vendredi 29 septembre 2023

Marcel Schwob / Walter Kennedy

 

Walter Kennedy


Marcel Schwob
WALTER KENNEDY
PIRATE ILLETTRÉ

Le capitaine Kennedy était Irlandais et ne savait ni lire, ni écrire. Il parvint au grade de lieutenant, sous le grand Roberts, pour le talent qu'il avait dans la torture. Il possédait parfaitement l'art de tordre une mèche autour du front d'un prisonnier, jusqu'à lui faire sortir les yeux, ou de lui caresser la figure avec des feuilles de palmier enflammées. Sa réputation fut consacrée au jugement qui fut fait, à bord le Corsaire, de Darby Mullin, soupçonné de trahison. Les juges s'assirent contre l'habitacle du timonier, devant un grand bol de punch, avec des pipes et du tabac; puis le procès commença. On allait voter sur la sentence, quand un des juges proposa de fumer encore une pipe avant la délibération. Alors Kennedy se leva, tira sa pipe de sa bouche, cracha, et parla en ces termes:

—«Sacredieu! messieurs et gentilshommes de fortune, le diable m'emporte si nous ne pendons pas Darby Mullin, mon vieux camarade. Darby est un bon garçon, sacredieu! jean-foutre qui dirait le contraire, et nous sommes gentilshommes, diable! On a souqué ensemble, sacredieu! et je l'aime de tout mon cœur, foutre! Messieurs et gentilshommes de fortune, je le connais bien; c'est un vrai bougre; s'il vit, il ne se repentira jamais; le diable m'emporte s'il se repent, n'est-ce pas, mon vieux Darby? Pendons-le, sacredieu! et, avec la permission de l'honorable compagnie, je vais boire un bon coup à sa santé.»

Ce discours parut admirable et digne de plus belles oraisons militaires qui sont rapportées par les anciens. Roberts fut enchanté. De ce jour, Kennedy prit de l'ambition. Au large des Barbades, Roberts s'étant égaré dans une chaloupe à la poursuite d'un vaisseau portugais, Kennedy força ses compagnons à l'élire capitaine du Corsaire, et fit voile à son compte. Ils coulèrent et pillèrent nombre de brigantines et galères, chargées de sucre et de tabac du Brésil, sans compter la poudre d'or, et les sacs pleins de doublons et de pièces de huit. Leur drapeau était de soie noire, avec une tête de mort, un sablier, deux os croisés, et au-dessous un cœur surmonté d'un dard, d'où tombaient trois gouttes de sang. En cet équipage, ils rencontrèrent une chaloupe bien paisible de Virginie, dont le capitaine était un Quaker pieux, nommé Knot. Cet homme de Dieu n'avait à son bord ni rhum, ni pistolet, ni sabre, ni coutelas; il était vêtu d'un long habit noir, et coiffé d'un chapeau à larges bords de couleur pareille.

—Sacredieu! dit le capitaine Kennedy, c'est un bon vivant, et gai; voilà ce que j'aime; on ne fera pas de mal à mon ami, Monsieur le capitaine Knot, qui est habillé de façon si réjouissante.

M. Knot s'inclina, en faisant des mommeries silencieuses.

—Amen, dit M. Knot. Ainsi soit-il.

Les pirates firent des cadeaux à M. Knot. Ils lui offrirent trente moidores, dix rouleaux de tabac du Brésil, et des sachets d'émeraudes. M. Knot prit très bien les moidores, les pierres précieuses et le tabac.

—Ce sont des présents qu'il est permis d'accepter, pour en faire un usage pieux. Ah! plût au ciel que nos amis, qui sillonnent la mer, fussent tous animés de semblables sentiments! Le Seigneur accepte toutes les restitutions. Ce sont, pour ainsi dire, les membres du veau, et les parties de l'idole Dagon, que vous lui offrez, mes amis, en sacrifice. Dagon règne encore dans ces pays profanes, et son or donne de mauvaises tentations.

—Bougre de Dagon, dit Kennedy, tais ta gueule, sacredieu! prends ce qu'on te donne, et bois un coup.

Alors, M. Knot s'inclina paisiblement: mais il refusa son quart de rhum.

—Messieurs mes amis, dit-il...

—Gentilshommes de fortune, sacredieu! cria Kennedy.

—Messieurs mes amis gentilshommes, reprit M. Knot, les liqueurs fortes sont, pour ainsi dire, des aiguillons de tentation que notre faible chair ne saurait point supporter. Vous autres, mes amis...

—Gentilshommes de fortune, sacredieu! cria Kennedy.

