Javier Cercas
L'IMPOSTEUR
ROMAN
Hanté par le réel, le romancier espagnol démonte l'improbable mystification d'une victime supposée de la déportation nazie. Une fresque renversante.
Pendant des années, il hésitera. Après avoir écrit de puissants romans basés sur le réel (Les Soldats de Salamine, A la vitesse de la lumière, Anatomie d'un instant, Les Lois de la frontière), l'Espagnol Javier Cercas songe plutôt à écrire une pure fiction — car « la fiction sauve, la réalité tue ». Seulement voilà, l'histoire d'Enric Marco, président de l'Amicale de Mauthausen, l'association espagnole des anciens déportés, qui a donné pendant des années conférences et interviews, et dont l'imposture a été révélée en 2005 à la suite des travaux de l'historien Benito Bermejo, était trop captivante pour que Cercas y résiste. Ecrire un livre sur ce héros déchu ? Cercas s'y résout finalement en 2009, car il est habité par l'Histoire, par les traces qu'elle laisse, qu'elle modifie ou efface dans la mémoire des hommes et des sociétés.
L'énigme de la fausse biographie de Marco, Javier Cercas va tenter de l'élucider en enquêtant avec obstination : témoins, historiens, lieux, articles, archives. Il discute aussi de longues heures avec le protagoniste, Marco lui-même, d'abord méfiant, mais qui bientôt joue le jeu des entretiens, tout en continuant, emberlificoté dans ses mensonges, à moduler les différentes versions qu'il a déjà données de son invraisemblable parcours. Etonnant bonhomme que cet Enric Marco. Pendant des années, il a tissé son passé avec soin et précision, enchevêtrant faits réels et pure invention, mais toujours avec un opportunisme et un talent de séducteur incontestables. Une véritable fresque ! Il dit avoir été un combattant anarchiste pendant la guerre d'Espagne et avoir participé dès l'âge de 15 ans au débarquement à Majorque. Puis, blessé et pour échapper aux franquistes, il aurait fui l'Espagne clandestinement, aurait été arrêté par la police de Vichy, livré à la Gestapo et déporté au camp de concentration de Flossenburg. Libéré en 1945, il aurait rejoint l'Espagne et mené la résistance contre la dictature franquiste, en prenant même la direction du syndicat anarchiste CNT après avoir été vice-président d'une association de parents d'élèves... L'ultime consécration sera la présidence de l'Amicale de Mauthausen et une décoration.
Sa vraie vie est différente. Ouvrier volontaire en Allemagne, en 1941, il a ensuite travaillé puis tenu un garage à Barcelone, avant de devenir un représentant flambeur qui n'a participé à rien de répréhensible aux yeux du régime franquiste — si ce n'est, après sa chute, devenir secrétaire général du syndicat anarchiste CNT sur un phénoménal coup de bluff. Etre toujours au premier plan, connu, aimé... Cercas, lui, se débat entre les paroles de celui qu'il interroge et les faits. Il ne veut ni condamner ni absoudre, mais comprendre. Comprendre comment un homme peut à ce point s'inventer une vie jusqu'à y croire lui-même. Comprendre comment l'Espagne elle-même, au sortir de la dictature, a regardé son passé, fascinée autant par le prestige des victimes que par celui des témoins. Comprendre enfin comment Histoire et mémoire, luttant côte à côte pour restituer les faits et combattre l'oubli, peuvent aussi être rivales.
Au-delà de l'enquête, Javier Cercas conduit une réflexion sur la littérature. Qu'est-ce qu'un romancier, quelles limites dresse-t-il entre la réalité et la fiction ? Marco n'était-il qu'un roublard mu par un narcissisme maladif ? A Flossenburg, Cercas découvrira la preuve ultime. Et l'épilogue de ce livre formidable tonne comme une sanction définitive. — Gilles Heuré
| El Impostor, traduit de l'espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic, éd. Actes Sud, 448 p., 23,50 €.
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