John Berger (1926-2017) :l’humanisme fait art
Christine Marcandier
J
ohn Berger, né à Londres en 1926, mort le 2 janvier 2017, vivait en France depuis des dizaines d’années, en Haute-Savoie. Peintre, écrivain, critique d’art, scénariste, il nous a offert une œuvre exigeante, engagée, un travail sur les mutations du monde, les exils, entre étude sociétale et imaginaire, mêlant les genres, travaillant la richesse de leur caractère hybride. Lauréat du Booker Prize en 1972, il fit scandale en reversant publiquement aux Black Panthers la moitié de la somme reçue. La littérature, et plus généralement l’art, il les concevait comme résistance au système et engagement, dans la permanence et l’exigence d’une recherche tant formelle que politique.
En 2009, trois œuvres importantes de John Berger étaient publiés conjointement en France, comme trois facettes d’un même artiste, retour sous forme d’un portrait en triptyque :
De A à X est un roman par lettres, celles qu’Aïda envoie à son amant, Xavier, condamné à la prison à vie pour terrorisme et incarcéré dans la forteresse de Suse. Mais aussi un journal intime, à travers les notes que Xavier griffonne au dos des lettres d’Aïda. La cellule n° 73 de Xavier devient l’espace du roman et d’une paradoxale liberté, tout entière trouvée dans les mots. Malgré l’absence d’échange, de réponse possible. Comme une revanche toute symbolique – et donc essentielle – du langage sur le pouvoir. Où se trouve Suse ? Nul ne le sait et peu importe.
Suse symbolise l’oppression, le système se donnant comme valeur absolue, mais aussi le « partout où ça résiste ».
Et le pouvoir des mots, au-delà de l’enfermement, de l’absence, du réel ou de la fiction : De A à X est de ces « supercheries littéraires » fantastiques, puisque ces lettres sont sensées être réelles, « miraculeusement retrouvées » par John Berger et évidemment fictionnelles. Pourtant elles ont valeur de témoignage et peut-être même de testament, comme le montrent les dernières lignes de présentation par l’auteur : « Où que soient aujourd’hui Xavier et Aïda, morts ou vifs, que Dieu protège leurs ombres ».
Roman de l’amour et du politique, roman des opprimés, des combattants, De A à Xest tissé des petits riens qui font le quotidien d’Aïda, envoyés à l’amant comme une ouverture sur le monde, une manière de nier les barreaux, les corps qui ne peuvent plus s’accoupler, se toucher. Les mots sont prétextes, désir, vie, liberté, combat, engagement et ils apparient magistralement poésie et politique, absence et sensualité.
G. est le roman du scandale. Celui qui reçut le Booker Prize en 1972, celui qui fit de John Berger un auteur culte. Parce que le scandale (au sens de piège, cette fois, de pierre d’achoppement) de ce livre est aussi et surtout dans son style : G. est un roman choral, polyphonique, un patchwork de fragments narratifs, poétiques, philosophiques, historiques, de langues également, le français et l’italien venant se mêler à l’anglais. L’auteur intervient, s’adresse à ses personnages, à lui-même, à ses lecteurs, démultiplie les voix, les styles, les formes. Insère des partitions musicales, des croquis pornographiques, des blancs, le tissu du récit est volontairement décousu, des espaces séparent ses paragraphes, invitant le lecteur à méditer, rêver, poursuivre…
G. est à la croisée des chemins et des histoires et le roman suit son itinéraire sur la scène de l’Histoire, entre 1889 et 1915, un itinéraire à la fois psychique, sexuel, social, intellectuel, intime. G. est né quatre ans après la mort de Garibaldi, il est un enfant illégitime, rapidement séparé de ses parents, c’est en orphelin qu’il se construit. Personnage de la liberté, politique comme sexuelle, il explore le corps des femmes, mais aussi le corps collectif, celui des masses en lutte. G. est un libertin au sens le plus philosophique du terme, qui voit dans le désir une liberté, un acte politique. G. comme Don Giovanni et Garibaldi, l’érotique et le politique, indissociables. Roman résolument moderne, stylistiquement et formellement remarquable, G. est un hymne à la sexualité politique.
Dernier texte de cette trilogie de la colère : Un métier idéal, histoire d’un médecin de campagne, une enquête réalisée en 1967, accompagnée de superbes photographies de Jean Mohr, revue en 2005 et traduite pour la première fois en France en 2009. Ce récit est le portrait croisé – textes et photographies en noir & blanc – d’un médecin de campagne, John Sassal, être réel devenant un exceptionnel personnage. Berger et Mohr le suivent dans ses tournées, exposent son rapport aux corps, aux malades, à la médecine et à la science.
Il s’agit de nourrir un rapport autre au réel, de mêler vérité et narration, d’inventer « une autre façon de raconter ». Le récit se lit comme un hymne à la poésie déroutante de la campagne anglaise : « Les matins d’automne anglais ne ressemblent souvent à aucun autre matin dans le monde.
L’air est froid.
Le parquet est froid.
C’est peut-être ce froid qui aiguise la saveur de la tasse de thé brûlant ».
C’est aussi un recueil d’anecdotes, de tranches de vie, de douleurs physiques ou intimes, d’histoires de femmes en désamour, de vieillards, de travailleurs, de couples. John Sassal pratique la médecine comme un sacerdoce, un idéal, celui de « servir ». Il observe, ausculte, considère la maladie comme une « forme d’expression ». Réfléchit à la question de la responsabilité, de l’intimité, du médecin comme témoin et presque membre de la famille, soutien et autorité. Le médecin a le pouvoir de nommer la maladie, de l’observer. Sa pratique est en ce sens très proche de celle de l’écrivain John Berger ou du photographe Jean Mohr. Tous trois capturent le réel dans ce récit, mettent en lumière des instants de vérité absolue, des fragments de vie réelle nourrissant un imaginaire. Tous trois incarnent savoir, pouvoir et mémoire, à l’image du médecin qui « représente » ses patients : « Il devient leur mémoire objective (…) car il représente leur possibilité perdue de comprendre le monde extérieur et de s’y attacher, tout comme il représente aussi une partie de ce qu’ils savent mais ne peuvent pas penser ». Un art du roman engagé, en somme.
De A à X, G., Un métier idéal : trois textes extraordinaires qui pourraient être mis sous l’égide de ces mots, écrits sur le ruban qui entoure le premier paquet de lettres de A à X : « L’univers ressemble à un cerveau, pas à une machine. La vie est une histoire en train de se raconter. La toute première réalité, c’est cette histoire. »
John Berger, De A à X, traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis, éditions de l’Olivier.
John Berger, Jean Mohr, Un métier idéal, traduit de l’anglais par Michel Lederer, éditions de l’Olivier.
John Berger, G., traduit de l’anglais par Elisabeth Motsch, introduction de George Steiner, Points, « Signatures ».
Et comment, pour finir, ne pas mentionner cet autre livre exceptionnel ?
Et lire ici (en anglais), l’hommage de Ben Lerner dans le New Yorker, « Postscript : John Berger, 1926-2017 »
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