Picasso, jeune peintre espagnol, débarque à Paris pour l’Exposition universelle de 1900, où l’une de ses œuvres est présentée. Comme le révèlent ses vues des villes de Malaga, La Corogne, Madrid et Barcelone où il vécut, il est riche de ses multiples cultures espagnoles : andalouse, galicienne, castillane, catalane. Paris se présente alors à lui comme un labyrinthe opaque dont il ne connaît ni la langue ni les codes.
À force de persévérance, à l’issue de quatre voyages successifs en quatre ans, épaulé par des artistes catalans, il retrouve la métropole qui le fascine. Il y construit peu à peu un réseau d’amis tout aussi marginaux que lui. À cette époque, dans ses œuvres, il représente les bas-fonds de Paris : aveugles désorientés, femmes isolées et abattues, buveuses d’absinthe égarées, prostituées au bonnet avant de s’intéresser au monde du cirque et à une cohorte de gens du voyage tristes, fatigués, mélancoliques ou blêmes.
Pablo Picasso et Carlos Casagemas, Lettres aux Reventos. 25 octobre 1900, Dr Jacint Reventos i Conti Collection / ou Fondacio Picasso- Reventos (Barcelone). En dépôt au Musée Picasso Barcelone © Succession Picasso 2021.
1900 : 1er voyage - L'exposition universelle
Quelques jours avant son dix-neuvième anniversaire, guidé par son ami Carles Casagemas, Picasso rejoint la colonie catalane de Paris. Ses lettres dévoilent un génie en marche, avide de sillonner musées et galeries d’art, fasciné par la métropole ultramoderne avec trottoir roulant, lumières électriques et première ligne de Métropolitain. Mais sur la Butte Montmartre encore éclairée aux becs de gaz, les jeunes artistes sont en contact avec les « Apaches », réfugiés dans les quartiers excentrés. Dans cette ville triomphante, Picasso pénètre par la porte de service, et cette confrontation aura encore pour lui pendant quelques années le goût amer d’un rendez-vous manqué.
1901 : 2ème voyage - L'exposition Galerie Vollard
À l’invitation de Pere Mañach, qui organise pour lui une exposition à la galerie Ambroise Vollard, Picasso revient de Barcelone le 2 mai 1901 et habite chez Mañach 130 ter, boulevard de Clichy. De ses 64 œuvres produites en un temps record, surgissent des personnages chavirés aux couleurs violentes. Le 17 juin, le critique d’art Gustave Coquiot célèbre ce « très jeune peintre espagnol », annonçant que « demain, on fera fête aux œuvres de Pablo Ruiz Picasso ».
Le lendemain, le commissaire Rouquier produit le premier rapport de police sur l’artiste. Tout en citant le texte élogieux de Coquiot, il y intègre les ragots des indicateurs postés à Montmartre, utilise les thèmes de Picasso comme pièces à charge contre lui, en imposant une déduction perverse et fausse. De ce qui précède, il résulte que « Picasso partage les idées de son compatriote qui lui donne asile », écrit-il. « En conséquence, il y a lieu de le considérer comme anarchiste ». Désormais, la communauté catalane qui avait généreusement accueilli Picasso à Paris va, aux yeux de la police, le marquer de manière indélébile pendant 40 ans.
1902-1903 : 3ème voyage - La période galère
Sans conteste, le troisième voyage de Picasso à Paris (octobre 1902 - janvier 1903), en compagnie de ses amis catalans Julio González et Josep Rocarol, est pour lui le plus douloureux et le plus sinistre. Il erre sur la rive gauche, entre chambres d’hôtel (hôtel des Écoles, hôtel du Maroc), incapable de payer son loyer mais propose dessins et tableaux qui rendent compte du monde des bas-fonds, de la misère et de la prostitution. Certains d’entre eux présentés à la galerie Berthe Weill signalent, selon le critique Charles Morice, la « tristesse stérile qui pèse sur l’œuvre de ce jeune homme ». La présence bienfaisante de son premier ami français, le poète Max Jacob, l’aide à se familiariser avec la langue et à supporter ces moments parfaitement glauques.
