Voluptés orientales
Le fantasme de la geisha
Du point de vue de l’Occident, la geisha fait partie de ces voluptés orientales sur lesquelles mystères et fantasmes se déploient ouvertement. C’est un être féminin extrêmement sensuel, issu d’une époque révolue, et qu’on ne peut trouver ailleurs qu’au Japon. En ce sens, la geisha est associée à un espace spatio-temporel fantasmagorique. Hors du rêve pourtant, la geisha, telle que les Occidentaux se la représentent, existe bel et bien. Elle est une personne vivante et tangible, en bref, réelle. Enfin presque.
Kitagawa Utamaro, Couple faisant l’amour à l’étage supérieur, 1788. Livre illustré (nishiki-e) intitulé Uta Makura (Poème de l’oreiller), un volume, 25,5 x 37 cm. British Museum, Londres. |
« Fleurs vivantes »
Elles n’habitent pas dans le même quartier, ne portent pas les mêmes vêtements ni le même maquillage. Elles ne se marient pas mais sont au contact de la haute société japonaise dans les plus beaux restaurants de la ville. Elles divertissent mais ne socialisent jamais réellement. Les geishas vivent dans une bulle. D’hier ou d’aujourd’hui, leur vie ne ressemble en rien à celle des autres.
Au sein des hanamachi (leurs quartiers réservés), au cœur des okiya (leur maison), les geishas construisent un monde. Elles sont là pour vendre du rêve et elles y parviennent. À dix mille kilomètres de l’archipel nippon, la seule évocation de leur nom fait toujours apparaître des frissons d’érotisme chez les Européens. Elles entretiennent un mythe de la femme parfaite – selon les critères japonais – qui, malgré leur nombre décroissant depuis la Seconde Guerre mondiale, ne semble pas s’éteindre.
Les geishas apparaissent au 18e siècle lorsque les ochaya (maisons de thé) ouvrent leurs portes dans les quartiers de plaisir japonais. Elles constituent la suite logique des bouffons japonais appelés taikomochi ou hōkan. Les premières geishas sont donc des hommes, dont la fonction principale est de divertir le public qui les emploie. Au 19e siècle s’opère un tournant : il n’y a plus que des femmes geishas. Contrairement à aujourd’hui, elles ne choisissent pas ce métier. Elles sont, pour la plupart, vendues encore enfant à une okiya, où elles travailleront pour rembourser leur dette, et recevront l’apprentissage pour devenir une geisha.
Plus souvent appelées geikos à Kyōto, leur nom signifie « personne des arts ». En effet, on attend des geishas qu’elles maîtrisent la danse et la musique. Elles ne cessent de s’entraîner et de se perfectionner tout au long de leur vie. Elles doivent en outre être assez cultivées pour participer à tous types de conversations. Elles sont tenues d’être belles et raffinées à tout moment. Jamais une geisha (ou une maiko, le statut précédent celui de geisha), ne peut exprimer sa vraie personnalité ou sa simple fatigue. Ces dernières doivent s’effacer devant l’entité canonique, le rêve rendu vivant. Rien ne doit dépasser de ce moule de la perfection.
Kitagawa Utamaro, Seiro Niwaka Onna Geisha no Bu Tojin Shishi Sumo, vers 1791. Gravure sur bois polychrome (nishiki-e), 25,6 x 38,4 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York. |
Esthétique de la séduction
Les geishas constituent une image, une re-présentation. Elles n’ont de concret que le corps qui porte sur lui l’ensemble des symboles. Or ces symboles sont éminemment puissants dans l’imaginaire japonais. Chaque détail compte pour rendre le tout idéalement séduisant. Car c’est bien de ça qu’il s’agit : de séduction. Ainsi, contrairement à l’Occident qui se plaît bien à dénuder ses femmes, le Japon trouve dans ce qui est caché et suggéré la suprême stimulation des sens. Le kimono de la geisha est ainsi conçu de telle manière que la démarche qu’il impose aux femmes fait remonter le pan de tissu, révélant le pied et la cheville. La large manche quant à elle, ne laisse qu’entrevoir le poignet. On ne montre pas : on évoque.
La chevelure noire et le cou constituent également des parties érotiques. Les cheveux sont coiffés en chignon contenant souvent des bijoux anciens – des chignons qui tirent tellement sur le cuir chevelu que de nombreuses geishas développent une calvitie. Sur le visage, les épaules et le décolleté, elles appliquent de l’huile et de la poudre de riz (qui a remplacé un produit autrefois contenant du plomb). Cette blancheur, contrastant fortement avec les cheveux noirs, s’expliquent par l’absence d’électricité dans le passé : à la lueur des bougies, le fard blanc fonctionnait comme un réflecteur de lumière et permettait de rendre compte de la beauté des geishas. La nuque est peinte en blanc à l’exception de deux lignes descendant dans le dos et que laisse apparaître le col ouvert du kimono. Les lèvres sont traditionnellement peintes de rouge – seulement la lèvre inférieure pour toute maiko de moins d’un an.
