Le chemin
de Damas
de George
Orwell
George Orwell, Le quai de Wigan. Trad. de l’anglais par Clotilde Meyer et Isabelle Taudière. Préface de Jean-Laurent Cassely. Climats, 336 p., 21 €
George Orwell, Le quai de Wigan. Trad. de l’anglais par Clotilde Meyer et Isabelle Taudière. Préface de Jean-Laurent Cassely. Climats, 336 p., 21 €
À peine rentré de Birmanie, où il servit – et sévit – pendant cinq ans dans la police impériale avant d’en démissionner avec perte et fracas, George Orwell se rend dans le nord de l’Angleterre, à la demande de son éditeur qui lui commande un reportage, quasi ethnographique, sur les conditions de vie dans les mines au temps du chômage de masse. Le romancier établi a déjà fait l’expérience de la « dèche » à Paris et à Londres, mais l’expérience exhalait à l’époque un aventureux et quasi romantique parfum d’émancipation.
Cette fois-ci, l’odeur et le bruit seront du genre effroyablement naturaliste. Bruit des galoches des ouvrières qui retentissent à même la chaussée, sur lequel s’ouvre le livre, faisant de ce dernier l’équivalent d’une magistrale « claque » dans la figure du narrateur comme du lecteur. Bruit ininterrompu et vacarme assourdissant, par la suite, des machines, partout dans les houillères. Odeur infecte, aussi, qui vous prend au nez et à la gorge, à l’intérieur de la triperie des Brooker, où le narrateur a pris pension. À chaque étape du périple, la puanteur est au rendez-vous, compagne obligée de la saleté, de la promiscuité et de la laideur industrielles (« laideur si atroce et si écrasante qu’on n’a d’autre choix, si l’on peut dire, que de composer avec elle »). Est-ce à dire que les « basses classes sentent mauvais » ? [1] Qu’on ne s’y trompe pas : l’énoncé aux forts relents de racisme, rappelant un « le bruit et l’odeur » de sinistre mémoire, n’est pas à prendre au premier degré : officiellement, Orwell le convoque au titre des préjugés autant culturels que psychologiques qui se dressent, comme autant d’obstacles, sur la route de Wigan. Reste que ces préventions, l’intellectuel de gauche les partageait peu ou prou. Avant de comprendre la nécessité de s’en détacher, dût-il lui en coûter.
À ce stade, entre en ligne de compte une dimension rarement prise en charge par les traducteurs français. Le titre original, en effet, « The Road to Wigan Pier », exprime à la fois un déplacement et un marqueur culturel emprunté à la typologie biblique. Tout lecteur anglophone y entend un rappel du dessillement subi par Saül sur le chemin de Damas, où il comptait superviser la persécution des chrétiens. Mais, lorsqu’il est frappé par la lumière du Christ se manifestant à lui, des écailles lui tombent des yeux. Pareille conversion, en l’espèce au christianisme, marquée en outre par un changement de nom, de Saül à Paul, Orwell ne la reproduit pas à l’identique, mais du moins aura-t-il connu son « chemin de Damas », au sens où le séjour en pays minier lui aura ouvert les yeux sur toutes sortes de choses, à commencer par la dépendance absolue du pays d’en haut – et de la civilisation qu’il porte – envers le charbon d’en bas, celui qu’exploitent les mineurs de fond. Des mineurs de petite taille, au passage, dont il admire la plastique, déplore le mauvais état sanitaire, tout en saluant leur peu commune faculté de résistance, ainsi que leur non moins admirable « décence commune ».
Présente dans le titre anglais, il est une autre subtilité qui ne passe pas aisément en français. Pier, en anglais, c’est le quai, certes, d’où le « quai de Wigan », un poil statique. Mais, en la circonstance, un quai tenant davantage du pont branlant, servant autrefois à décharger le charbon, et qui a disparu depuis longtemps. De fait, ce quai fantôme consacre la constitution d’une « légende urbaine », dont Orwell est venu constater, in situ, l’inanité. Mais pier, dans l’imaginaire collectif, désigne surtout une jetée. À l’image de Brighton, Ramsgate, Margate et autres stations balnéaires du sud de l’Angleterre qui s’enorgueillissent de leur jetée victorienne où déambulent les vacanciers en mal de sensations. Il y aurait donc un certain cynisme à laisser entendre que, sous les pavés de Wigan coincée au milieu des terres, entre Liverpool et Manchester, se trouve la moindre plage…
À la quête d’un quai perdu (et jamais retrouvé) succède une enquête d’un autre type, portant cette fois sur les contours en pointillé du socialisme à l’anglaise. C’est que lui aussi manque cruellement à l’appel. Et Orwell de s’employer à tenter de dégager la pureté brute du « diamant » socialiste du « fumier » des pseudo-doctrines en passe de l’ensevelir. La question qui le taraude devient celle-ci : « comment fabriquer des socialistes aussi vite que possible ? ». Sous-entendu, de vrais socialistes, à mille lieux des socialistes « excentriques » en peau de lapin qui pullulent à Londres sans faire avancer la cause d’un pouce. Cette hétéroclite coterie de « végétariens à la barbe fleurie, de commissaires bolchéviques à demi gangsters et à demi perroquets, de dames en sandales pétries de bons sentiments, de marxistes chevelus se gargarisant de grands mots, de transfuges quakers, de zélateurs du contrôle des naissances et de scribouillards crypto-travaillistes », Orwell assume de ne pas la porter dans son cœur. Mieux, ou pis, il l’accable d’une détestation crasse, où se concentrent mille et un biais, tous moins recommandables les uns que les autres, à commencer par la misogynie et l’homophobie. Dans la guerre du goût qui l’oppose aux farouches partisans de la révolution à l’Est, Orwell ne fait pas dans la dentelle. Après le reportage sur le terrain, le dézingage en règle ; la grosse mitraille, à la suite des notes télégraphiques sur la crise du logement. En prennent pour leur grade : le moralisme doctrinaire, le progressisme mal digéré, le « culte stupide de la Russie ».