1904 : 4ème voyage - Le bateau-Lavoir
Picasso prend des distances avec la colonie catalane lors de son quatrième voyage à Paris. Il s’installe 13 rue Ravignan, au « Bateau-Lavoir », symbole de l’habitat bohème de la Butte. C’est une « construction en moellons, bois et plâtras », assemblée à la va-vite avec des planches et des vitres dans le dénivelé d’une colline. Avec un point d’eau pour une trentaine d’ateliers, brûlant l’été, glacial l’hiver, ce lieu respire l’indigence. Picasso y vit et travaille d’avril 1904 à septembre 1909. En 1905, la rencontre avec le poète et critique Guillaume Apollinaire qui célèbre son talent, réconforte Picasso, l’aiguillonne, l’enhardit.
1906 : Le séjour à Gosol
Durant l’été 1906, Picasso passe soixante jours à Gosol, un village des Pyrénées catalanes, uniquement accessible après un voyage de 18 km à dos de mulet. Là, logé chez Pep Fontdevila, aubergiste et contrebandier nonagénaire, dans un territoire où la police n’est jamais entrée, il trouve un nouvel essor et travaille d’arrachepied. Progressivement, non loin de la Vierge romane du XIIe siècle de l’Eglise locale, son travail se transforme : grâce à la « solution du masque », il s’éloigne de la « représentation » laissant la place à l’archétype, à l’icône. Le séjour à Gósol est incontestablement le déclencheur des années héroïques de la période cubiste (1907-1914).
À la tête de l'avant garde !
(1906-1914)
Pablo Picasso, Un Homme à la mandoline. Automne 1911. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean. © Succession Picasso 2021.
Picasso continue de construire son réseau : il se rapproche de cercles d’expatriés, notamment de Leo et Gertrude Stein, puis de Wilhelm Uhde et Daniel-Henry Kahnweiler dès 1907. Dans sa petite galerie de la rue Vignon, Kahnweiler développe une méthode très élaborée : il trouve un public pour le cubisme dans les monarchies de l’Est européen ainsi qu’aux États-Unis. Artistes, critiques et collectionneurs (en majorité étrangers) s’y pressent, tout comme ils affluent dans l’atelier de Picasso pour tenter de comprendre cette nouvelle esthétique qui remet en question la figuration traditionnelle.
En décembre 1912, à l’Assemblée nationale, certains députés attaquent les « ordures » cubistes. Le critique Louis Vauxcelles déplore, quant à lui, qu’« il y ait un peu trop d’Allemands et d’Espagnols dans l’affaire fauve et cubiste [...] et que le marchand Kahnweiler ne soit pas précisément un compatriote du père Tanguy ».
La famille Stein et les autres collectionneurs
Leo Stein, collectionneur américain érudit, s’installe à Paris où il est rejoint par sa sœur Gertrude, son frère Michael et sa belle-sœur Sarah. « Toutes nos récentes acquisitions proviennent malheureusement de gens [inconnus] » écrit-il dès octobre 1905, « mais il y a deux œuvres d’un jeune Espagnol nommé Picasso que je considère comme un génie d’une valeur inestimable et comme l’un des meilleurs dessinateurs d’aujourd’hui ».
Jusqu’en 1910, entre Picasso et Leo Stein (son premier collectionneur et son généreux protecteur des années noires) c’est une série de transactions financières, d’échanges de services et de suggestions mutuelles, dans le partage du même culte pour Cézanne, Gauguin, El Greco ou Renoir.
Daniel-Henry Kahnweiler découvreur et promoteur du cubisme
Le 27 février 1907, Daniel-Henry Kahnweiler, s’installe dans une minuscule galerie rue Vignon, près de l’église de La Madeleine. Celui que sa famille (juive allemande) destinait à une carrière de banquier, se lance à vingt-trois ans dans une aventure inédite : il veut servir les jeunes peintres « qui créent l’univers visuel de l’humanité ». Il est parmi les rares observateurs qui adhèrent immédiatement à l’esthétique cubiste.
Dès lors, il organise les archives des œuvres, édite des ouvrages, trouve des galeries partenaires, des critiques et des collectionneurs dans tout l’espace austro-hongrois, en Suisse alémanique, dans les empires russe et allemand, développant pour « ses » artistes une constellation d’excellence, rare dans l’histoire de l’art.
