Patricia Highsmith |
Patricia Highsmith, pulsions et
répulsions
par Claude Grimal18 novembre 2021
Même sans avoir lu une ligne des thrillers psychologiques de Patricia Highsmith (1921-1995), nous les connaissons par les films qu’ils ont inspirés. Il y eut d’abord L’inconnu du Nord-Express d’Alfred Hitchcock (1951), qui rendit l’auteure célèbre à trente ans. Puis d’autres frappantes réalisations cinématographiques : Plein soleil de René Clément, L’ami américain de Wim Wenders, Le talentueux M. Ripley d’Anthony Minghella… À l’occasion du centenaire de sa naissance, une partie de ses journaux et de ses carnets de travail sont publiés.
Patricia Highsmith,Les écrits intimes. 1941-1995. Journaux & carnets
. Édité par Anna von Planta. Postface de Joan Schenkar. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bernard Turle. Calmann-Lévy, 1 056 p., 35 €
. Édité par Anna von Planta. Postface de Joan Schenkar. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Bernard Turle. Calmann-Lévy, 1 056 p., 35 €
Sur l’existence de Patricia Highsmith, née aux États-Unis mais ayant beaucoup vécu en Europe, nous savons pas mal de choses grâce aux informations de la presse et aux biographies déjà publiées (trois en anglais, une en français). Toutes dessinent le portrait d’une femme difficile, alcoolique, enchaînant les relations amoureuses destructrices, passionnée par l’écriture et les escargots – elle les élevait et les transportait dans son sac à main ou même, affirme un de ses biographes, dans son soutien-gorge. Ses Écrits intimes, aujourd’hui publiés, nous éclairent peu sur ce dernier point mais mettent en avant les dons et les tourments d’une romancière qui, outre les cinq ouvrages dont Tom Ripley est le héros, en rédigea une vingtaine, de genres différents, où domine à chaque fois, ce en quoi elle excellait, une atmosphère d’inquiétude et de malaise.
Les Écrits intimes ne représentent qu’une infime partie de l’important matériel laissé par Highsmith et aujourd’hui déposé à la bibliothèque de Berne (elle habitait à la fin de sa vie en Suisse où elle avait fui le fisc français). De ces 38 carnets et 18 journaux personnels, trouvés à sa mort « cachés dans une armoire à linge » et qu’elle avait commencés à l’âge de 18 ans, son éditrice, Anna von Planta, a tiré quelque mille pages. Sur la masse d’écrits, les notes qu’elle prit entre vingt et trente ans sont aussi nombreuses que celles du reste de sa vie, et la présente édition consacre ce déséquilibre puisque c’est surtout une Highsmith jeune, pleine d’un allant déjà fort inquiétant, que nous rencontrons, et moins la femme plus âgée (de quarante-deux à soixante-quatorze ans), aigrie et paranoïaque, laquelle ne s’exprime que sur une centaine de pages.
Le livre est à la fois un document psychique et sociologique, un état des lieux de son travail en cours, occasionnellement un recueil de pensées d’ordre général. Highsmith parle peu de l’écriture « en soi » ; elle n’a pas grand goût pour ce type de réflexion (même si elle a écrit L’art du suspense, mode d’emploi, traduit aux éditions Calmann-Lévy en 1987). Ici, elle s’attarde plutôt sur sa vie amoureuse, les hauts et les bas de sa carrière, dévoilant les immenses espoirs de sa jeunesse et les amertumes qui suivirent, malgré le succès. À vingt ans, en effet, elle se lance à la conquête du monde : « J’aimerais écrire un roman. Quelque chose de génial, bien sûr », note-t-elle, ou encore : « Je crois en moi-même. Je peux tout faire. » À trente-deux ans, après le refus d’un de ses livres par un éditeur, elle envisage son épitaphe : « Ci-gît quelqu’un qui a raté le coche » et ajoute : « je me suis fourvoyée – si le monde entier est contre moi ».
