jeudi 15 janvier 2015

Michel Houellebecq / Subversif et irresponsable comme jamais

Michel Houellebecq, subversif et irresponsable comme jamais

Michel Houellebecq, subversif et irresponsable comme jamais


Donc, Houellebecq. Impossible de le contourner, de faire l’impasse ou de passer par-dessus. Quoi qu’on pense de lui ou de ses livres, il est là, occupe le terrain et domine la scène littéraire française depuis près de vingt ans. A l’étranger, il est « le » romancier français par excellence, le plus traduit, le plus commenté, fût-ce souvent pour de mauvaises raisons, étant celui par qui le scandale arrive. Précédé par sa légende, chacun de ses romans est un événement avant même d’être publié, phénomène qui lui vaut le statut de phénomène de société. Soit, mais ce qui compte, c’est le texte –et à la rigueur, ce que l’auteur veut en dire par ailleurs.
Soumission (320 pages, 21 euros, Flammarion), roman de politique fiction et de légère anticipation qui sera mercredi en librairie mais qui est déjà disponible gratuitement depuis une semaine en téléchargement illégal sur différents sites, se situe dans la France de 2022. François, le narrateur, est un universitaire de 44 ans, maître de conférence de littérature du XIXème siècle à Paris III puis professeur des universités, auteur d’une thèse en Sorbonne sur « Joris-Karl Huysmans, ou la sortie du tunnel » exalté en naturaliste chrétien. Il n’aime pas les jeunes, estime avec Nabokov que la somme de ses livres suffit à retracer la biographie intellectuelle d’un écrivain, perd des points sur son permis et met onze jours à se remettre d’une rencontre avec une jolie jeune fille qui réussissait à fantasmer sur Jean-François Copé. Il fait souvent l’amour mais sans fatigue et sans plaisir, las même quand il encule. Sa petite amie, de plus en plus mal à l’aise dans une société où la parole antisémite se banalise, le quitte pour émigrer en Israël, ce qui le rend très triste et esseulé : « Il n’y a pas d’Israël pour moi » lui avoue-t-il après un dernier baiser d’adieu, et c’est probablement l’une des phrases-clés du roman.
Il crève de solitude. Sa vie d’homme est structurée par l’assurance maladie et les services fiscaux. Il n’a pas vu ses parents depuis des années. Lorsqu’il apprend la mort de son père, il se rend compte qu’ils ne se sont jamais parlés ; à l’annonce de celle de sa mère, il découvre qu’elle est promise au carré des indigents ; on n’est pas plus misérable. Il touche le fond à Rocamadour, et c’est une scène-clé du roman, lorsqu’il rejoint le parking de la chapelle Notre-Dame avec un sentiment d’abandon spirituel après avoir prié en vain la Vierge noire : il avait échoué à s’incorporer à un rite, lui qui aurait tant voulu appartenir. Lorsqu’il ne navigue pas du côté de Péguy, ses références sont toujours dignes d’une beauf franchouillard, qu’elles héroïsent Thierry Lhermitte dans Les Bronzés, David Pujadas dans le Journal télévisé, Stéphane Bern en ses palais, jusqu’à François Bayrou, ridiculisé en collabo en chef. Mais à travers des détails minuscules, l’auteur a le don d’esquisser des comparaisons d’une drôlerie inattendue mais toujours dans le réel et sans pathos. Michel Houellebecq - Portrait
Mohammed Ben Abbes (X, Ena promotion Mandela) est président de la République Française. Le gouvernement est constitué de l’ alliance d’un parti de centre-droit et de la Fraternité musulmane, les deux s’étant ligués lors de la campagne électorale pour faire barrage à l’extrême-droite. Celui-ci ne considère par la France comme une terre d’impiété, contrairement aux salafistes, mais comme faisant potentiellement partir du Dar-al-Islam. Magnanimes, les grands vainqueurs abandonnent volontiers les portefeuilles régaliens aux centristes afin de mieux conserver entre leurs mains le nerf de la guerre : le ministère de l’Education nationale. Car c’est bien là que ça se passe, et non plus du côté de l’Economie ; c’est là l’essentiel avec les questions démographiques. Ce qui est bien vu : qui contrôle la transmission des valeurs façonne les esprits avant de contrôler les âmes. Islamisé, l’enseignement renvoie les filles à la maison (tâches ménagères, mariage) et demeure réservé aux garçons. Cantine halal, programme adapté aux enseignements du Coran, cinq prières quotidiennes, des pantalons à la place des jupes. Ce qui devrait passer sans problème dès lors que tout enseignant se doit d’être musulman, par la naissance ou la conversion. Résultat : baisse de la délinquance, fin du chômage etc