Première Guerre mondiale : séquestration et dispersion
« Braque et Derain sont partis à la guerre », écrit Picasso le 8 août 1914. Bien que citoyen d’un pays neutre, il subit les conséquences de la germanophobie qui se développe alors en France contre les ennemis, les « boches ». En décembre 1914, le stock de Kahnweiler (sujet allemand) est séquestré par l’État français : 700 œuvres de Picasso disparaissent pendant dix ans – une situation que l’artiste ressent comme une véritable « amputation ». Les galeristes français sont déboussolés et certains d’entre eux s’attachent à démolir la figure de Kahnweiler, profondément jalousé dans le milieu des marchands d’art. Ses biens seront finalement dispersés à bas prix au cours de quatre ventes aux enchères (entre juin 1921 et mai 1923), dans une atmosphère de pugilat.
Un artiste dans tous ses états
(1917-1939)
Comment comprendre l’évolution esthétique de Picasso pendant l’entre-deux guerres ? Pluriel, insaisissable, multiple, contradictoire, il déconcerte plus d’un critique. Son œuvre apparaît successivement comme néo-cubiste, classique, surréaliste, ou bien figurative et politique.
Sa précarité d’étranger, dans une période marquée par des vagues xénophobes, le contraint à trouver d’autres cercles de relations, après avoir perdu amis, marchands et collectionneurs dans les désastres de la Première Guerre mondiale. Auprès des Ballets russes, de l’aristocratie française, de la nouvelle génération surréaliste, de l’Espagne républicaine, il opère certains décentrements stratégiques et se rapproche des nouveaux pôles qui le célèbrent, comme le MoMA de New-York, dirigé par Alfred H. Barr, Jr. Autant de territoires, autant d’alliances qui sous-tendent alors le foisonnement de l’œuvre picassienne.
Tapisserie d’après le dessin de Pablo Picasso, Le minotaure, 1935, musée Picasso d’Antibes © Succession Picasso 2021.
Entre ballets russes et bals de l'aristocratie française
De 1917 à 1924, Picasso devient décorateur pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev puis pour le mécène Etienne de Beaumont. On a longtemps considéré que l’artiste trahissait ainsi ses quêtes esthétiques ou ses amitiés antérieures. De fait, échaudé par le séquestre de ses œuvres qui se trouvaient dans le stock de la galerie Kahnweiler, Picasso se hâte de travailler dans des cercles excentrés. Le groupe d’Etienne de Beaumont témoigne du retour sur la scène publique d’une aristocratie-mécène, remédiant aux carences d’un ministère des beaux-arts beaucoup trop frileux face à l’avant-garde. Avec des poètes et des compositeurs comme Cocteau, Satie, Stravinsky, Picasso s’engage alors dans des équipes composites et stimulantes, participant à la réalisation des ballets Parade, Pulcinella, Mercure, entre autres.
Dans l'orbite de l'internationale surréaliste
Dès le début des années 1920, les jeunes poètes surréalistes comme André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, profondément écœurés par le carnage de la Première Guerre mondiale, manifestent leur admiration sans bornes pour leur aîné Picasso, « le seul génie authentique de notre époque » selon Breton, « et un artiste comme il n’en a jamais existé, sinon peut être dans l’Antiquité ». Pendant toute une décennie, le peintre devient tour à tour inspirateur et héros, figure tutélaire malgré lui. Il peint une succession de « tableaux magiques » aux personnages extravagants et disproportionnés où semble « résonner la loi polyphonique des contraires », tout en évoquant également ses « démons intérieurs ». Peu à peu, Dalí, Miró, Giacometti viennent joindre leur voix à cette célébration de la passion Picasso.
Pablo Picasso, Chat saisissant un oiseau, 22 avril 1939. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris)/Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2021.
Anonyme. Service des étrangers de la préfecture de Police Paris. Années 1930 © Archives de la Préfecture de Police de Paris © Succession Picasso 2021.
Autour de Boisgeloup
En juin 1930, grâce à l’accroissement de ses revenus, Picasso acquiert une gentilhommière du XVIIIe siècle à Boisgeloup, en Normandie. Ce nouveau lieu lui permet de déployer l’éventail de ses créations en y ajoutant la sculpture grand format, la gravure, le travail du fer. Cette « solution géographique » lui permet aussi de s’éloigner de Paris, durant une période de poussée xénophobe, comme lors des émeutes du 4 avril 1934. Au sein de la Préfecture de Police, l’impressionnante salle 205, au deuxième étage de l’escalier F, dans le Service des étrangers fait alors l’admiration de toutes les polices du monde : ses deux millions et demi de fiches, soigneusement classées, composent l’ensemble des dossiers des étrangers de la capitale, dont celui de Picasso.
