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Peter Handke, Prix Nobel de littérature 2019 : « Quand j'écris, je me sens comme un criminel »
Le romancier autrichien vient d'obtenir le prix Nobel de littérature. Il nous avait reçus fin 2017 dans sa retraite de la banlieue parisienne.
Propos recueillis par Sophie Pujas
Modifié le 10/10/2019 à 17:11
Publié le 17/12/2017 à 16:15
« Je ne suis pas un fanatique des pourquoi », annonce d'emblée Peter Handke, désarmant par avance bon nombre de nos questions. Car l'écrivain autrichien, l'une des plumes capitales de notre temps, est ainsi : courtois, attentif et chaleureux, mais aussi entier, exigeant, volontiers lapidaire et catégorique, cultivant ses silences. 75 ans et des allures de dandy, l'homme à la fine moustache et à l'élégante chevelure poivre et sel nous accueille dans son pavillon de Chaville (Hauts-de-Seine), dont il a fait sa retraite depuis plus de vingt-cinq ans, après avoir longtemps bourlingué. Un havre de quiétude où il écrit dans un bureau avec vue sur les arbres. On est loin, ici, de la violence des polémiques qui ont accueilli sa décision plus que contestée d'assister aux funérailles de Slobodan Milosevic en 2006, mort en prison à La Haye où il était jugé par le tribunal pénal international pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Pour Handke, le geste s'inscrivait dans sa défense au long cours du peuple serbe, qu'il trouvait unilatéralement présenté comme celui des bourreaux. Mais il n'en a pas moins choqué, au point que l'une de ses pièces avait alors été déprogrammée par la Comédie-Française.
Loin des remous, donc, Handke vit tout près de la forêt, où il aime aller cueillir des champignons – avec des airs de conspirateur, à la fin de l'entretien, il nous ouvrira son frigo, empli de bas en haut de ses derniers trésors automnaux. Une passion à laquelle il vient de consacrer un livre, Essai sur le fou de champignons, dans lequel l'auteur d'Essai sur le juke-box confirme son talent à s'emparer du quotidien pour lui insuffler une profondeur insondable. Le narrateur y raconte son amitié avec un « fou de champignons ». Ce dernier bascule progressivement dans l'obsession, qu'il vit comme une grande aventure. Jusqu'à s'y perdre ? Et pourtant, toute quête étant un absolu, cette folie apporte une part de merveilleux dans un monde terne. Elle hisse la forêt, dont Handke parle magnifiquement, au rang de décor fabuleux et magique. Le livre s'achève – on pourra difficilement y voir un hasard, même si Handke nous promet que le lieu existe – à « L'Auberge du Saint-Graal ». L'écrivain, quant à lui, a choisi son Graal depuis longtemps : la littérature, dont il a une conception aussi haute qu'intransigeante.
Le Point : Qu'a de si particulier la folie pour les champignons ?
Peter Handke : Toutes les folies sont les mêmes, mais quelques folies commencent dans l'enthousiasme. Les fanatiques de champignons sont à la recherche d'une aventure qui les rendrait enfin libres de toutes les opinions historiques, politiques, esthétiques. Mais cela peut devenir aussi dangereux…
Cet essai est aussi une forme de conte… Il faut réenchanter l'époque ?
Oui, mais c'est un conte qui, sans être réaliste, permet de découvrir le réel. Sinon, ce n'est pas de la littérature. Les épopées du Moyen Âge ont beaucoup compté pour moi. Elles représentent une dramaturgie souveraine, beaucoup plus libre et aérée que le roman du XIXe siècle. Elles sont d'aujourd'hui, parce que parfois nous vivons dans une épopée de Chrétien de Troyes.
C'est-à-dire ?
Mais rendez-vous compte : un moment, vous êtes là, en plein milieu de la forêt, quelques heures après vous êtes au bord de la mer, une heure après vous rencontrez une armée, juste après une femme. Le monde est à la fois petit et très grand. Mais on ne l'a pas encore découvert…
Vous aimez consacrer des essais à des sujets inattendus, faussement anecdotiques…
C'est le dernier volume d'une sorte d'ensemble, qui est désormais clos, après l'Essai sur le juke-box, l'Essai sur la journée réussie, l'Essai sur la fatigue, et l'Essai sur le lieu tranquille. Dans ce dernier, je parlais des toilettes publiques, de ce qu'elles peuvent signifier par moments comme asile et résurrection d'une vie intérieure. Souvent, dans ma vie, quand je ne pouvais plus supporter les gens autour de moi, que j'avais besoin de disparaître, j'allais dans ce « lieu tranquille ». Ce sont des sujets essentiels : la fatigue, par exemple, peut ouvrir le cœur et l'esprit. Découvrir des sujets qui concernent beaucoup de monde, mais passent inaperçus, c'est ma profession. C'est ça, la littérature. Je ne me vais pas devenir auteur de policiers !
