mardi 20 octobre 2015

René de Obaldia / Une âme en peine






René de Obaldia

Une âme en peine

Publication: 13/10/2015 10:48 EDT 
Mis à jour: 13/10/2015 11:00 EDT

Plusieurs jours, que dis-je? Deux semaines où, sans raison précise, je suis en proie à une crise de dépression.
Sans raison précise, c'est bien cela le hic! (le "hic", la terreur des psychanalystes). N'ai-je pas tout pour être heureux? Une deuxième femme qui vaut bien la première (elle se trouve actuellement en Alaska), des enfants respectables, et des amis qui ne sont pas pires que mes ennemis. Mon corps ne pose pas de problèmes insolubles; je jouis d'une certaine célébrité - de jeunes et jolies comédiennes brûlent de "m'interpréter" - un léger superflu agrémente mon nécessaire, j'ai noué des liens affectueux avec le Trésor public, je rentre à nouveau dans mes costumes d'été. Et pourtant!...
Je broie du noir. Ténèbres! Ténèbres! Un sang d'encre coule dans mes veines. Je plume des corbeaux. Des nuages bas, des nuages de plomb ont envahi mon cerveau.
La planète tout entière pèse sur mes épaules ; six mille milliards de milliards de tonnes... Sentiments d'impuissance, d'inutilité, de "à quoi bon", de vacuité. Angoisse. Angoisse sourde et continue. Un rat a fait son trou dans mon plexus solaire.
J'envisage mille catastrophes (si mon imagination flanche je n'ai qu'à ouvrir le poste de télévision) : épidémies, tremblements de terre, typhons, inondations, incendies, guerres fratricides et féroces; je me représente des hommes emprisonnés, torturés, des enfants mourant de faim, des femmes empalées, des vieillards congelés; je songe à mon ami Charbonnier hospitalisé - on vient de lui découvrir une tumeur cérébrale -, aux Béchu : Geneviève, leur fille, vient de mettre au monde un enfant mongoloïde, afin de me persuader que ma situation au regard de toutes ces calamités confine à la béatitude. En vain. Le malheur des autres ne fait pas mon bonheur - le rat ne me lâche pas.
Je me contrains à manger du foie de veau, des crudités ; je croque du gingembre, je bois du petit-lait (sic! le petit-lait a la propriété d'éclaircir les humeurs), j'avale quantité de cachets pour dormir. Je prends aussi des pilules pour exciter mes neurones et retrouver la mémoire que d'autres pilules m'ont fait perdre. J'erre comme une âme en peine.
Une âme en peine? Encore faut-il avoir une âme! Ai-je une âme? Avons-nous une âme? Mon corps nourrit-il une âme? Et si mon âme n'avait pas d'âme? Et si, l'ayant eue (une âme), je l'avais perdue? Ténèbres! Ténèbres!
Je ne suis sûr de rien; plus exactement, c'est le rien qui, maintenant, me paraît sûr. Le rien a fait en moi sa demeure. Le rien. Le nada.
Il va sans dire que je suis dans l'incapacité d'écrire la moindre ligne (écrire pour qui? pour quelle tribu?) comme de répondre aux lettres; le courrier s'accumule sur mon bureau. Décrocher le téléphone, aussi bien pour répondre que pour appeler (appeler quel mort?), est au-dessus de mes forces. Les livres me tombent des mains. Les mains me tombent des bras. "Fuir, là-bas, fuir!" Là-bas est ici. Je me meus dans mon étroit territoire. Pourquoi me meus-je?
Si j'avais le courage de cirer mes chaussures, cela me donnerait peut-être du tonus? Je n'ai pas le courage de cirer mes chaussures. Ni de me brosser les dents. Ni de faire couler l'eau de la salle de bain. Je porte une barbe surannée. Ma chemise se solidifie. Mauvaise haleine et teint verdâtre. Une chance que ma femme soit en Alaska! "Tu vas avoir la paix, m'a-t-elle dit en me quittant à l'aéroport; tu vas pouvoir travailler..." Je suis donc resté avec moi. Collé à moi. Forcé de me supporter. Forcé de me rencontrer à chaque pas. C'est peut-être cela l'enfer?
Je tourne en rond avec mon rat. Mon rat ne déloge pas. En rond. J'hésite à jeter de vieux magazines empilés sur le divan ; je les retire pour peu après les remettre au même endroit; je m'enquiers de la température ambiante; élevant le cadre à la hauteur de mes yeux, je contemple pour la centième fois la photo jaunie de ma nourrice chinoise; je repose le cadre. Vais-je écouter un disque?
Je ne vais pas écouter un disque. Je m'écoute, je suis à l'écoute de mon écoute : mon silence infini m'effraie : le vide, le nada. J'allume une lampe. Je me gifle. Je me tiens sur une jambe. Je me dégoûte. Je n'ai rien fait de la journée, je ne me suis même pas suicidé!
Je me laisse choir dans le fauteuil de mon bureau. Toujours cette pile de lettres devant moi. J'en tire une au hasard et fends l'enveloppe à l'aide de mon coupe-papier d'ivoire rapporté de Chine. (Ma nourrice, depuis belle lurette, doit donner le sein aux étoiles.)
La Chine! Je songe que, bientôt, plus d'un milliard d'individus bridés vont loucher du côté de l'Occident ; peut-être envahir l'Europe pour jouir des allocations familiales? 

Cette pensée, aussi absurde que tant d'autres qui me traversent l'esprit, m'enfonce un peu plus dans ma "mélancolie".

La lettre provient de Bordeaux. Un ami m'adresse un article qu'il a découpé dans le journal Sud-Ouest ; le critique fait l'éloge d'un spectacle qui vient de m'être consacré :
LE RIRE EN LIBERTÉ
AVEC TROIS PIÈCES D'OBALDIA
Il n'y a plus d'auteur comique. Le rire se perd. La vulgarité recouvre la production théâtrale. C'est le boulevard avec son esprit vide et son intelligence infirme qui a pris la place du théâtre comique. Ces propos pessimistes oublient tout simplement René de Obaldia.
Les amateurs de théâtre ont pris l'autre soir le chemin de Boucau pour assister à une soirée donnée par la Compagnie dramatique d'Aquitaine au Centre culturel Paul-Vaillant -Couturier.
Après avoir encensé pièces (le Défunt, Poivre de Cayenne, le Cosmonaute agricole), acteurs et metteur en scène, le journaliste conclut :
Pour les broyeurs de noir et les intellectuels en difficulté d'être, une seule adresse : René de Obaldia, dont la poésie, les récits et le théâtre devraient être déclarés d'utilité publique par le secrétariat à la Culture.
Mon rat fait un tour sur lui-même et ricane.
Je sors mon agenda de poche, je note : trouver l'adresse d'Obaldia.



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