mardi 18 août 2020

Bernard Frank / "Un siècle débordé" / Extrait

Bernard Frank, écrivain et chroniqueur littéraire
Bernard Frank

Bernard Frank 

La sélection : extrait de "Un siècle débordé"


François Hollande, dans son discours de Drancy, le 21 septembre 2012,  nous appelait à transmettre la mémoire des juifs de France déportés vers les camps de la mort : « De tous âges, de toutes conditions, de toutes nationalités, ils n’avaient qu’un point commun, ils étaient juifs. » Puis, il a ajouté : « Drancy a été gardé par des gendarmes français, géré par des fonctionnaires français... Aujourd’hui, il s’agit de transmettre et de former l’esprit des générations à venir, car enseigner le passé est la seule manière de l’empêcher de se reproduire. »
À ce sujet, voici un document, un extrait du Siècle débordé dans lequel Bernard Frank, en 1969, cerne à sa manière l’antisémitisme à la Française

EXTRAIT 

Je reconnais que, pour un bourgeois français, les seuls gens qui auraient des raisons sérieuses d'être antisémites, ce sont les juifs ! Malheureusement (ou plutôt heureusement), ça ne leur est pas possible. Croyez-vous que les bourgeois juifs aient des envies différentes de celles des autres bourgeois ? Qu'ils crachent sur l'argent, les beaux appartements, les maisons dans le Midi, les DS 21, les bateaux, le FigaroI'Express, les riches mariages pour leurs enfants, I’amitié avec l'Amérique ? Qu'ils ne soient pas agacés par les grèves dans le secteur public ? Qu'ils aient de la tendresse pour les « bicots et les nègres » ? Ce que les bourgeois ont, ils l'ont ; ce que les bourgeois pensent, ils le pensent ; ce dont les bourgeois rêvent, ils le rêvent. Seulement, depuis 1940, le cœur n'y est plus. La bourgeoisie juive est devenue la bourgeoisie malade de l'Europe. On leur a pourri tout ce qu'ils aimaient. Ils n'ont plus ces antipathies, ces préjugés, ces colères saines, entières, compactes, qui rassurent l'homme. Les juifs les plus obtus se doutent que des vertus, comme la bêtise ou l'avarice, qui réussissent à leurs voisins pour échapper aux pépins de l'existence, ne leur seront pas d'un grand secours en cas de malheur. Le fait d'être juif est un baptême : ça fait réfléchir. Comprenez-moi : je ne dis pas que les juifs soient des saints, je dis qu'ils ne peuvent plus être des salauds à part entière, en toute bonne conscience. Et c'est épuisant et c'est insupportable d'être contraints à devenir autre chose que ce que l’on aurait souhaité d'être, que ce que l'on est, et tout cela pour une qualité invisible. Il y a de quoi enrager. Le juif d'Europe me fait songer à ce bourgeois de Molière qui veut sévir contre sa femme et ses enfants, à l'Orgon du Tartuffe, à qui une servante espiègle ne cesse de répéter : « Allons, allons, Monsieur, vous ne ferez pas ce que vous dites, vous êtes trop bon pour cela. Vous badinez, ce sont menaces en l'air. » Et Orgon s'impatiente, tape du pied, étouffe : « Je ne le ferai pas, je ne le ferai pas ? Tu vas voir, si je ne le fais pas ? Mais je ne veux pas être bon, que diable, je ne le suis pas, je suis méchant ! » Si je ne crois pas, à la différence de Pascal et de Paulhan, au bon usage des maladies, je ne suis pas éloigné de penser qu'il y a un bon usage d'être juif. Et vous