mercredi 2 octobre 2024

Boucher le trou – Sur « Jewish Cock » de Katharina Volckmer

 




Boucher le trou – Sur « Jewish Cock » de Katharina Volckmer


Jewish Cock, le premier roman de Katharina Volckmer, Allemande exilée à Londres, a ébloui la critique et le public anglophone. L’œuvre, qui raconte la tentative de transformation d’une femme sur le point de changer de sexe, interroge la possibilité d’un tel geste, non dans l’absolu, mais pour l’Allemande qu’est la femme en train de l’accomplir. Résolument provocateur, mélangeant fantasmes sexuels sur Hitler et aperçus aigus sur nos sociétés contemporaines, le roman a récemment été traduit en français[1]. Julia Christ nous donne sa lecture de la parabole satirique de Katharina Volckmer, où plane l’ombre de Philip Roth, Woody Allen et Thomas Bernhardt.


Sur la chaise inconfortable de son gynécologue anglais : une femme. Les jambes écartées, le sexe à nu, elle confesse. La haine qu’elle ressentait, enfant, à l’égard de sa mère et de son corps dégoûtant qu’elle redoute devenir le sien. L’envie qu’elle ressentait, enfant, à la vue du membre de son père, de posséder, elle aussi, un pénis, qu’elle est allée chercher dans les rayons des magasins de jouets de sa ville natale sans jamais le trouver disponible à la vente. La joie qui avait été la sienne lorsqu’elle découvrit qu’elle avait eu un frère ainé mort avant sa naissance et dont elle jalousait, enfant disgracieuse, la beauté aryenne fantasmée.

La femme est allemande. Le médecin anglais est juif. Elle parle. Lui, il écoute. Plutôt, il supporte. Car tout au long du premier roman de Katharina Volckmer, Jewish Cock, on ne cesse de se demander pourquoi il écoute, lui qui n’est pas psychanalyste mais gynécologue, lui, le juif au nom d’assonance allemande – il s’appelle Seligmann – dont on imagine aisément le destin familial. Pourquoi écoute-t-il une jeune allemande philosopher sur la mort (occupation allemande par excellence) qui serait rarement « violente » mais quelque chose qui « pousse à l’intérieur de nous » ? Pourquoi écoute-t-il dire que le vrai problème du génocide des juifs, selon elle, est « que j’ai toujours eu l’impression que c’était nous-mêmes que nous avions éradiqués » ? Et pourquoi accepte-t-il de se faire traiter de « prêtre » servant à son baptême, à sa renaissance, bref, à sa rédemption ? Pourquoi est-ce qu’il supporte ces méprises nourries au narcissisme sans bornes de la jeune femme, écoute-t-il son histoire familiale et ses rancunes ridiculement banales, ses plaintes infinies sur sa vie difficile, et ses fantasmes, certes inventés mais tout même pénibles pour les oreilles d’un juif, sur ses rapports sexuels masochistes avec le Führer et le chatouillement de sa moustache sur son sexe qui la fait jouir ? Pourquoi écoute-t-il sans jamais riposter ? Sans contredire ? Sans commenter ? C’est quoi ce fantasme du juif docile, silencieux, serviable et foncièrement inoffensif qui est moins raconté par le roman que mis en scène d’une manière qui ne peut pas ne pas susciter un sentiment de malaise ?