On pourra trouver déplaisants le ton polémique et la vitupération ad hominem adoptés en cette deuxième partie. Reste que cela s’appelle faire de la politique. Et que c’était sans doute le prix à payer pour qui entendait revenir aux fondamentaux du socialisme. Lesquels ont pour noms : indéfectible croyance dans l’avenir de la révolution et lutte de tous les instants contre le despotisme et les dominations, d’où qu’elles viennent. « Intersectionnel » avant l’heure, Orwell pressent en effet à quel point les ouvriers en général, les mineurs en particulier, sont dans l’Angleterre de l’entre-deux guerres ce que sont les Birmans sous la domination anglaise. Des parias, en butte à l’humiliation et à la discrimination cumulées : « être forcé d’attendre des heures, devoir se plier au bon vouloir d’autrui […] Soumis à d’innombrables influences, l’ouvrier est en permanence réduit à un rôle passif. Il n’agit pas, il est régi ». L’un dans l’autre, on peut savoir gré à Orwell de remettre l’église socialiste au centre du village planétaire. « Justice et liberté ! » : sa formule, qui claque et résonne comme un coup de clairon, a un grand mérite. Celui de la clarté définitoire, fût-elle cash, en des temps, qui sont aussi les nôtres, de grand confusionnisme idéologique.
Actualité d’Orwell, donc, finalement plus sensible à la vérité unique du visage humain, rongé par la misère et la souffrance, qu’aux données statistiques et aux généralités de la sociologie. Et ce, malgré l’évidente différence de contexte. Hier, le fléau économique et social s’appelait chômage de masse. Aujourd’hui, on assiste à la généralisation du travail précaire et intérimaire – mais ses effets sont tout autant « délétères », le mot est d’Orwell. Du reste, c’est bien sous la bannière de ce dernier, tout récemment, que Florence Aubenas s’est rangée : son Quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010), bien nommé celui-là, reprend le travail pionnier de journalisme d’immersion autrefois mené à Wigan pour l’appliquer aux femmes employées à faire le ménage sur les ferries trans-Manche. Hier, le fascisme représentait la menace principale planant sur l’Europe. Qui pourrait soutenir, 85 ans plus tard, que la « bête immonde » a disparu ? Là encore, il faut savoir prêter l’oreille aux leçons prodiguées par Orwell. Entre deux coups de bâton, le Père Fouettard lève le voile sur la respectabilité dont, en Angleterre du moins, le fascisme aime à se parer. « Le fasciste puise sa force dans les meilleurs courants conservateurs comme dans les pires. Il séduit d’emblée tous les individus attachés aux traditions et à la discipline. Même sous ses traits symboliques les plus détestables, le fasciste n’a pas forcément conscience d’être une brute épaisse. Il se voit plutôt comme un Roland au col de Roncevaux protégeant la chrétienté contre les Barbares. » Toute allusion à un personnage contemporain dont le nom commence par un Z serait évidemment fortuite…
Pérennité, enfin, des leçons que le déplacement physique à Wigan a permis de faire émerger au grand jour. Il en est qui ne sont pas bonnes à entendre : « Toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force d’une conviction secrète que l’on ne peut rien changer. » Sans commentaire. Mais le principal enseignement à retenir – il est universel, et chacun pourra en vérifier la pertinence sur sa petite personne. Il a pour nom « différence de classe » – reste celui-ci : « maudit grain de sable de la différence de classe, qu’on sent comme le petit pois sous le matelas de la princesse ». Ainsi, tant que perdurera l’incommensurable mépris ressenti par la classe moyenne envers l’ouvrier, il n’y aura pas de révolution, pas de société sans classes. Or la première demeure plus que jamais indispensable à l’avènement de la seconde. Décidément, avec ou sans biais, il n’y a pas une ligne à retirer au bréviaire du socialisme orwellien
1. Il serait sans doute plus pertinent de parler de « classes populaires » que de « basses classes ».
2. Dans l’édition d’Orwell dans la Pléiade (2020), Véronique Béghain fait exception à la règle en traduisant : Wigan Pier. Au bout du chemin.
EaN a également rendu compte de la retraduction de 1984 par Josée Kamoun, des adaptations de ce roman en bandes dessinées, et des nouvelles traductions de 1984 et de La ferme des animaux.
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