La dessinatrice anglaise Posy Simmonds, à Londres, le 27 mars. CONOR O’LEARY POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Avec « Cassandra Darke », Posy Simmonds revisite Charles Dickens
Connue pour ses romans graphiques « Gemma Bovery » et « Tamara Drewe », la dessinatrice anglaise épingle le milieu conservateur. Commencé avant le Brexit, ce portrait d’une galeriste avare et acariâtre pointe avec humour les fractures de la société britannique.
Une sale ambiance règne à Londres. Une atmosphère crépusculaire d’où émergent de béantes fractures – sociales, économiques, morales. On ne parle pas, ici, de la période actuelle du Brexit. Mais du climat qui infuse dans Cassandra Darke, le nouvel album de Posy Simmonds. Commencé en 2014, achevé quatre ans plus tard, l’ouvrage ne fait aucune allusion directe au projet du Royaume-Uni de sortir de l’Union européenne.
Comment, cependant, ne pas déceler des signes avant-coureurs dans le portrait de son héroïne, une femme d’âge mûr ayant hissé l’isolement et le repli sur soi au rang de philosophie ? Peu importe si Posy Simmonds n’a pas cherché à filer la métaphore, comme elle l’explique ce jour-là à Paris, en marge du Pulp Festival dont elle était l’invitée. A travers ce roman graphique, l’auteure britannique réaffirme son talent de chroniqueuse acérée des mœurs de ses contemporains et compatriotes.
Misanthrope et renfrognée
Quatrième album de bande dessinée traduit en français de l’illustratrice de 73 ans, Cassandra Darke marque une légère rupture dans sa carrière. Si son personnage central est de nouveau une femme, comme dans Gemma Bovery (Denoël, 2000) et Tamara Drewe (Denoël, 2008), celle-ci n’a aucun point commun, physiquement, avec ses pulpeuses devancières.
Mal à l’aise dans son corps en surpoids, vilaine sous sa chapka à pans rabattus qui la soustrait encore un peu plus du monde extérieur, Cassandra Darke dirige une galerie d’art moderne que son défunt mari lui a léguée après son départ du domicile conjugal (pour aller vivre avec la propre sœur de l’héroïne). Misanthrope et renfrognée, cette « vieille fille dans l’âme », comme elle se définit, vient d’être condamnée par la justice pour avoir vendu des copies non autorisées de sculptures. Riche propriétaire d’une maison du quartier huppé de Chelsea, Cassandra Darke est aussi l’avarice incarnée et n’a que peu d’égard pour ceux qui l’entourent.
« Les quartiers riches sont de plus en plus riches et les quartiers pauvres de plus en plus pauvres. » Posy Simmonds
C’est en marchant dans les rues de la capitale britannique que Posy Simmonds a imaginé ce récit, inspiré d’Un chant de Noël (1843), un conte de Charles Dickens relatant la rédemption d’un pingre au cœur froid dénommé Ebenezer Scrooge. « En me promenant, je me faisais la réflexion que les quartiers riches sont de plus en plus riches et les quartiers pauvres de plus en plus pauvres. Je ne crois pas que cela soit propre à Londres ; il en va de même dans d’autres grandes villes du monde, comme Paris », souligne-t-elle dans un français appliqué, souvenir de ses études à la Sorbonne lorsqu’elle avait 17 ans.
Aussi caustique à souhait qu’il soit, son procès des inégalités qui se creusent ne verse pas dans le manichéisme. Impitoyable avec sa nièce Nicki, la monstrueuse Cassandra n’en apparaît pas moins, au fil des pages, d’une humanité presque touchante. Son monologue intérieur dévoile les blessures intimes d’une femme prenant conscience, à l’hiver de sa vie, qu’elle s’est mariée par convention et qu’elle a toujours refusé le plaisir. Avec elle, Posy Simmonds fait preuve d’empathie, comme souvent dans ses portraits féminins.