De toute façon, dans ce pays-là à ce moment-là, les catholiques ont pratiquement disparu. Ils sont réduits au statut inférieur de dhimmi, citoyens de seconde zone, comme tous les gens du Livre (ahl-al-kitab, juifs et chrétiens) depuis des siècles en terre arabe où la religion musulmane figure dans la Constitution. Mais l’ennemi des nouveaux princes, ce ne sont ni les uns ni les autres : c’est la laïcité, le sécularisme, les sans-Dieu militants. Autrement dit la libre pensée. Le président de la République, qui a l’habileté de passer pour modéré, est animé d’une vaste ambition portée par un grand projet historique : convertir tout ce monde à l’Islam. Il se verrait bien premier président musulman de l’Europe, accréditant pour le coup les prémonitions de l’essayiste britannique Bat Ye’or qui n’a de cesse de dénonce « le complot Eurabie ». A ceci près que, dans l’esprit de son auteur, Soumission n’est pas le roman du « suicide français » mais celui de la résistance française au suicide européen. Peut-être, n’empêche qu’à la fin, le héros se convertit à l’Islam, ce qui est de sa part la forme la plus achevée de la résignation.
La résistance s’incarne dans un mouvement baptisé « Les Indigènes européens »., premiers habitants du vieux continent, qui se regroupent pour faire front contre la colonisation musulmane. C’est peu dire qu’ils se préparent à la guerre civile (des bureaux de vote sont pris d’assaut par des bandes armées). Ils forment le camp des Blancs (à côté, le Camp des saints,roman pour lequel Jean Raspail fut voué aux gémonies en 1973, et tout autant lors de sa réédition augmentée de la préface Big Other en 2011, semble une bluette). Par leur activisme, ils opposent un cinglant démenti au narrateur qui s’était convaincu que les Français étaient résignés et apathiques, à son image.
Soumission a tout d’un page turner à l’américaine. Entendez qu’il se lit bien,  qu’il est très bien fait, qu’on ne le lâche pas, même si l’on est progressivement envahi par un certain malaise face au monde qui s’y dessine page après page. Qui en France peut avoir envie d’une telle France ? La réponse du narrateur est claire : les musulmans. Fi des modérés, des éclairés, des nuancés ! Ils sont essentialisés en un bloc homogène par l’auteur. Et celui-ci, qu’en pense-t-il ? On n’en saura rien. La fiction est un paravent bien commode et en l’espèce, vu le contexte crispé qui se développe dans notre pays sur les questions identitaires, assez lâche. Michel Houellebecq se veut décalé, insaisissable, impassible face à la catastrophe annoncée, comme si elle ne le concernait pas. Il observe passer les cadavres au loin sur le fleuve, tirant sur sa clope d’un air goguenard, secoué d’un ricanement même pas nerveux. De cette attitude il tire une puissance comique et littéraire qui fait la singularité de sa signature. C’est pourtant au final un livre dont on émerge triste, sombre, désenchanté, du moins si l’on consent à le prendre au sérieux, en tout cas nettement moins heureux qu’à la sortie de l’Athénée-Louis Jouvet où se donne actuellement une formidable Grande Duchesse d’Offenbach.
houeDe son propre aveu, il ne faut pas y voir la moindre provocation, non plus que dans la situation exposée par Soumission.Observateur aigu, choqué de constater combien la France avait changé en revenant y vivre après ses séjours irlandais et catalan, il se dit simplement accélérateur de particules historiques, condensant ce qui doit advenir (on lira ici avec profit la seule interview qu’il ait accordée à ce jour à Sylvain Bourmeau, ici dans son intégralité en anglais ou là en résumé en français). Ce qui ne l’empêche pas de jouer avec les peurs des Français au mépris des conséquences que le succès de son livre, effrayante extension du domaine de l’Islam, pourrait avoir sur les esprits. Un roman ! dira-t-ton. En effet, Les versets sataniques aussi. Puissance de la fiction. C’est un comique basé sur un humour froid, détaché, euphémistique, dépourvu de la moindre générosité contrairement à celui de Huysmans. Certaines pages sont d’un comique irrésistible, digne de ses récentes performances d’acteur de cinéma. On le voir et on l’entend lorsqu’il écrit :
« Les hommes de Cro-Magnon chassaient le mammouth et le renne ; ceux d’aujourd’hui avaient le choix entre un Auchan et un Leclerc, tous deux situés à Souillac ».
Rien à sauver de son nihilisme. On en a connu et on en connaît d’autres parmi les créateurs ; mais un Serge Gainsbourg était sauvé par sa tendresse, et une Virginie Despentes l’est par son empathie pour ses personnages. Lui, rien d’autre qu’une misanthropie revendiquée, avec une misogyne de plus en plus marquée :