Les attributs corporels participent ainsi de la séduction, mais ils ne sont pas les seuls. En effet, les attitudes verbales et gestuelles, ritualisées à l’extrême, concourent elles aussi à la beauté de la geisha. D’où le long apprentissage et l’entraînement permanent que leur condition leur impose. Être une geisha signifie avant tout représenter une esthétique, une image totémique et positive de la femme. Non mariée, elle est séduisante, artiste et spirituelle, là où l’épouse est terne. Les hommes déboursent des sommes astronomiques pour passer du temps en sa compagnie. Elle doit donc être parfaite en tout point. Élégante, la geisha intègre dans sa propre définition la notion japonaise d’iki, un idéal moral fondé sur la vaillance et la conscience. Il s’agit en quelque sorte d’une sophistication naturelle, qui provient justement de la maîtrise de soi. Censée provoquer le désir chez l’être de sexe opposé, cette notion tient encore une part importante dans l’identité du Japon actuel.
Anonyme, Photographie érotique, entre 1870 et 1910. |
Geisha, prostitution, mizuage et Hollywood
Dans le blockbuster Mémoires d’une geisha (réalisé par Rob Marshall) qui a ravivé de nombreux fantasmes dans les contrées occidentales, la pureté présumée des geishas est toutefois mise à mal. À travers le personnage de la grande sœur, d’une part, qui ne se prive pas pour avoir des relations avec l’homme qu’elle désire, mais aussi au travers de la guerre, qui transforme toutes les geishas en femmes de réconfort. Outre le joli raccourci que le film opère, le sujet de ces femmes forcées à satisfaire les soldats a encore fait polémique au début de l’année, lors du festival d’Angoulême et de l’exposition Fleurs qui ne se fanent pas. [1]
Hollywood n’aidant pas, l’inconscient collectif occidental associe souvent geishas et prostitution. D’abord, parce que leur tenue et maquillage s’apparentent à celle des oiran, les « femmes de plaisir » qui sont, elles, de véritables prostituées. Mais la controverse provient surtout d’une pratique qui existait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le mizuage. Ce dernier consistait à mettre la virginité d’une geisha aux enchères, et de la céder au plus offrant. Toutefois, danna (mécène) et clients fortunés des geishas n’avaient pas forcément de relations sexuelles avec elle. D’ailleurs, la seule acquisition du mizuage suffisait à asseoir la réputation de l’acheteur en question, tant son prix était élevé. Aujourd’hui, cette pratique a disparu, mais comme on peut le comprendre dans le reportage réalisé par la BBC [2] , il est possible qu’un client demande à une geisha d’avoir des relations plus intimes avec elle. Dans ce cas, c’est à la femme de décider, et ni son okāsan (« mère » de l’okiya), ni le client, ne peuvent la forcer à faire quoi que ce soit. La frontière est certes ténue, mais elle existe. Dès le 18e siècle, des lois interdisent d’ailleurs aux geishas de se prostituer. Par la suite, le tarif de leurs activités est régulé par le gouvernement. En 1957, la prostitution est complètement interdite au Japon ; il n’y a plus de confusion possible.
La geisha continue toutefois d’alimenter les fantasmes. Incarnation de la femme parfaite pour les uns, symbole d’érotisme interdit pour les autres, elle se tient à la frontière du rêve et de la réalité. En cela, elle représente un élément clé de la culture japonaise : sa conscience de l’impermanence des choses. Au cœur de ce monde transitoire, le fameux « monde flottant » des peintres de l’ukiyo-e comme Hokusai, le plaisir tient le premier rôle. Or la geisha est bien plus qu’un objet de plaisir tel que l’Occident le conçoit ; elle est objet de beauté. Contenant dans son essence tous les principes esthétiques du désir, elle est une projection vivante de la perfection. La femme sous le costume et le personnage de la geisha ne portent d’ailleurs jamais le même nom. Ce sont deux entités distinctes. L’une d’elles est faite de chair et d’os, l’autre… de l’imagination des hommes.
1) http://www.liberation.fr/culture/2014/02/01/a-angouleme-la-bd-sud-coreenne-agace-le-japon_977154
2) www.youtube.com/watch?v=uP1BBw3IYco&feature=youtu.be
2) www.youtube.com/watch?v=uP1BBw3IYco&feature=youtu.be
Sources :
- Boëtsch Gilles et Guilhem Dorothée, « Rituels de séduction », Hermès, La Revue, 2005/3n° 43, p. 179-188.
- Pazó José et Valas Vincent, « La beauté et la mort au Japon », L'en-je lacanien, 2011/2n° 17, p. 101-120.
- BBC Geisha Girl
- Boëtsch Gilles et Guilhem Dorothée, « Rituels de séduction », Hermès, La Revue, 2005/3n° 43, p. 179-188.
- Pazó José et Valas Vincent, « La beauté et la mort au Japon », L'en-je lacanien, 2011/2n° 17, p. 101-120.
- BBC Geisha Girl
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