Déconcertant : c’est le mot. Celui qui revient le plus souvent pour évoquer les comédies de Shakespeare. Leur interprétation y semble ad infinitum. On dit de cet univers qu’on peut s’y perdre comme dans l’ordonnancement labyrinthique d’un jardin anglais. Leur structure est pleine d’énigmes. Dès qu’en surgit la part dissimulée le doute envahit le lecteur/spectateur (la, précision s’impose car on en connaît qui n’apprécient pas Shakespeare au théâtre mais s’en régalent lorsqu’ils en tournent les pages). On aura beau ranger ces comédies sous l’étiquette bien commode de « maniériste », avec tout ce que cela suppose d’énergie dans le scepticisme, il en faudrait davantage pour dissiper la perplexité, d’autant que c’est une auberge espagnole (enfin, anglaise…) de l’humanisme.
Déconcertant, le genre même, dans son indéfinition, de ce qu’on appelle là des comédies mais qui ont été classées par l’auteur même en tragi-comédies, comédies du renouveau, pièces à problème, voire romances, ce qui ne l’empêcha pas de bousculer les genres. Mais c’est bien sous le titre collectif de Comédies I (1 520 pages, 60 € jusqu’au 31 janvier 2014, Bibliothèque de la Pléiade) que Jean-Michel Déprats, maître d’œuvre depuis vingt-cinq ans des Œuvres complètes dans la même prestigieuse collection et Gisèle Venet ont choisi de regrouper La Comédie des erreurs, Les Deux gentilhommes de Vérone, Le Dressage de la rebelle, Peine d’amour perdue, le Songe d’une nuit d’été, Le Marchand de Venise. Et contrairement aux apparences, La Mégère apprivoisée n’a pas été oubliée puisque The Taming of the Shrew a été traduit pour la première fois par Le Dressage de la rebelle ; à lui seul, ce choix a déjà fait couler beaucoup d’encre, ce qui est assez dire qu’avec les shakespeariens, on a affaire à des fans aussi exclusifs que les amateurs d’opéra ; mais les éditeurs n’ont pas été jusqu’à rebaptiser The Comedy of Errors, La Comédie des méprises comme d’autres l’ont fait dans le passé au risque de perdre l’idée d’errance ; ils n’ont pas davantage rendu Twelfth Night à la douzième nuit après Noël et donc à l’Epiphanie, lui préférant La Nuit des rois. Le choix d’un titre français revêt une telle importance, quasi programmatique, que s’agissant de « La Mégère », Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard ont tenu à signer le paragraphe de la notice qui s’y rapportait. Il vaut d’être reproduit et médité car il reflète bien les débats intérieurs d’un traducteur, le réseau de connaissances convoqué, son travail tout en infinies nuances dans le rendu d’un mot, d’un seul, parfois :
« « Apprivoisée », qui exprime un résultat plus qu’un processus, est un terme trop faible pour décrire la torture physique et morale (privation de sommeil, de nourriture, humiliations …), dite taming (to tame vient du grec damao : « soumettre au joug »), dont le paradigme est la domestication des animaux ou, plus clairement désigné dans la pièce, le dressage des faucons. Le mot « mégère » évoque depuis le XVIIème siècle en français une femme méchante, acariâtre, généralement âgée et d’une apparence peu amène (sinon effrayante, comme l’est Mégère, celle des trois Erinyes qui incarne la Haine), ce qui ne correspond pas à la flamboyante et jeune Katherina de la pièce, « droite et mince » comme « la tige du noisetier », surtout montrée comme indépendante, insoumise, rétive au joug conjugal, rebelle. Shrew désigne d’abord en anglais (encore aujourd’hui) une « musaraigne ». Si le terme s’applique de nos jours, d’après l’Oxford English Dictionnary, à « une femme railleuse et querelleuse » (…), cette définition ne rend pas compte de l’usage qui en était fait à l’époque de Shakespeare. En effet, ce sont les diverses connotations attachées au Moyen Âge au petit animal sauvage qu’est la musaraigne qui ont donné lieu à un sens métaphorique –dans lequel, signalons-le, le mot s’employait aussi, originellement, pour un homme. Shrew est apparenté à Shrewd, « rusé », « malin » – voire « mauvais »-, mais aussi « fin », adroit », subtil ». Et comme le montre bien Katherina (et Petruchio) dans la pièce, le mot est également lié à l’habileté et à l’astuce du discours. Le français « rebelle » nous a paru rendre compte, mieux que ne le fait « mégère », de ces nuances et de la personnalité de Katherina. Et nous substituons au participe passé adjectivé « apprivoisée » un substantif, « dressage », qui correspond à l’état actuel de l’action. »
Voilà qui vaut bien de réviser un titre ancré en nous depuis des lustres. Plusieurs traducteurs ont collaboré à cette édition. Leur point commun ? Loin du didactisme d’un François-Victor Hugo et de la poétisation d’un Yves Bonnefoy, ils ont eu le souci de traduire ces comédies pour la scène. L’orthographe, la ponctuation et la graphie ont été modernisées mais, par respect pour la scansion, des archaïsmes (élisions des finales de participes passés, élisions de syllabes à l’intérieur d’un mot) ont été conservés. Comme s’il fallait tout sacrifier à l’euphonie, en quoi ils ont été bien inspirés car, c’est encore plus évident en anglais que dans toute autre langue, le théâtre de Shakespeare est musique.
Dans sa préface à l’érudition lumineuse, Gisèle Venet dit que la traduction d’une comédie relève d’un « périlleux exploit » tant l’essentiel se perd de la finesse de l’original. Cet essentiel, Voltaire en avait dressé l’inventaire : bons mots, à-propos, allusions, quiproquos, mises en abyme etc Avec Shakespeare, la difficulté est supérieure encore en ce qu’il truffe son texte de jeux verbaux latins, français, espagnols, italiens, usant d’une imagination lexicale… déconcertante. Autant de défis lancés aux traducteurs que ses « fantaisies irrésolues ».
En regard des canons français de la dramaturgie, rien n’est irrégulier comme ces comédies. Elles semblent s’être données le mot pour bousculer l’injonction d’Aristote à respecter la règle des trois unités (temps, lieu et surtout action). Le grand Bill a pris une telle liberté en composant ses comédies, n’hésitant pas à se renouveler au lieu de répéter un schéma rassurant, que beaucoup en ont été comme désemparés. On croit tenir son art poétique dans une pièce et voilà qu’une autre le dément. Le Songe d’une nuit d’été, sa pièce la plus goûtée par les Français (Hamlet est hors-concours), y malmène avec bonheur les Métamorphoses d’Ovide. Pendant ce temps, dans un coin du Globe Theater, son fantôme en rit encore. On l’entend jubiler, heureux de tout s’autoriser tel un fou assuré de maîtriser sa folie. Douter de tout sauf du doute, accéder à la réalité par le biais du rêve. Quelle leçon, non seulement pour les dramaturges mais pour tout écrivain !
Est-il besoin de préciser que les notes sont à elles seules un livre dans le livre. Je les ai d’ailleurs lues comme telles, dans la continuité, sans me rapporter au texte. La notice consacrée par Gisèle Venet au Marchand de Venise, à l’ambigu naturalisme de Shylock et à l’antijudaïsme controversé de la pièce, est à elle seule un essai remarquable tant il intègre tous les aspects de la question, des plus anciennes aux plus récentes mises en scène, en passant bien sûr par l’examen des sources, la réception etc Enfin, précision d’importance, il s’agit d’une édition bilingue, le texte original en regard du texte français. Ce qui augmente l’enchantement du lecteur et le dédommage de l’anglais d’aéroport qu’il doit subir dès qu’il voyage ou rencontre des étrangers, le globish ayant enterré le shakespearien tel qu’on ne le parlait plus depuis longtemps mais tel qu’on le joue encore.
(« Est-ce bien lui ? En fait, on n’en sait rien… » Photos D.R.)
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