Même si les Écrits sont surtout un baromètre de la psyché de Highsmith, ils fournissent aussi une évocation d’un mode d’existence « bohème chic » des années 1940, 1950 et 1960. La jeune Highsmith vit la vie de Greenwich Village, passe un temps à la colonie d’écrivains de Yaddo (New York), suit les chemins de l’expatriation vers la France, l’Italie… Il y a les dîners au champagne, les soirées au gin, les sorties dans des boîtes gay, les virées en décapotable, les liaisons en série, tout cela dans la fumée des Camel ou des Gauloises bleues… La liste des célébrités rencontrées est longue : Chester Himes (qui tente de l’embrasser), Jane Bowles, Manès Sperber (qui n’aime pas ses livres), Peggy Guggenheim, Arthur Koestler (avec qui elle fait une expérience sexuelle « miserable and joyless »), Allen Ginsberg… Highsmith semble avoir suivi le programme qu’elle se donnait (en français) en 1942 : « m’amuser, écrire, aimer, vivre, boire, rire, lire et… pire ! ».
Mais cette dolce vita n’était dolce qu’en apparence, et le « pire », très tôt présent, allait vite y prendre presque toute la place. En effet, compulsions diverses, rancœur et désespoir, déjà actifs dans sa prime jeunesse, rongent l’écrivain qui s’égare ensuite de plus en plus dans l’agressivité, le ressentiment et la plainte. Highsmith garde, bien sûr, bouteille et machine à écrire à portée de main, et sa ribambelle d’amoureuses à portée de lit, mais se retire peu à peu du « monde », s’isole, et finit par vivre retirée dans sa maison près de Fontainebleau, puis dans le Tessin italien. En 1989, elle voit avec plaisir le succès qu’obtient la réédition d’une de ses œuvres, sortie en 1952 sous un pseudonyme, Carol, « roman lesbien » à « happy end » (cette fin étant une exigence de l’éditrice et non la sienne, son imagination et son expérience la portant assez peu vers l’optimisme sentimental). Elle meurt à 74 ans à l’hôpital de Locarno d’un cancer du poumon et de différentes pathologies liées à l’alcool.
C’est tout cela qu’esquissent plus ou moins clairement les Écrits au fil d’entrées choisies donc parmi les quelque 8 000 pages de manuscrits. Le résultat est un livre assez bien organisé, divisé en moments chronologiques efficaces, mais auquel il manque un index et qui n’a pas su toujours, dans ses différents éléments de « paratexte » (note initiale, postface, petits articles de fin…), être utile, perspicace ou subtil.
On nous signale par exemple que « les opinions » exprimées par Highsmith dans les pages « sur les personnes et les faits sont… personnelles et reflètent les préjugés de l’autrice et de son époque ». Ah tiens ! heureux d’être prévenus ! Et, sans doute parce qu’il faut ménager nos sensibilités, on nous avertit que, sur le sujet délicat des « groupes souvent marginalisés comme les Noirs américains et les Juifs», l’éditrice et ses collaboratrices ont « dans certains cas extrêmes […] jugé de [leur] devoir de refuser à Pat [sic] le droit de s’exprimer, comme [elles] le fais[aient] quand elle était encore en vie». Ouf ! Nous avons failli être offusqués. Ce qui n’aurait pas été plus mal car, revers de la médaille du choix éditorial, la présentation actuelle du texte rend quasi invisibles le racisme et l’antisémitisme de l’écrivain, pourtant notoires. Fort bien ! Restent à présent seules susceptibles d’être ulcérées par ces Écrits les ligues contre le tabac et l’alcool et les associations homosexuelles, masculines ou féminines, qui ne manqueront pas de s’offusquer du traitement peu amène que l’écrivain réserve à l’occasion aux gays.
Les Écrits intimes offrent en tout cas une addition troublante aux livres de la romancière et à ses biographies. Ils confirment la détermination avec laquelle elle a construit son œuvre et mené une existence dont elle percevait par moments combien elle était régie par « la torture et la haine de soi, l’hostilité, le masochisme, l’abaissement » – ce sont ses propres termes. Reste à présent, en ayant à l’esprit ces terribles aveux et les dénis qui suivent toujours la page et le jour d’après, à lire ou relire ses meilleurs romans : L’inconnu du Nord-Express, Le meurtrier, Eaux profondes, Ce mal étrange, ou bien sûr la série des Tom Ripley… Leur goût pour les jeux de dissimulation, la calme compulsion d’assassiner, l’absence de culpabilité (« Zut ! je l’ai tué ! Que faire à présent ? ») prennent alors une dimension plus étrange encore. Quant à la passion de Patricia Highsmith pour les escargots, elle paraît bien être, pour finir, l’une de ses plus innocentes.
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