dimanche 7 novembre 2021

Yoko Tawada / Patte d’ours / Critique

 


Critique

Patte d’ours

La vie de Tosca, Knut et leur aïeule par Yoko Tawada

par Frédérique Fanchette

publié le 9 septembre 2016 à 17h11

Pour faire rire un âne, truc et astuce de dompteuse : on lui donne discrètement quelque chose de collant à manger, immanquablement il se nettoie les dents par un mouvement de lèvres qui ressemble à une franche rigolade. Il ne restera plus qu’à ajuster à ce phénomène quelques questions bien senties, et voilà un dialogue femme-bête qui enchantera le public.

Plus tard, Barbara est face à une montagne de glace qui répond au nom de Tosca. La dompteuse a maintenant de la bouteille. Après les ânes et les fauves, elle se produit avec des ours polaires. On est en République démocratique allemande, les cirques vont de ville en ville, et assouvissent les rêves de voyage de citoyens confinés derrière le rideau de fer. Barbara et Tosca sont célèbres pour un numéro inédit, «Le baiser de la mort». L’artiste haute de 1,58 mètre lève la tête vers la femelle plantigrade, glisse dans sa propre bouche un morceau de sucre, et l’animal vient cueillir sur cette langue humaine la douceur qu’apparemment les ours apprécient autant que les chiens.

Knut. Tosca est une grande pro, elle aime la piste et les applaudissements, mais elle est une mauvaise mère. Ou plutôt, comme elle explique elle-même, ce sont des années où en RDA le sentiment maternel n'était pas quelque chose de très développé. Son fils Knut, né au zoo de Berlin, en subira les frais. Abandonné à sa naissance, le petit de la star est élevé par une nourrice à barbe, le soigneur Matthias. Extrait de ce qu'est l'heure du biberon, quand on est un ourson : «L'envie de lait nommée Knut atteint le ventre. Le cœur se fait sentir. Quelque chose de chaud se répand en éventail à partir du milieu du cœur et arrive jusqu'à l'extrémité des doigts.» Comme sa mère, mais de façon totalement passive, il devient une vedette, chargée de symboliser la lutte contre le réchauffement planétaire et dupliquée à des milliers d'exemplaires sous forme de produits dérivés.

La filiation de Knut est brillante. Avant Tosca, il y avait eu la grand-mère, auteure d'une autobiographie à sensation en URSS et en Occident, Tempête d'applaudissements dans les larmes. Car dans le livre de Yoko Tawada, placé dans le sillage de Recherches d'un chien de Kafka et du Chat Murr d'E.T.A. Hoffmann, les animaux sont doués de parole, empoignent les stylos Montblanc, dévalisent les rayons de saumon fumé, boivent de la vodka, correspondent par Skype et se posent des questions sur la littérature. Que vaut cette avalanche d'autobiographies ? se demande par exemple l'auteure plantigrade dans une librairie.

Fraternité. Yoko Tawada transporte donc son lecteur dans une peau d'ours, successivement celle de la grand-mère soviétique exfiltrée au Canada pour échapper à la Sibérie, celle de Tosca, puis celle de l'«orphelin» star du zoo de Berlin. C'est un monde de myopes, les plantigrades voient très mal, mais où les odeurs sont pleines d'enseignement, on peut sentir un homme mentir ou son hypocrisie, et les bruits sont pour les plantigrades comme une musique. Dans sa solitude, l'ourson écoute «le long bavardage de la cheffe des souris», petit clin d'œil à la souris cantatrice de Kafka.

Au zoo, Knut - personnage directement inspiré du vrai Knut, ours vedette qui a une fiche Wikipédia et jusqu'à sa mort précoce en 2011, à l'âge de 4 ans, vécut en pleine «knutmania» - est porté à la mélancolie et l'audition est pour lui un sens consolant. «Au crépuscule, les voix des visiteurs s'atténuaient, puis venait bientôt le gazouillis des oiseaux qui formait le fond acoustique du zoo. Ensuite, les voix humaines n'étaient plus audibles qu'isolément, et au plus tard quand le soleil avait disparu derrière l'immeuble, tous les becs faisaient silence.»

La romancière née au Japon et établie en Allemagne s'intéresse aux écarts poétiques et comiques au sein ou entre les langues, elle-même écrit en allemand mais aussi en japonais. Dans Voyage à Bordeaux, parce que «Huf» (sabot) ressemble un peu à «Hof» de «Bahnhof» (gare), un cheval noir allait attendre la narratrice à la descente de train. Dans «Knut», apparaissent également des zones oniriques, cette fois aux confins de la langue animale et de celle des humains. Et c'est là que s'exprime une douce fraternité entre mammifères de tout poil.

LIBERATION




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