voudriez supprimer ce léger doute, Roger Ikor n'a pas inventé la lune. Brave homme certainement. A écrit un de ces romans-fleuve sur des familles juives à travers les siècles pour lesquels les Français éprouvent une prédilection toute particulière et qui sont généralement illisibles. A eu le Goncourt pour les Eaux mêlées en 1955, l'année même où je publiais mon dernier roman : ce qui explique ce miracle de mémoire. Comme aurait pu dire Clemenceau : « Quand ils en couronnent un, ils choisiront le plus bête. » Vient publier chez mon éditeur un essai sur la question juive. Les extraits que j'en ai lus dans le Figaro littéraire m'ont paru bien patauds. Mais ce genre de pensée terne fait dire à la critique et aux lecteurs que R. Ikor est un homme de bonne volonté, avec qui c'est un plaisir de dialoguer. Ikor est socialiste, un vrai, tendance Mollet  et il parle au nom d'une assimilation bovine, dont j'ignore d'ailleurs le sens. Ou plutôt, je sais trop ce que vous entendez par là, malgré les mille chemins de traverse que vous prenez : il s'agit pour vous, comme pour Cau (nous y reviendrons), de faire mastiquer à de pauvres diables les mêmes mots bêtes de la tribu, de leur inspirer les mêmes haines aveugles. Le plus grand service qu'un juif polonais peut rendre à la France, lorsqu'il s'implante chez elle, c'est de rester et juif et polonais, et tout ce que vous voudrez le plus longtemps possible. Ce n'est rien comprendre à ce pays de guerres civiles que d'imaginer un instant que les habitants de ce village de Corrèze, de Bretagne ou de Corse sont assimilés à la France. Un jour, hélas, nous serons tous assimilés, mais non par les effluves de l'âme française, mais par la civilisation que vous savez, celle du brave new world. Quant à Cau, dans un pamphlet dont j’ai perdu le titre, il fait semblant de s'adresser à une juive humaniste, un peu gourde, qui croit que tous les hommes se ressemblent. Et il nous la démolit, elle et ses idées, avec le brio du sens commun. Lui, Cau, il s'en fiche. C'est une nature qui ne s'embarrasse pas de détours. Les Arabes le débecquettent et l'antisémitisme est une immondice. Mais, les hommes étant ce qu'ils sont, il faut que les juifs disparaissent sous peine d'être anéantis, Pour Cau et Ikor, les choses sont claires ; on est israélien – et c'est très bien – ou l'on est français – et c'est parfait. On s'appelle Horowitz ou Bertrand. Je simplifie les choses : Ikor, en vieil écrivain régionaliste, n'est pas contre le souvenir des ancêtres, dont il a tiré ses meilleures pages. Cau, qui est pour le camouflage intégral, se soucie peu de la littérature, ikorienne. Il voit les choses comme elles sont, et elles ne sont pas gaies. « Juifs, à vos abris. » Ikor, lui, en bon socialiste, est optimiste. Il est certes content qu'Israël existe, parce que, comme ça, tous les juifs qui n'habitent pas cette France où il a eu le bonheur d'obtenir le Goncourt, ont tout de même comme lot de consolation une patrie décente. Il parle d'Israël comme un riche industriel vanterait à ses ouvriers la création prochaine d'H.L.M. de luxe. Après ce coup de chapeau, ce bourgmestre épais et têtu convie ses coreligionnaires à ne plus songer qu'à la France, si riche en beaux prix et en diplômes prestigieux.