La critique a encensé le roman au point de comparer l’auteure au jeune Philip Roth ou à Thomas Bernhard au mieux de sa verve méchante. C’est plutôt aux œuvres du réalisateur autrichien Ulrich Seidl qu’il fait penser : ces films qui font rire aux éclats les vingt premières minutes jusqu’au moment où on se rend compte que ce qu’on est en train de trouver incroyablement drôle relève du viol, de l’abus, de la maltraitance enfantine, de la prostitution forcée. À la lecture du roman on s’amuse également beaucoup pendant les premières pages qui expliquent, par exemple, que les femmes allemandes sont incapables de faire une fellation correcte à cause de ce pain sec qu’elles ingurgitent tout au long de leur vie et que les Allemands s’obstinent à vanter comme le meilleur de la terre. On s’esclaffe aux descriptions de la misère sexuelle du monde contemporain qui conduit à voir « des gens débarquer aux urgences avec la moitié de leur salon enfoncé dans le cul ». On sourit même encore un peu lorsqu’on lit que dans les écoles allemandes on fait chanter « Hava Nagila » en hébreu à ces chères têtes blondes qui n’ont jamais vu un juif de leur vie. Puis, le malaise s’installe. Il s’installe en même temps qu’enfle le deuil jamais accompli et impossible à accomplir dont veut parler cette jeune femme à moitié dénudée. Parce que le deuil qu’elle n’arrive pas à faire en tant qu’Allemande, le trou béant que l’extermination des juifs a percé dans l’histoire et l’identité allemande, qu’est-ce qu’on en a à faire eu égard au fait même de l’extermination ? Pourquoi le juif auquel elle parle en aurait-il cure de la tristesse allemande, de l’incapacité de l’Allemagne à se relever de son crime, à s’inventer une histoire suffisamment ambiguë pour laisser de la place à l’interprétation individuelle, à donner à ses enfants une autre identité que celle d’être des enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants de meurtriers ? Car c’est de cela qu’elle se plaint, l’héroïne du roman, d’une identité absolument fixe et sans contenu positif sur lequel l’individu pourrait s’appuyer pour se construire une vie qui aurait un sens plus large que sa simple vie et survie biologique qu’il transmet en tant que telle, nue, à ses enfants dont la seule gloire sera, à nouveau, d’avoir vécu leur vie, leur piètre vie singulière commençant à leur naissance, se terminant à leur mort, sans source ni débouché. Et c’est pour échapper à cette identité qui ne ménage aucune place à l’individu ni ne lui fournit de ressources, qu’elle a besoin de son gynécologue juif qui non seulement est astreint à écouter ses plaintes mais en plus à l’affranchir de sa prison identitaire, en lui installant une « belle bite circoncise » – un pénis juif – en lieu en place de son vagin allemand.

La rédemption de la femme allemande passera par le pénis juif. Pas à l’intérieur d’elle – la narratrice a envisagé cette possibilité mais l’a écartée, en comprenant que son désir d’un amant juif n’est que le désir d’être ramené au monde d’avant, « d’exhumer un fragment de ce qui avait été irrémédiablement perdu », mais elle sait « qu’on ne revient jamais en arrière ». Il faut que le pénis juif fasse entièrement disparaître le trou qu’elle se sent être, qu’il se mette en lieu et place de ce trou, non pas le comble – ce qui donnerait au porteur du pénis magique le pouvoir de se retirer –, mais le bouche définitivement. Aucune place n’est laissée au juif réel, à celui qui pourrait se retirer, voire en avoir assez d’être le prédisposé au comblement du trou allemand, il faut du juif artificiel, un pénis juif qui n’a de juif que le fait d’être construit par un médecin juif (car tout pénis issu d’une phalloplastie est nécessairement circoncis) et qui appartient non pas à un homme juif mais à l’Allemande transformée en homme. Mais cette irréalisation radicale des juifs indique aussi une autre caractéristique de la rédemption de la femme allemande : elle passera par la disparition des Allemands, car aucune vie ne naîtra du corps transformé de la narratrice, et c’est là l’essentiel. Pour provocateurs que se veuillent les passages sur la transsexualité de la narratrice, et pour salutaires que soient ses descriptions de la condition féminine aujourd’hui où la plupart des femmes se construisent encore à partir des pouvoirs de leur vagin ou de la fierté de leur maternité, la volonté de la jeune Allemande d’en finir avec sa féminité n’est jamais qu’une métonymie de son désir d’en finir avec la germanité inscrite dans son corps, cette germanité potentielle lovée dans son appareil reproducteur. La « bite juive », dont la critique a fait tant de cas[2], n’est que le signe que ce n’est pas de désir de transsexualité qu’il s’agit mais de désir d’en finir avec l’Allemagne.