Aux côtés des Républicains espagnols un peintre engagé
En 1936, Picasso est nommé directeur honoraire du Prado par les Républicains espagnols. En janvier 1937, il reçoit commande d’une œuvre monumentale pour le pavillon d’Espagne à l’Exposition internationale de Paris. Un épisode extrême dans l’escalade de l’horreur enflamme son imagination. Dans la ville basque de Gernika, en moins de 4 heures, quarante-quatre bombardiers nazis de la légion Condor, assistés de treize appareils de la légion italienne, anéantissent la population civile réunie dans les rues en ce jour de marché. Picasso travaille très vite et, en 35 jours, dans l’espace de son atelier, convoquant toutes les références de son érudition littéraire, picturale, religieuse, assisté de Dora Maar, il s’attelle à la réalisation d’une fresque tragique, Guernica, qui deviendra l’étendard de la résistance à tous les fascismes.
"La France aux Français !"
(1939-1945)
Pendant la drôle de guerre, du 2 septembre 1939 au 24 août 1940, accompagné de Sabartés, Picasso se replie à Royan. « Monsieur, je vous serais obligé de bien vouloir passer à mon cabinet dès que possible », lui enjoint le commissaire de police local par une lettre du 7 septembre 1939. Ce coup de semonce qui lui est adressé, comme à tous les étrangers, annonce le danger imminent : il est étroitement surveillé et ne peut se déplacer sans un sauf-conduit pour chacun de ses voyages. Car, désormais, Guernica, devenu l’étendard de la résistance à tous les fascismes, qui circule dans les musées des États-Unis et d’Europe depuis 1937, va le mettre en danger.
Entre Royan et Paris, il tente de travailler, malgré la gravité des menaces qui s’accumulent sur sa personne comme républicain espagnol, comme artiste dégénéré selon les termes de l’exposition de Munich en 1937, comme étranger dans un pays en passe d’être occupé par les nazis. C’est dans ce climat de tensions que Picasso dépose, le 3 avril 1940, une demande de naturalisation française.
Récépissé de demande de carte d’identité datant de 1935 © Archives de la Préfecture de Police de Paris © Succession Picasso 2021.
Lettre envoyée au Garde des sceaux pour une demande de naturalisation, comprenant la signature de 1940. © Archives de la Préfecture de Police de Paris. © Succession Picasso 2021. Anonyme. Service des étrangers de la préfecture de Police Paris. Années 1930 © Archives de la Préfecture de Police de Paris © Succession Picasso 2021.
Une demande de naturalisation refusée
La lettre de naturalisation adressée par Picasso au Garde des sceaux est succincte. Elle se termine par une impressionnante signature : l’artiste, optimiste, ne semble pas douter un instant de l’issue favorable qui sera donnée à son dossier. Fortement appuyée par les interventions du sénateur Paul Cuttoli et du haut fonctionnaire Henri Laugier, soutenue par l’avis favorable du commissaire de police, cette demande « particulièrement signalée par le Cabinet » est instruite en un temps éclair.
Pourtant, le 25 mai 1940, un fonctionnaire des Renseignements Généraux rédige un rapport venimeux de quatre pages contre l’artiste et enterre son dossier. Il reprend en partie les allégations du premier rapport de police contre Picasso (18 juin 1901), affirmant que « cet étranger n’a aucun titre pour obtenir la naturalisation » et qu’il doit « être considéré comme très suspect au point de vue national ». Que se passe-t-il donc entre l’avis du commissaire de la Madeleine qui lui est favorable (26 avril) et le rapport haineux des Renseignements généraux (25 mai) ?
Dans le dénuement de l'atelier des Grands Augustins
Sans réponse à sa demande de naturalisation, et fragilisé par le risque de devenir victime expiatoire comme l’a été Federico Garcia Lorca qui a été exécuté par les milices franquistes, Picasso passe quatre années difficiles et travaille intensément dans son atelier. Dans la confusion et le désarroi qui règnent alors, il continue de produire, puisant dans des genres ou des thèmes déjà expérimentés, en les magnifiant, les poussant à l’extrême.