Avoir Cau sous la main, c'est pratique, parce qu'il dit ou écrit ce que souvent on aurait envie de dire ou d'écrire, mais il le dit et l’écrit de telle façon qu'on a l'impression de l'avoir échappé belle en se taisant. Ce qui me déplaît dans ce qu'écrit Cau, c'est sa façon de croire qu'il n'est pas concerné par d'éventuels massacres, sa bonhomie devant le crime, comme s'il pensait vraiment que sa littérature et les fours pourraient coexister pacifiquement. Il semble donner aux juifs français un conseil de père de famille désabusé : « Changez de nom, changez de nez, ne faites pas circoncire vos fils : les hommes étant ce qu'ils sont, c'est encore ce qu'il y a de plus sûr. Maintenant, si vous ne voulez pas m'écouter, c'est votre droit, mais ne venez pas pleurnicher après, si l'on vous massacre ; je vous aurai prévenus. » Eh bien, je finis par le trouver fort honorable, cet entêtement désuet à rester juif, alors que ce mot n'est plus qu'un imaginaire, une particule à rebours, qu'à la limite, il ne vent plus rien dire. Et si ça gêne d'autres hommes, ce sont ces hommes qui sont haïssables et non ceux qui acceptent d'être considérés comme juifs par les autres. Je ne vois pas quel soulagement les juifs français devraient éprouver à savoir que leurs enfants, tenus dans l'ignorance de leur origine fictive, se retrouveraient du côté des massacreurs. Si le fait d'être juif, d'être minoritaire, n'avait pour seul avantage que de freiner l'étalage des idées toutes faites, que de vous faire éprouver un dégoût plus vif pour la sauvagerie, alors, quant à moi, je me féliciterais qu'il y ait des juifs (mais si ce mot ne cachait plus ni croyance, ni race, ni peuple) jusqu'à la fin des siècles, et dispersés si ce n'est pas trop demander. Qu'on ne voie pas dans ces propos je ne sais quel orgueil racial, je ne sais quel mysticisme camouflé. Je m'élève simplement contre les tentatives un peu sosottes de philosémites bien intentionnés, qui, pour ne pas attirer l'attention sur leurs protégés, tentent de prouver que les juifs sont pareils (pareils à quoi ? pareils à qui ? le diable le sait !), qu'ils ne sont pas si riches, pas si intelligents, pas si médecins, pas si philosophes, pas si banquiers, pas si Rothschild, pas si Bergson, pas si Dassault que l'opinion ne le croit, ce qui fait doucement ricaner les antisémites, qui ont en permanence sous leurs bras l'annuaire de téléphone – liste par professions – et peuvent vous réciter – vingt sur vingt – le nombre de Weil qui sont fourreur à Paris – c'est leur manière à eux Ide déposer une gerbe devant le monument aux déportés. Hé ! bien sûr que les juifs sont différents, même s'ils aiment, même s'ils sont jaloux, même s'ils souffrent, même s'ils sont avares, généreux comme les autres hommes. Ils sont différents puisqu'on les a rendus différents. On ne peut pas recevoir en pleine gueule l'histoire comme ils l'ont reçue, sans qu'il ne leur en soit pas resté quelque trace. On ne peut pas avoir été considéré comme juif entre 1939 et 1944, sans l'être pour la vie. Mais je ne vois pas pourquoi on se sentirait coupable d'avoir manqué d'être exterminé, et l'important, tant pis si je me répète, ce n'est pas de trouver des arguments pour répondre aux antisémites qui n'ont aucun intérêt, c'est de tenter de tirer parti du pétrin supplémentaire où la divine providence (j'aurais volontiers employé un autre
mot, un mot plus vif, mais j'en abuserais, paraît-il) nous a mis. C'est là où l’État intervient. Énonçons sans tarder une grosse vérité : si l'État d'Israël fait preuve d'une évidente mauvaise volonté : s'il s'était laissé en 1948 et en 1967 gentiment rayer de la carte, comme, d'ailleurs, il l'est dans les atlas des pays arabes, les Arabes auraient été prêts à s'entendre avec lui. Comment voulez-vous que les Arabes, qui sont des Sémites, soient antisémites ? Quelle stupide plaisanterie ! Ces manières sont bonnes, pour ces lourdauds d'Européens ! La preuve irréfutable que les Arabes aiment les juifs, c'est qu'ils n'ont jamais construit de fours crématoires sur leur territoire, et pourtant ils ne manquaient pas de main-d'œuvre qualifiée : l'Égypte a longtemps disputé au Paraguay la plus forte densité de nazis au kilomètre carré. Ah ! si les sionistes avaient voulu perdre la guerre, s'ils étaient tous morts, comme les juifs auraient semblé aimables.

