The Beatles : Get Back, film de Peter Jackson, ainsi que le livre qui l’accompagne, amplifient le documentaire Let It Be (1970), aujourd’hui indisponible. Bien plus qu’un simple « making-of » de celui-ci, ce film permet d’entrer dans l’intimité des Beatles, de regarder tel un voyeur leur fonctionnement dans le studio peu avant leur séparation. Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui, livre grand format de Paul McCartney également sorti cet automne, complète le travail de Jackson, en fournissant des informations précieuses sur la composition des chansons.
The Beatles : Get Back, film de Peter Jackson, ainsi que le livre qui l’accompagne, amplifient le documentaire Let It Be (1970), aujourd’hui indisponible. Bien plus qu’un simple « making-of » de celui-ci, ce film permet d’entrer dans l’intimité des Beatles, de regarder tel un voyeur leur fonctionnement dans le studio peu avant leur séparation. Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui, livre grand format de Paul McCartney également sorti cet automne, complète le travail de Jackson, en fournissant des informations précieuses sur la composition des chansons.
The Beatles. Get Back. Photographies d’Ethan A. Russell et de Linda McCartney. Prologue de Peter Jackson. Introduction de Hanif Kureishi. Assemblé par John Harris d’après la transcription des enregistrements d’origine. Trad. de l’anglais par Michka Assayas. Apple/Seghers, 248 p., 39,90 €
Peter Jackson, The Beatles : Get Back. Film documentaire de 7 h 45 mn environ, disponible sur la plateforme Disney+
Paul McCartney, Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui. Trad. de l’anglais par Paul Muldoon, Hélène Borraz, Raphaël Meltz et Louise Moaty. Buchet-Chastel, 912 p., 79 €
Votre chroniqueur les a vus en live ; « vus », c’est beaucoup dire : à sept ans – en septembre 1964, à Milwaukee –, je ne voyais que le dos des fans debout dans la rangée de devant. Les ai-je entendus ? Non plus : les cris et les hurlements étouffaient la musique. L’obscurité de la salle était ponctuée de lumières le long des couloirs, empruntés sans cesse par des secouristes portant des brancards sur lesquels se vautraient des adolescentes évanouies. Les Beatles admettraient plus tard qu’à l’époque, faute de pouvoir s’entendre, ils jouaient mal.
Toute cette hystérie, à quoi rime-t-elle ? En 1841, Heinrich Heine a inventé le mot « lisztomania » pour décrire la frénésie autour de Franz Liszt ; depuis, rien n’a changé. Le mythe du processus créateur, central dans le mouvement romantique du XIXe siècle, entoure les Beatles. The Fab Four : n’y avait-il pas chez eux quelque chose de fabuleux, voire de surnaturel ? John Lennon avait-il tort de les comparer au Christ ?
En les regardant, on est happé par leur charisme : John, Paul, George ou Ringo, ils sont fascinants. Mick Jagger les a baptisés « le monstre à quatre têtes », et, même si l’on est de son côté dans la rivalité Beatles-Stones – concept plus hexagonal qu’anglo-américain –, il faut concéder que le charme est mieux également réparti chez les musiciens de Liverpool : d’un côté, ils sont deux à crever l’écran (Jagger et Richards) ; de l’autre, un quatuor.
Lorsqu’on les fixe, que voit-on ? Des jeunes gens stylés ? À l’opposé du stéréotype de l’artiste romantique, ignoré et souffrant de la tuberculose dans un taudis, ils sont richissimes, acclamés pour leur poésie, leurs vers sont sur toutes les lèvres. Aussi sensibles que Keats ou Kafka, ils ne sont pas isolés : les Beatles, c’est une histoire de complicité. On la voit à l’affiche dans A Hard Day’s Night (Quatre garçons dans le vent) : pourchassés par des fans dans une gare, agressés par un homme d’affaires dans un compartiment, grondés tels des écoliers par leur manager, incarcérés dans la soute du train, harcelés par des journalistes, placés en garde à vue au commissariat, ils demeurent soudés, unis dans l’impertinence.
De l’intérieur d’une bulle endogame, ils étudient malicieusement les intrus : ce schéma anticipe de trente ans la série Friends. Leur cercle est strictement délimité : aucune possibilité de l’intégrer formellement, les supposés « cinquième » ou « sixième » membres resteront à jamais dans les limbes – les Pete Best, Stuart Sutcliffe, Brian Epstein, George Martin –, faute d’avoir l’ADN magique. Parce que rien ne doit perturber leur pureté pastorale : « Nothing’s going to change my world. » Au cœur du paradis, ils érigent la future pomme de leur discorde, Apple Records, label créé en 1968 dans un élan utopique – ils voulaient aider d’autres artistes – mêlé de considérations fiscales : réduire leur facture d’impôt.
C’est sur le toit du siège d’Apple, situé 3, Savile Row, à Londres, qu’ils ont donné leur dernier concert, le 30 janvier 1969, interrompu par la police après quarante-deux minutes. Comme à Milwaukee, de nombreuses personnes près de la scène n’ont rien vu : les passants dans la rue en bas ne pouvaient voir les musiciens responsables du vacarme émanant du sommet de l’immeuble de cinq étages. Seuls une vingtaine d’observateurs ont assisté au spectacle : l’équipe du tournage du documentaire, des amis et des associés du groupe, et des badauds montés sur le toit d’un immeuble voisin.
