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A plus de 80 ans, Toni Morrison ne lâche rien et signe «Délivrances»
«Délivrances», le onzième roman de la Prix Nobel de littérature, continue à scruter la ségrégation raciale et le racisme. Lula Ann devenue Bride est la victime de son apparence, de son corps, de sa peau... Entre fantastique et fable sociale, l’auteure de «Beloved» s’impose, magistralement, et en toute liberté
Publié vendredi 28 août 2015 à 14:15
A 80 ans passés, Toni Morrison ne lâche rien.
La ségrégation raciale aux Etats-Unis est au cœur de «Délivrances», magistral roman choral
Depuis ses débuts, l’exploration du racisme à l’œuvre dans son pays est le thème de prédilection de la romancière américaine, Prix Nobel de littérature. Ici, elle décrit l’effroi de Sweetness, une mulâtre «au teint clair» qui accouche, dans les années 1990, en Pennsylvanie, d’une petite fille qui la dégoûte à cause de la couleur de sa peau, «noire comme le Soudan»
Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière
Quand c’est non, c’est non! Il y a quelques mois, interviewée par le critique américain Hilton Als, Toni Morrison lui a confié que, à 80 ans passés, elle s’autorisait à dire trois choses. «La première, c’est Non! La seconde, c’est La ferme! Et la troisième c’est Dehors!»
Tout ça pour prévenir qu’elle n’en ferait désormais qu’à sa tête et qu’elle ne s’attellerait pas à l’autobiographie qu’elle avait pourtant promise à son éditeur, Random House. Et d’ajouter: «J’y ai réfléchi et puis j’ai dit: je n’écrirai pas de Mémoires. Ça ne m’intéresse pas, je connais déjà tout ça!»
En savoir toujours plus
Ce à quoi elle tient dur comme fer, par contre, c’est à continuer son travail de défrichage afin d’en savoir plus, toujours plus, sur les êtres et sur le monde, grâce à l’écriture. La preuve, ces Délivrances, son onzième roman où elle brode un nouveau motif – «les fardeaux de l’enfance», explique-t-elle – sur la thématique qui est la sienne depuis la première heure: la question de la ségrégation raciale aux Etats-Unis, sous toutes ses formes et à toutes les époques.
Nous sommes à Norristown, une ville moyenne de Pennsylvanie, au début des années 1990. Ce jour-là, Sweetness, une mulâtre «au teint clair», est saisie d’épouvante. Parce qu’elle vient d’accoucher de Lula Ann, une petite fille qui la dégoûte à cause de la couleur de sa peau.
«Elle m’a fait peur tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire comme le Soudan», gémit Sweetness dont l’époux – magasinier à la gare – ne tarde pas à l’abandonner en l’accusant d’adultère. A l’école, Lula Ann devra jouer un rôle détestable, celui de Topsy – l’esclave noire de La Case de l’oncle Tom – et elle essuiera les pires injures. Noiraude. Face de charbon. Ooga Booga. C’est à ce moment-là qu’elle commettra l’irréparable: pour trouver grâce aux yeux de sa mère et tenter de gagner son affection, elle n’hésitera pas à accuser sa maîtresse de pédophilie. Un faux témoignage qui vaudra quinze ans de prison à cette institutrice, à tout jamais détruite. «Ce n’est pas souvent qu’on voit une petite fille démolir de méchants Blancs», clamera Sweetness, enfin réconciliée avec cette Lula Ann qui, désormais, aura un autre fardeau à porter – une culpabilité terrible, pour avoir envoyé une innocente derrière les barreaux.
Conjuration
Le second acte ressemble à une conjuration. A la fin de l’adolescence, Lula Ann saura déjouer les regards racistes en usant de sa couleur à son avantage. Dans ses robes blanches immaculées, elle s’est métamorphosée en une beauté noire aux allures de diva. De son handicap, elle a fait un atout. Elle roule en Jaguar et elle a changé de nom – elle s’appelle désormais Bride – pour devenir une battante, directrice d’une entreprise de cosmétiques.
Et pourtant. Et pourtant, il y a cette tache indélébile sur son cœur, comme un péché originel. A tout prix, elle veut se faire pardonner, aller retrouver son institutrice et lui avouer la vérité. Elle attendra sa sortie de prison pour se jeter à ses pieds, chargée de cadeaux. Réponse de l’intéressée: un tabassage en règle qui enverra Bride à l’hôpital, sacrément amochée. Mais libérée.
Ce qu’elle ignore, c’est que ses épreuves sont loin d’être achevées. D’abord, il y a cette peste de Brooklyn, la fausse copine qui rêve de lui voler son job. Mais il y a surtout le départ brutal de son amant, Booker, un étudiant de troisième cycle, ancien trompettiste de jazz qui ne s’est jamais remis de la mort de son frère, assassiné par un pédophile – une menace omniprésente tout au long du roman. Est-ce pour cette raison que Booker a rompu avec Bride? La voilà de nouveau brisée. Abandonnée, après avoir été l’enfant de la honte.
«Tout s’écroule en moi», dira celle qui multipliera alors les aventures, par dépit, par désespoir, empêtrée dans une vie sexuelle «semblable au Coca Light, sans nutriments et d’un goût trompeur, comme un jeu vidéo imitant la jubilation».
Aux abois
Ce roman est le portrait d’une femme aux abois, en quête de délivrance, victime de son apparence et de son propre corps. Ce corps qui finira par la trahir lorsqu’elle constatera, terrifiée, que sa féminité d’adulte s’efface et que ses seins se mettent à rapetisser mystérieusement, comme si son enfance la rattrapait et, avec elle, «les sales histoires du passé». Etrange irruption du surnaturel, dans un récit si crûment réaliste…
La suite? Une fugue jusqu’en Californie afin de retrouver les traces de Booker, l’intellectuel dégoûté par son pays, l’amant rebelle sur lequel Toni Morrison projette sa propre vision de l’Amérique. Une vision passablement amère, surtout en ce qui concerne le monde politique. «C’est une abomination», lâche Booker, qui saura offrir à Bride sa part de résilience dans un dénouement sans doute trop convenu, trop prévisible. Mais empreint d’une douceur apaisante, comme ces «parfums de lilas» qui, soudain, viennent mettre un terme aux trop longs hivers.
Enfer intime
Roman choral dont les personnages se confessent à tour de rôle pour dire à quel point les préjugés raciaux contaminent les relations sociales – même celles des Noirs entre eux –, Délivrances explore avec beaucoup de doigté l’inconscient collectif américain. Et raconte comment on affronte les blessures de l’enfance lorsque, à l’instar de l’héroïne, on a été «jeté comme un déchet» dès la naissance.
Mais au-delà de l’humiliation liée à la couleur de la peau, c’est aussi au désamour – et à toutes les figures de l’abandon – que le Prix Nobel 1993 tente de donner une réponse. Une réponse qui peut être tragique puisque, pour Bride, elle passe par le plus perfide des mensonges. Comme si, pour elle, le Mal ne pouvait engendrer que le Mal.
C’est au cœur de cet enfer intime que l’auteur de Beloved vient lui tendre la main avec une compassion admirable, au détour d’un conte cruel qui est aussi le portrait d’une certaine Amérique. Celle que le racisme continue à empoisonner, comme à Charleston, en Caroline du Sud, lors de la fusillade macabre du 17 juin dernier.
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Toni Morrison
Toni Morrison, dans une interview à «Livres Hebdo» du 26 juin 2015
«Je voulais faire un livre contemporain sur les fardeaux de l’enfance, comment ils peuvent nous paralyser, nous corrompre au point que l’on ne pense plus qu’à soi»