesse a vécu durant une période pendant laquelle la perception des amitiés romantiques entre femmes était en train de changer, de l’acceptation au rejet. Dans son classique de 1981, « Surpasser l’amour des hommes » (Surpassing the Love of Men) Lillian Faderman écrit que « la vision supposément libérée de la sexualité du XXe siècle » a créé sa propre rigidité. Avec la libido considérée comme son instinct de premier plan, « les amitiés romantiques enrichissantes qui étaient autrefois courantes sont considérées comme impossibles ».

Dans notre époque obsédée par la sexualité, il est difficile d’imaginer un attachement asexuel qui puisse surpasser « l’amour des hommes » en terme d’intensité, mais l’essai d’Akiko parle de cette réalité. Souvent, elle semble merveilleusement contemporaine, ou tout du moins moderne, hormis dans ce domaine.

Était-ce toutefois vraiment le cas ? Il se pourrait bien qu’elle ait mis le doigt sur quelque chose d’universel et d’inchangé, que cette chose ait aujourd’hui plusieurs noms ou pas. Comme toujours, quand Akiko parle honnêtement de ses émotions, elle nous en apprend beaucoup sur les nôtres.

(Photo de titre : deux jeunes femmes se promenant sur le pont Benkei de Tokyo. Photo tirée de Shôjo Gahô, décembre 1913)

https://www.nippon.com/fr/japan-topics/b09011/

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