Jeu de miroirs
La cible visée par l’auteure est une autre différence notable avec Gemma Bovery – réinterprétation moderne de Madame Bovary, de Flaubert – et Tamara Drewe – récit du retour au village d’une briseuse de cœurs. Cette fois-ci, Posy Simmonds critique le milieu conservateur, et non, comme auparavant, les classes moyennes supérieures de gauche. Bobos, profs d’université, écrivains en panne d’inspiration, rock stars à la dérive peuplaient ses précédents romans graphiques, où leur conformisme était disséqué sur l’autel de l’understatement, cet humour typiquement britannique fondé sur la dédramatisation de toute situation.
« Tous ces gens bien-pensants m’amusent avec leur obsession de vouloir toujours bien faire, comme sauver les baleines, et leur façon d’entreprendre le contraire de ce qu’ils disent », raille la dessinatrice. Le plus croustillant, dans l’histoire, est que Gemma Bovery et Tamara Drewe – qui ont tous les deux fait l’objet d’une adaptation au cinéma (le premier par Anne Fontaine en 2014, le second par Stephen Frears quatre ans plus tôt) – ont été prépubliés dans The Guardian, dont la ligne éditoriale est précisément située au centre gauche. En France, Claire Bretécher avait mis en place ce même jeu de miroirs ironique dans Le Nouvel Observateur, où parurent ses Frustrés à partir de 1973.
S’ils ont beaucoup écrit à Posy Simmonds, par exemple pour lui demander conseil sur leur projet de divorce, les lecteurs du Guardian ont été les témoins privilégiés d’une avancée significative dans la façon dont le neuvième art se réinvente constamment : la création d’un procédé de narration hybride, mêlant cases dessinées et pavés de texte typographié. Unique, ce « style Posy » est né de la contrainte de maquette imposée par le Guardian à sa collaboratrice : un format tout en hauteur, « girafesque », comme dit le journaliste spécialisé Paul Gravett, occupant l’équivalent de trois colonnes de journal – une « horreur », dit Posy Simmonds, pour qui pratique ce média plutôt horizontal qu’est la BD.
Grande prouesse
« Le Guardian ne m’ayant par ailleurs octroyé que cent épisodes quotidiens pour Gemma Bovery, j’ai imaginé ce mélange texte-images afin de pouvoir dire tout ce que j’avais à dire », explique-t-elle. La méthode s’est révélée bien pratique, le dessin étant utilisé pour les dialogues importants ou les scènes silencieuses, l’écrit servant à contextualiser des situations ou à creuser la psychologie des personnages. « Je me suis vite rendu compte que l’usage du texte seul m’évitait aussi de représenter des passages difficiles à dessiner, du type : “Il faisait nuit, elle ne pouvait pas voir cet immense tracteur” », s’amuse-t-elle.
La grande prouesse de la satiriste reste toutefois d’avoir fait venir à la bande dessinée un public qui n’en lisait jamais. Ses ventes n’ont cessé de grimper, album après album. Reconnaissance ultime : celle qui découvrit la BD, enfant, grâce à des histoires de super-héros qui circulaient dans une base militaire américaine située non loin de la ferme de ses parents, dans le Berkshire, est devenue, en 2004, le second auteur de récit graphique, après Raymond Briggs, à rejoindre la Royal Society of Literature, l’équivalent de l’Académie française. « Ce fut une grande surprise, confie-t-elle. Cela dit, aurais-je été nommée si mes histoires n’avaient été composées que de cases et de bulles ? Ce n’est pas si sûr. »
Cassandra Darke, de Posy Simmonds. Traduit de l’anglais par Lili Sztajn, « Denoël Graphic », Denoël, 96 p., 21 €. So British ! L’art de Posy Simmonds, de Paul Gravett. Traduit de l’anglais par Jean-Luc Fromental, Denoël, 112 p., 23 €.
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