Bernard Frank, Un siècle débordé, Grasset, 1969.

Sélection Annick Geille
© Photo de Bernard Frank : Louis Monier


HOMMAGE > Bernard Frank est irremplaçable

Un admirateur de Bernard Frank a retrouvé sa trace à Aurillac, où l’auteur du Siècle débordé vécut pour fuir les nazis. Nous savons aujourd’hui que si les Frank ne s’étaient réfugiés à Aurillac, ils auraient sans doute été dirigés comme tous leurs semblables Parisiens vers Drancy et les camps de la mort.


Bernard Frank est mort, c'est pourquoi nombre de livres fleurissent sur sa tombe. Des témoignages, surtout. Ceux de Vitoux et de Rabaudy, subtils, me donnent parfois l'impression de rabâcher. L'essai de Salim Jay, comme le témoignage de Guégan (À feu Vif) ont été écrits du vivant de Frank, c'est appréciable. Cela dit, le Bernard Frank de Salim Jay est imbuvable : on croirait que l'auteur joue au Scrabble avec ses mots. De la même manière, la biographie d'Henri-Hugues Lejeune, trop écrite, s'effrite comme de la pouzzolane.

Mais qui suis-je pour me permettre de telles réflexions ? Personne. Un bouquiniste.
Je me suis intéressé à Frank parce qu'il a vécu à Aurillac pendant la guerre. Sa famille s’y était réfugiée pour fuir la Gestapo et la police française.  Je vis à Aurillac depuis bientôt 4 ans : Frank m'aide à ancrer ma conscience dans cette ville. J'habite les mêmes rues que lui, me promène en sa compagnie, et supporte mieux le calme.


La villa des Delprat. « Nous découchâmes pour nous installer dans une des villas situées dans la banlieue d'Aurillac, sur la route, pour ceux qui connaissent le pays, de Saint-Simon. L'un des libraires de la ville, M. Delprat, qui nous fournissait en "Pléiade"[...] nous avait offert une grande chambre mansardée dans sa propre maison ». Un siècle débordé.

Il est très étonnant de voir à quel point certains Aurillacois ont bonne mémoire, ce qui, par les temps qui courent, est appréciable. J'ai parlé à M. et Mme Montimart, résistants, qui ont bien connu Frank et son cousin, Serge Strauss. Ils ont su retrouver avec exactitude les lieux où la famille Frank a vécu. Rue Émile Duclaux, tout d'abord, dans un grand appartement donnant sur la place du Square (rebaptisée comme beaucoup d'autres « Place du Maréchal Pétain » sous l'Occupation), puis rue du Buis (l'ancienne rue chaude d'Aurillac, avec ses maisons closes et ses bars), chez le libraire Delprat, enfin, sur l'ancienne route de Saint-Simon, nommée maintenant Avenue Jean-Baptiste Veyre. Sans oublier la maison louée près de Montsalvy, à cap del Bos. L'historien Eugène Martres m'a été d'un grand secours, c'est lui qui m'a introduit auprès des Montimart.

La maison louée par Robert Frank près de Montsalvy. « Cette année-là, nous n'allâmes pas dans notre maison de campagne du cap del Bos. Maison, je fabule un peu. J'aimerais vous la montrer, la revoir ; je me souviens du grenier rempli de flèches, de sabres et d'épées en tout genre  [...] Le cap del Bos était à trente kilomètres d'Aurillac, soit une bonne heure et demie à bicyclette. » Un siècle débordé.


Ni les archives départementales, qui sont pourtant bien tenues, ni les archives municipales n'ont d'entrée ''Bernard Frank''. Pourtant, Frank fut nommé citoyen d'honneur de la ville en 2001. Concernant les archives du lycée Émile Duclaux, où Frank a étudié, elles ont été jetées aux ordures. Question de sécurité  que ne ferait-on pas pour la sécurité. Donc aucun moyen de retrouver ses dissertations françaises, ce qui aurait été amusant, et peut-être éclairant.

Dans la causerie que je m'apprête à faire, au Salon du livre de Laroquebrou, en novembre prochain, j'espère rappeler aux Aurillacois, aux Cantaliens, à ceux qui seront présents, que Bernard Frank est passé par là. Et que l'Auvergne fut pour son enfance, comme elle le fut pour Vialatte, un coffre ou un grenier rempli de trésors (et de menaces aussi).

Je ne suis pas un héraut de la cause régionaliste, aussi ceci ne sera que le point de départ d'une étude (le mot est grand) sur Frank. On n'a pas fait le tour de Bernard Frank, et son influence ne s'arrêtera pas à quelques-uns. Bernard Frank s'est bien caché derrière sa conversation, sa mèche de cheveux Saganesque, son Haig (ou une autre marque de whisky). Il serait peut-être temps de bousculer cet écrivain mort, ressuscité, et maintenant paisiblement absent, pour que les jeunes générations s'en emparent et fassent de la littérature française autre chose que la misère qu'on peut lire de nos jours.

Jean-Louis Benavent
LINTERNAUTE


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