Pourtant, vous aimez Simenon…
Simenon, c'est différent. De lui, j'ai lu une soixantaine de livres, surtout autres que des Maigret. Chaque paragraphe est contrôlé et vivant. Pourtant, il très rare qu'un roman de Simenon fortifie l'être de celui qui le lit : souvent le lecteur est perdu, ne peut plus respirer. Et j'ai aussi besoin d'être fortifié par la lecture. Ou plutôt d'être à la fois affaibli et fortifié. Mais aujourd'hui, le roman policier, c'est une peste ! Je déteste l'Islande rien que pour ça, tous ces pseudo policiers alors que c'est un pays où il n'y a même pas de crime ! Il faut quand même qu'ils soient pervers… Alors qu'il existe un très grand écrivain islandais dont personne ne semble se soucier, Halldor Laxness (1902-1998, NDLR). Mais ce sont des traîtres, les gens qui lisent des choses pareilles ! Ils n'ont jamais cru à rien dans leur vie…
Mais traîtres à quoi ?
Au livre, à la littérature.
Dans vos livres, à l'inverse, vous bannissez toute résolution finale…
C'est vrai, chacun de mes récits a des fins qui ne sont pas des fins, mais des ouvertures. Sauf le livre sur ma mère, sur sa vie et son suicide, pour lequel il était difficile de trouver une ouverture…
Ce livre sur votre mère, Le Malheur indifférent, vous l'avez écrit quelques semaines seulement après les faits, en 1972…
C'est un livre qui a été écrit dans une grande urgence, une grande nécessité. J'y étais poussé par une sorte de force. C'était tout de suite après sa mort parce que je me suis dit que si j'attendais, ça deviendrait un livre comme il y a tant, de simples Mémoires.
Étiez-vous satisfait de ce que vous aviez accompli avec ce livre ?
Il était juste. Et je suis un fanatique de la justesse. En littérature, il faut être infidèle, faire des détours, pour être vraiment fidèle. Mais là, je n'ai pas pu faire de détours, c'était la réalité.
Pourtant, vous êtes un ardent défenseur de la fiction…
Parce que la fiction est plus attachante, plus passionnante pour moi. C'est avec elle qu'on découvre des choses de la vie qu'on avait oubliées ou qu'on ne savait pas. La fiction réclame un sentiment vrai. Kafka a dit qu'il fallait chercher un an en soi pour trouver un sentiment vrai. S'il y a un vrai sentiment, le sentiment invente l'histoire. Avec un grand sentiment, l'écriture se métamorphose. La vraie fiction est naturelle, beaucoup plus naturelle qu'un article de journal. C'est la grande différence entre littérature et journalisme. Mais aujourd'hui, on confond tout…
Qu'avez-vous découvert avec l'Essai sur le fou de champignons ?
De longues phrases, de la grammaire. L'amour, la confrontation. Il faut toujours rafraîchir ce qu'on est en train de perdre dans la vie, surtout avec les années. Ce qu'il y a de magnifique avec la littérature, c'est que c'est une découverte sans objet. Ça ne veut pas dire que c'est abstrait. C'est un processus d'abstraction grâce auquel le concret devient léger, aéré…
Une révélation ?
La création est une Apocalypse dans le bon sens. On pense aujourd'hui que l'Apocalypse, c'est la fin du monde. Mais en grec, cela veut dire que quelque chose s'ouvre, est montré. Dans un livre, cela peut être une image, un rêve, une contradiction, une culpabilité. Pour moi, la culpabilité est liée au catholicisme dans lequel je suis né, même si je n'y ai pas été élevé. J'ai été contaminé.
Quand j'écris, je me sens comme un criminel, qui aurait trouvé le trou pour commettre ses crimes
Ce catholicisme, qu'en avez-vous gardé ?