La force du roman, et sa puissance véritablement hilarante, consiste dans l’échec de l’entreprise qu’il met en scène. Car même si, à la fin, la narratrice dispose de sa « bite juive » – payée avec l’héritage d’un arrière-grand-père chef de gare de la dernière station avant Auschwitz et responsable de la circulation fluide des trains pleins en direction du camp et des trains vides qui en revenaient –, rien n’a changé. Le juif, jusqu’à la dernière ligne du roman, ne parle pas. Il écoute, exauce son désir de rédemption, et, en lui donnant un pénis juif, il accepte même de mettre sur un pied d’égalité ses souffrances de femme enfermée dans un corps d’homme et les souffrances du peuple juif : il est entièrement au service de son fantasme. Or, rien de plus allemand que la conviction que le juif n’est qu’un objet à la merci du fantasme allemand. La narratrice le dit elle-même tout au début du roman : « Nous [les Allemands] sommes tellement habitués à garder le contrôle sur nos victimes – c’est pour cela, même après toutes ces années, que je ne peux m’empêcher d’être sidérée que vous soyez encore vivants en dehors de nos livres commémoratifs ». Certes, le fantasme désormais reste dans le domaine du fantasme. Mais le roman met magnifiquement en scène que le juif, aux yeux des Allemands, ne doit surtout rien objecter à ce que l’Allemand(e) lui fait faire. Au choix, l’Allemand(e) le rend compréhensif et pardonnant, fort et combatif, glorieux et humaniste, pacifique et moralement supérieur, faible et persécuté : il en fait exactement ce qu’il veut, mais ne veut surtout pas accepter qu’il y ait des juifs vivants qui pourraient avoir leur mot à dire sur ce qu’ils sont, ou peut-être qui n’auraient ni envie de leur parler ni de les écouter. Pour les Allemands, le juif appartient aux Allemands. Il a le droit d’avoir survécu à condition d’être dépourvu de parole. Voilà l’insoutenable vérité sur les Allemands que l’auteur essaie de faire entendre. Et qu’elle essaie de faire entendre avec fracas en se faisant rédimer par son gynécologue juif impuissant à énoncer le moindre mot, en lui faisant écouter tous ses fantasmes et poncifs, en en faisant, à la toute fin du roman, un guerrier de sa cause.

L’auteur a eu l’intelligence de ne pas seulement parler de ce rapport des Allemands aux juifs – elle en parle beaucoup – mais d’y installer son personnage sans possibilité d’issue. Le malaise que l’on ressent ne vient dès lors pas du contenu du roman – certes cru, frôlant souvent la vulgarité – mais de la situation dans laquelle est dit ce qui y est dit. Car ce que révèle cette situation où la narratrice parle toute seule jusqu’à la fin, contrairement par exemple au Portnoy de Philip Roth où le dernier mot est laissé au psychanalyste qui ainsi acquiert une existence autonome, c’est que pour l’Allemande qu’est la narratrice, un juif est un être qu’un Allemand fantasme dans le but précis de pouvoir supporter sa germanité. Il existe, pour l’Allemand, comme la métaphore de Katherina Volckmer le laisse superbement percevoir, pour boucher le trou qu’a laissé l’extermination des juifs dans l’identité et l’histoire allemande. Il est là pour que l’on puisse oublier le deuil jamais fait et peut-être impossible à faire. Il est là comme trépied permettant d’accéder à une nouvelle identité. Il est là, pour que les Allemands puissent commencer une nouvelle histoire. Il est là comme fantasme dont on se sert pour pouvoir vivre.

Le grand mérite du roman de Volckmer est d’avoir souligné que l’on peut bel et bien utiliser son fantasme du juif pour vivre, mais que la vie ainsi acquise n’aura pas de suite.


Julia Christ

Notes

1Jewish Cock, de Katharina Volckmer, Traduit de l’anglais par Pierre Demarty, Grasset, 200p, 2021.
2Voir, entre autres, dans En attendant Nadeau, dans les Echos ou dans l’Obs.


K.

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