« Une femme est certes humaine mais représente un type légèrement différent d’humanité, elle apporte à la vie un certain parfum d’exotisme ».
C’est plus éclatant encore dans Soumission que dans ses précédents livres. Au fond, il ne prend même pas partie, se réfugiant dans une neutralité que l’on croirait héritée de la charte de Wikipédia. Il fait preuve d’une étonnante capacité à se payer la tête de ses contemporains, tous sans exception à commencer par ses thuriféraires habituels. A les lire ou les écouter ces jours-ci, on les sent gênés aux entournures tant ils ont du mal cette fois à le cerner, si préoccupés qu’ils sont de le mettre à distance de toute zemmouritude : est-il dans tel personnage ou tel personnage, encore tout simplement dans celui de Huysmans ? A moins qu’il y soit partout et nulle part tant il s’en fout, plus habile comme jamais, avant tout soucieux d’adresser un grand bras d’honneur crypté à la France et à la société.
Houellebecq se montre en parfait dégoûté de l’humanité. Mais il a fait d’indéniables progrès depuis l’époque (septembre 2001) où il décrétait que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam… quand on lit le Coran, on est effondré… effondré!”  Son discours est désormais plus articulé : la soumission, qui donne son titre au roman et on ne peut oublier qu’elle se dit islam en arabe, lui procure une certaine jouissance car c’est un sommet du bonheur humain : celle de l’homme à Dieu, celle de la femme à l’homme, celle de plusieurs femmes à un même homme. Le tout badigeonné de nietzchéisme à la sauce Michel pour dire combien l’Europe dégénérée, en décomposition pour avoir renié ses valeurs fondamentales, se retrouve désormais dans la situation d’agonie  de l’Empire romain vers 476. Foin des précautions de langage : ce n’est pas d’islamisme mais bien de l’Islam qu’il s’agit. L’expression « grand remplacement » chère à Renaud Camus n’y est pas, mais bien l’idée, la notion, le principe. A la fin du roman, après la France, la Belgique tombe puis d’autres pays d’Europe sont promis à la douce férule de la charia.
Les pages sur J.K. Huysmans sont fortes ; elles révèlent un ancien et intime commerce avec l’auteur d’En route, d’En ménage et d’A rebours (si au moins cela pouvait inspirer un volume aux responsables de la Pléiade…). Il s’identifie avec cet esprit hanté par le catholicisme, mais il le fait en athée prompt à récupérer des parcelles de spirituel à des fins politiques. Car il ne faut pas s’y tromper : Soumission est moins un roman à thèse qu’un livre politique, et des plus subversifs, bien davantage que La Carte et le territoire, où il s’était gardé de toute radicalité afin de ne pas effrayer le jury Goncourt. Cette fois, c’est du lourd. Avec des pages de pure géopolitique à la clé ou de mythologie grecque pour expliquer la signification du mythe de Cassandre, non sans lourdeur par leur côté pédagogique.
Il y en aura pour s’interroger sur sa sincérité, d’autres pour dénoncer son esprit calculateur et opportuniste. Quant à son désespoir, accentué par une vraie mélancolie et une physique de plus en plus délabré (quand on pense qu’il est né en 1958…), on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. A croire qu’il cultive une certaine ressemblance avec Antonin Artaud qui, lui, avait l’excuse des électrochocs. Michel Houellebecq se fiche pas mal du style. Traiterait-on le sien de relâché, de familier, ou de digne du cardinal de Retz que cela lui serait équilatéral. On peut compter sur les houellebecquiens canal historique qui ne manquent pas dans les médias, ceux-là même dont l’auteur moque la cécité idéologique, pour trouver du génie à ce qui serait impardonnable sous toute autre plume : « un regard brutalement inquisiteur » etc A ses yeux, un écrivain n’a qu’un devoir : être présent dans ses livres. Lui l’est bien, et à toutes les pages. Et qu’on ne lui parle pas de sa responsabilité, la sienne propre comme celle de tout écrivain, il revendiquera aussitôt l’irresponsabilité de tout artiste. Qu’y a-t-il de plus irresponsable que de jouer avec le feu sur le fantasme de la guerre civile dans la France d’aujourd’hui ?
Et s’il advient qu’Eric Zemmour et Michel Houellebecq soient bientôt voisins de palier, les deux en tête des listes des meilleures ventes chacun dans sa catégorie, l’un en fiction l’autre en documents, y en aura-t-il encore pour n’y voir qu’une coïncidence insignifiante et nier qu’ils ont le mérite de présenter un saisissant reflet des peurs, des fantasmes, des haines, des lâchetés, des dénis et du désarroi de la société française ?




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