Des choses magiques, des lectures, et en particulier l'Apocalypse de saint Jean, qui se termine bien, contrairement à ce qu'on s'imagine. À l'église, dans mon enfance, c'était magnifique : les litanies de la messe étaient dites en slovène, la langue de ma mère. Elles avaient un rythme qui a touché quelque chose en moi. Il faut vous dire qu'on était obligés, après la Seconde Guerre mondiale, en Carinthie où j'ai grandi (Land d'Autriche, limitrophe de la Slovénie et de l'Italie, NDLR), d'apprendre le slovène à l'école. Beaucoup refusaient, et j'en faisais partie. Pourtant à onze ans, quand je suis arrivé à l'internat, j'ai commencé à chercher un endroit qui m'appartienne, parce que je n'en avais plus. C'est là que j'ai commencé à m'approcher du slovène. J'ai été longtemps absent d'Autriche, j'ai traversé le monde entier avant d'y retourner. Je suis attaché à cette histoire parce que le danger, aujourd'hui, c'est que la littérature soit partout pareille. Une littérature « internationale », c'est-à-dire écrite de la même façon partout. C'est dommage pour le peuple des lecteurs.
Vous avez traduit René Char, Ponge, Modiano, mais aussi Sophocle ou Euripide… Qu'a représenté la traduction pour vous ?
Elle m'a fait du bien. La traduction, c'est moins dangereux que l'écriture. On est en sécurité quand on traduit. On peut suivre un auteur, jouer avec lui. Et il se trouve que quelquefois, on a envie de jouer avec quelqu'un d'autre. Traduire, c'est un plaisir magnifique. Mais depuis dix ans, je ne veux plus. Il faut s'arrêter avant que la traduction ne vampirise votre propre travail.
Quelles sont vos folies ?
J'aimerais bien le savoir moi-même… Je crois que je suis assez bien dans ma tête, et en même temps, j'ai des accès de rêves magnifiques, de cauchemars… Pour moi, ce n'est pas normal d'écrire. Quand j'écris, je me sens comme un criminel, qui aurait trouvé le trou pour commettre ses crimes. Et en même temps, dans ce trou, je me sens bien. Dans mon droit.
Préférez-vous la solitude ?
L'écrivain, aujourd'hui, est un être public. Camus disait : « solidaire, solitaire ». Nous, les écrivains, sommes déchirés entre ce statut public et l'existence privée, et c'est très bien comme ça. Quand personne ne vient, je suis là, je regarde le ciel, je travaille dans le jardin… Parfois je préfère ! J'ai besoin de lire, chaque jour, beaucoup. Pour moi, lire c'est aussi déchiffrer. En français, comme d'ailleurs en allemand, on dit « ça se lit facilement », « ça se lit bien », c'est idiot. C'est moi qui lis, pas « ça » comme un objet, et cela n'est pas fait pour être facile !
La colère, c'est un moteur de création ?
Oui. On dit que la colère est inutile, je ne suis pas d'accord. La colère est une passion, un enthousiasme. Comme l'amour. La difficulté, c'est qu'elle devienne créatrice. La fureur a parfois du mal à devenir forme. La haine n'est jamais fructueuse, mais la colère, oui.
Quelle relation entretenez-vous à la France, votre pays d'adoption ?
Je ne suis pas français, je paie les impôts ici, mais je n'ai pas le droit de voter. Ma fille dit que je devrais participer aux élections en Autriche. Elle m'a même imploré de voter, à cause de l'extrême droite, mais je ne veux pas, parce que je ne comprends rien à ce qui se passe là-bas. Je ne sais même pas qui est chancelier.
Ne pas voter, est-ce paradoxal, pour l'écrivain engagé politiquement que vous avez été ?
Je n'ai eu qu'un seul combat, et il s'agissait moins d'un engagement politique que d'un destin historique, auquel je n'avais pas la liberté de me soustraire. Je n'ai pas le sentiment de l'avoir choisi, mais qu'il m'a choisi.
Vous parlez de vos positions pro-serbes, dont le lecteur pourra trouver les racines dès Un voyage hivernal dans le Danube. Avez-vous le sentiment d'avoir été mal compris ? Quel regard portez-vous aujourd'hui sur les polémiques ?
J'attends toujours des excuses. De tout le monde, depuis la France jusqu'à l'Alaska…
Avez-vous des regrets ?
Au fond, je suis assez reconnaissant pour la vie qui a été la mienne. J'aurais pu devenir avocat, puisque j'ai fait des études de droit. Mais j'exerce la profession d'écrivain, une profession magnifique qui donne des couleurs dans le regard ! J'aurais aimé écrire une chanson au cours de ma vie. Je me le disais déjà quand j'étais jeune. Cela viendra peut-être…
« Essai sur le fou de champignons », Peter Handke, Gallimard, traduit de l'allemand (Autriche) par Pierre Deshusses, 160 p. 14 euros.
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