Avec leurs titres sinistres et la précision maniaque des dates ou des lieux de production, ces œuvres semblent participer d’une véritable obsession du quotidien. Le Désir attrapé par la queue, la première œuvre dramaturgique de Picasso, est alors représentée le 19 mars 1944 dans l’appartement de Michel et Louise Leiris.
Sur la vague des Trente Glorieuses
(1944-1973)
Pablo Picasso, Coq tricolore à la croix de Lorraine, 1945. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso- Paris)/image RMN-GP © Succession Picasso 2021.
Au sortir de la guerre, Picasso construit son mythe. En 1948, à la suite de son généreux don de dix tableaux aux collections publiques françaises, il reçoit une lettre du préfet de police de Paris lui accordant le statut de « résident privilégié », renouvelable tous les 10 ans. Un à un, les musées français commencent à le célébrer : musée des Beaux-Arts de Lyon (1954), musée des Arts Décoratifs de Paris (1955), Grand Palais, Petit Palais et Bibliothèque nationale de France, qui organisent conjointement un somptueux Hommage à Picasso (1966).
En 1955, Picasso s’installe pour toujours dans le Midi. Successivement à Antibes, Golfe-Juan, Cannes, Vauvenargues, Mougins, dans un pays alors excessivement centralisé, Picasso décide une fois de plus d’aller à contre-courant, choisissant le Sud contre le Nord, la région contre la capitale, les artisans contre l’Académie des beaux-arts.
Le PCF comme une patrie
En octobre 1944, L’Humanité annonce l’adhésion de Picasso au parti communiste français qui, au sortir de l’Occupation, se présente comme « le parti des fusillés » (avec plus de 800 000 adhérents). « J’avais tellement hâte de retrouver une patrie ! », déclare l’artiste au quotidien du parti (29-30 octobre 1944). « J’ai toujours été un exilé. Je ne le suis plus. En attendant que l’Espagne puisse enfin m’accueillir, le parti m’a ouvert les bras […] et je suis de nouveau parmi mes frères ». Si Picasso se rallie officiellement à la cause communiste, c’est qu’il pressent très vite que cette adhésion remplira pour lui en France une triple fonction de passeport, de tremplin, de bouclier. Il va intégrer le camp des héros, avec éclat et générosité, tout en conservant sa totale liberté d’expression.
Pablo Picasso, L’Homme au mouton (don à la ville de Vallauris), 1943. Paris, musée national Picasso – Paris. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso- Paris)/Adrien Didierjean. © Succession Picasso 2021.
Le choix du Sud pour un résident privilégié
Pendant l’été 1946, le conservateur du Château Grimaldi à Antibes offre à Picasso une grande salle au 2e étage pour en faire son atelier. A la même époque, l’artiste découvre la ville de Vallauris, où il sera initié aux onze manières traditionnelles pour cuire et émailler la terre. Devenu résident de ce bourg de potiers, Picasso s’impose très vite comme maître céramiste. L’apprenti devient leader et même « acteur-organique » de Vallauris, à laquelle il offre sa statue L’Homme au mouton en 1949. L’artiste en gloire septuagénaire puis octogénaire s’engage dans des expérimentations vertigineuses et exaltantes avec de très jeunes artistes ou artisans locaux, parmi lesquels le linograveur Hidalgo Arnéra, le spécialiste de découpage de feuilles d’acier Lionel Prejber ou le réalisateur Henri-Georges Clouzot.
Artiste en gloire, chef de tribu méditerranéenne
À partir de 1955, Picasso acquiert trois résidences dans le Midi : la Villa La Californie à Cannes, le Château de Vauvenargues en Provence, le mas Notre Dame de Vie à Mougins. Il occupe ces demeures parfois simultanément, parfois successivement, mais les utilise surtout pour stocker documents, collections, souvenirs et œuvres accumulés au cours de sa très longue et très productive existence. Il continue de dialoguer avec les maîtres, tout en offrant généreusement ses œuvres aux musées du territoire français qui s’adressent à lui et en construisant son image d’artiste global dans le monde occidental. Avec la loi sur les dations votée en 1968 à l’initiative d’André Malraux, qui énonce que « tout héritier [...] peut acquitter les droits de succession par la remise d’œuvres d’art [...] de haute valeur artistique », l’Etat français intégrera, in extremis et avec éclat, l’œuvre de Picasso à sa propre histoire.
MUSSÉE NATIONAL DE L'HISTOIREDE L'A IMMIGRATION