Let It Be (1970), de Michael Lindsay-Hogg, essayait de combler cette lacune. Lindsay-Hogg, réputé être le fils biologique d’Orson Welles (les deux cinéastes se ressemblent), a réalisé un documentaire dans lequel la musique prédomine, partagée entre répétitions et concert. À sa sortie, il a été vilipendé par la critique (tout en recevant des prix pour la bande-son), déçue de découvrir un groupe en voie de décomposition. Votre serviteur l’a visionné sans enthousiasme.
Arrivons en 2017. Peter Jackson, réalisateur néo-zélandais né en 1961 et fan du groupe depuis son enfance, a pu voir les épreuves de tournage jusque-là mises sous clé – il y avait soixante heures d’images et cent cinquante heures d’enregistrements audio – qui l’ont inspiré, il a travaillé dessus pendant quatre ans. Le premier montage de son film durait dix-huit heures, il a été réduit finalement à 7h45. Et quel travail ! Avec le dernier Tarantino (sorti à l’été 2019 ; sa novélisation a été traduite en 2021), c’est la meilleure expérience cinématographique de la décennie en cours. Pourquoi ? Parce que rien ne se passe sur le plateau, si ce n’est que quatre musiciens improvisent. L’immobilité du cadre n’est pas sans rappeler Beckett ou le film expérimental d’Andy Warhol, Empire (1965), un plan fixe pendant huit heures sur l’Empire State Building. Sauf que le Fab Four est plus beau que le magnifique gratte-ciel Art déco né dix ans avant eux. En plus, ils bougent, ils chantent !
Let It Be proposait une image hiératique du groupe : on y entend la musique des répétitions dans le studio de Twickenham, les musiciens mis en relief devant des écrans arc-en-ciel servant de toile de fond, et on voit la moitié du concert sur le toit. À part quelques échanges acerbes – notamment entre Paul et George –, on n’apprend pas grand-chose sur le quatuor. Le film de Peter Jackson, lui, permet de suivre l’évolution des chansons – des inédits aussi bien que des chansons sorties sur les albums Let It Be et Abbey Road. On assiste en live au dévoilement des hits, ramenés au studio sur une feuille de papier ou sur une bande démo par l’auteur, puis joués en version primitive devant ses potes.
Le plus frappant, c’est la méthode de travail : le mélange du jeu et du sérieux ; l’alternance de bribes d’albums précédents, de parodies d’airs connus – détournés au moyen de paroles absurdes –, la reprise des tubes des pairs ou des aïeux, tels The Drifters, Canned Heat, The Everly Brothers, Big Joe Turner, Little Richard, Carl Perkins, etc. ; et enfin, le douloureux perfectionnement des arrangements. Parmi les moments ludiques, on retient celui où John imite la musique de cithare d’Anton Karas pour Le Troisième Homme, très ironique du fait de la présence de Michael Lindsay-Hogg.
Enfermé dans leur bulle créative, stressés par le projet – finalement abandonné – de monter un spectacle télévisé en deux semaines et demie, pour lequel il aurait fallu écrire une dizaine de chansons nouvelles, ils sont distraits par le flux des invités, notamment par la présence permanente de Yoko ainsi que par celle, intermittente, des compagnes des autres, dont Linda McCartney, tenant l’appareil photo à l’origine de belles images publiées dans le livre
Get Back.
Comme dans Friends, l’interaction entre les « habitants » du plateau – occupés par le même projet auquel ils s’attèlent avec ambivalence – et les personnes extérieures crée une tension piquante. Le claviériste Billy Preston – vieux copain depuis Hambourg en 1962 –, se trouvant dans la salle de réception d’Apple le 22 janvier, sera invité par George Harrison à participer aux séances d’enregistrement. Le 30 janvier, il participera au concert sur le toit, et sera le seul artiste hors du groupe à être crédité sur une chanson des Beatles (Get Back).
Paroles et souvenirs de 1956 à aujourd’hui, livre grand format mélangeant textes, photos et dessins – oui, sir Paul McCartney dessine ! –, prolonge l’expérience : on se réjouit de voir l’envers du décor, de croquer la pomme paradisiaque. Les Beatles étaient-ils des poètes ? Dans le film Get Back, les jeux de mots récurrents – surtout ceux de Lennon – renvoient à Lewis Carroll. Moins porté sur l’absurde que son camarade, Paul aussi était un parolier important : l’anthologie de poésie qu’on utilisait dans mon collège à Milwaukee comprenait le texte de « She’s Leaving Home ». Le relire aujourd’hui fait comprendre à quel point on était embobinés par l’aura du Fab Four :
« Wednesday morning at five o’clock as the day
Begins
Silently closing her bedroom door
Leaving the note that she hoped would say more
She goes downstairs to the kitchen clutching her
Handkerchief
Quietly turning the backdoor key
Stepping outside she is free »
Est-ce de la poésie ? Le texte est poignant, mais à condition de le fredonner. Tandis que les vers d’Homère, pour lesquels on a oublié le chant d’origine, gardent leur magie après trois millénaires.
C’est pour ça que j’en veux au
Fab Four : leurs mélodies accrocheuses ont altéré notre rapport à la stance. Combien de personnes connaissent par cœur « La Chanson d’amour » de J. Alfred Prufrock ? T. S. Eliot n’a pas écrit un accompagnement musical pour son poème chantant, relativement ignoré comparé à un autre hymne à l’amour, « Lucy in the Sky with Diamonds ». À qui la faute ? Hélas, comme l’a affirmé Mick, « It’s Only Rock ‘N’ Roll (But I Like It) ».