vendredi 4 septembre 2015

La dernière disparition de Salinger

J.D. Salinger

La dernière disparition de J.D. Salinger


Nathalie Crom
Publié le 29/01/2010. Mis à jour le 29/01/2010 à 15h02.


Même si son “Attrape-cœurs” datait de 1951, son héros caustique, Holden Caulfield, mi-Werther, mi Huckleberry Finn, continuait à murmurer droit au cœur des lecteurs, notamment adolescents, du monde entier. J.D. Salinger, après quarante-cinq ans de réclusion volontaire dans un bled du New Hampshire, nous a quittés. Pour de bon, cette fois.
L’absence, l’effacement volontaire ont paradoxalement assuré à J.D. Salinger, durant plus de quatre décennies, une forme d’omniprésence. Définitivement disparu de la scène publique depuis 1965, l’écrivain américain n’a jamais cessé d’alimenter les interrogations, les passions, les fantasmes. Entêtant évanouissement. Naissance d’un mythe. En dépit de quelques rares clichés volés, montrant un vieil homme grand et émacié vaquant à de très ordinaires occupations dans la petite ville de Cornish, New Hampshire, dont il avait fait son refuge, pouvait-on vraiment imaginer que le « père » de Holden Caulfield, le lycéen fugueur de L’Attrape-cœurs (1), était désormais un vieillard ? Puisque Holden Caulfield, depuis sa naissance, en 1951, n’avait pas grandi, figé tel Peter Pan dans une éternelle adolescence, pourquoi le temps aurait-il eu prise sur Salinger lui-même ? 


C’est ainsi pourtant : J.D. Salinger avait 91 ans lorsqu’il est décédé,mercredi. Ayant livré à la postérité un roman mythique, cet Attrape-cœurs (en anglais : The Catcher in the rye) qui sut toucher au plus profond les adolescents des années 50 et après eux plusieurs générations de jeunes lecteurs qui continuèrent, décennie après décennie, à se reconnaître dans le désarroi de l’élève Caulfield, dans sa détresse mais aussi dans son humour à vif. Outre L’Attrape-cœurs, il y eut aussi des nouvelles, de la même eau – mélange de tragique et d’ironie, de cocasserie même. Et il y aurait encore, dit-on, dans les tiroirs de la maison de Cornish, des manuscrits écrits par Salinger après son retrait du monde. Car, s’il avait renoncé à publier, il n’avait pas renoncé à écrire, bien au contraire : c’est aussi pour se consacrer pleinement à l’écriture que l’écrivain, par ailleurs réputé mystique, disait avoir fui la foule et les sollicitations – simplement n’éprouvait-il plus le besoin ni l’envie d’être lu par d’autres.

Il était né Jerome David Salinger, le 1er janvier 1919, dans une famille de la bourgeoisie new-yorkaise. Destiné par son père à hériter de l’entreprise familiale de produits alimentaires de luxe, il avait fréquenté, à partir de l’âge de 15 ans, un collège militaire en Pennsylvanie. C’est à ce moment qu’il se mit à écrire, nourri de la lecture de ses aînés, Fitzgerald et Hemingway, faisant paraître sa première nouvelle en 1940 dans une revue. Il y eut ensuite l’armée, la guerre, le débarquement en juin 1944, la découverte de l’Europe. Plus tard, il y eut deux mariages, des enfants… Mais surtout, toujours, il y eut l’écriture : des nouvelles données au New Yorker puis parues en volume, et surtout cet Attrape-cœurs, best-seller mondial défiant le temps. 



Pourquoi ? Parce qu’il est, aux adolescents, mais aussi aux adultes, un miroir tendu. Parce qu’il s’agit aussi d’une œuvre littéraire parfaitement construite et maîtrisée, par le biais de laquelle Salinger s’inscrit dans une lignée d’écrivains américains qui, à la suite de Mark Twain et de son Huck Finn , au XIXe siècle, ont su inventer une langue littéraire savante, faussement négligée ou désinvolte, capable de chuchoter à l’oreille du lecteur, de le toucher droit au cœur. Comme le note l’universitaire et essayiste Pierre-Yves Pétillon, dans son indispensable Histoire de la littérature américaine (2), avec Holden Caulfield, la jeunesse américaine – et, après elle, la jeunesse du monde entier – a trouvé « à la fois un Werther pour exprimer son vague à l’âme et un Huck Finn pour l’exprimer dans le plus autochtone des idiomes ».


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