—Tous autres, mes amis et fortunés gentilshommes, reprit M. Knot, qui êtes endurcis par de longues épreuves contre le Tentateur, il est possible, probable, dirai-je, que vous n'en souffrez point d'inconvénient; mais vos amis seraient incommodés, gravement incommodés ...

—Incommodés au diable! dit Kennedy. Cet homme parle admirablement, mais je bois mieux. Il nous mènera en Caroline voir ses excellents amis qui possèdent sans doute d'autres membres du veau qu'il dit. N'est-ce pas, Monsieur le capitaine Dagon?

—Ainsi soit-il, dit le Quaker, mais Knot est mon nom.

Et il s'inclina encore. Les grands bords de son chapeau tremblaient sous le vent.

Le Corsaire jeta l'ancre dans une crique favorite de l'homme de Dieu. Il promit d'amener ses amis, et revint, en effet, le soir même, avec une compagnie de soldats envoyés par M. Spotswood, gouverneur de la Caroline. L'homme de Dieu jura à ses amis, les fortunés gentilshommes, que ce n'était qu'à l'effet de les empêcher d'introduire en ces pays profanes leurs tentatrices liqueurs. Et quand les pirates furent arrêtés:

—Ah! mes amis, dit M. Knot, acceptez toutes les mortifications, ainsi que je l'ai fait.

—Sacredieu! mortification est le mot, jura Kennedy.

Il fut mis aux fers à bord d'un transport pour être jugé à Londres. Old Bailey le reçut. Il fit des croix sur tous ses interrogatoires, et y posa la même marque que sur ses quittances de prise. Son dernier discours fut prononcé sur le quai de l'Exécution, où la brise de mer ballottait les cadavres d'anciens gentilshommes de fortune, pendus dans leurs chaînes.

—Sacredieu! c'est bien de l'honneur, dit Kennedy en regardant les pendus. Ils vont m'accrocher à côté du capitaine Kid. Il n'a plus d'yeux, mais cela doit bien être lui. Il n'y avait que lui pour porter un si riche habit de drap cramoisi. Kid a toujours été un homme élégant. Et il écrivait! Il connaissait ses lettres, foutre! Une si belle main! Excuse, capitaine. (Il salua le corps sec en habit cramoisi). Mais on a été aussi gentilhomme de fortune.


Marcel Schwob
Vies imaginaries



mercredi 27 septembre 2023

Marcel Schwob / Le capitaine Kid

 



Marcel Schwob
LE CAPITAINE KID
PIRATE


Ou ne s'accorde point sur la raison qui fit donner à ce pirate le nom du chevreau (Kid). L'acte par lequel Guillaume III, roi d'Angleterre, l'investit de sa commission sur la galère l'Aventure, en 1695, commence par les mots: «A notre féal et bien-aimé capitaine William Kid, commandant, etc. Salut.» Mais il est certain que, dès lors, c'était un nom de guerre. Les uns disent qu'il avait coutume, étant élégant et raffiné, de porter toujours, au combat et à la manœuvre, de délicats gants de chevreau à revers en dentelle de Flandres; d'autres assurent que dans ses pires tueries, il s'écriait: «Moi qui suis doux et bon comme un chevreau nouveau-né;» d'autres encore prétendent qu'il enfermait l'or et les joyaux dans des sacs très souples, faits de peau de jeune chèvre, et que l'usage lui en vint du jour où il pilla un vaisseau chargé de vif-argent dont il emplit mille poches de cuir, qui sont encore enterrées au flanc d'une petite colline dans les îles Barbades. Il suffit de savoir que son pavillon de soie noire était brodé d'une tête de mort et d'une tête de chevreau, et que son cachet était gravé de même. Ceux qui cherchent les nombreux trésors qu'il cacha sur les côtes des continents d'Asie et d'Amérique, font marcher devant eux un petit chevreau noir, qui doit gémir à l'endroit où le capitaine enfouit son butin; mais aucun n'a réussi. Barbe-Noire lui-même, qui avait été renseigné par un ancien matelot de Kid, Gabriel Loff, ne trouva dans les dunes, sur lesquelles est bâti aujourd'hui Fort Providence, que des gouttes éparses de vif-argent suintant à travers les sables. Et toutes ces fouilles sont inutiles, car le capitaine Kid déclara que ses cachettes resteraient éternellement inconnues à cause de «l'homme au baquet sanglant.» Kid, en effet, fut hanté par cet homme pendant toute sa vie, et les trésors de Kid sont hantés et défendus par lui, depuis sa mort.

Lord Bellamont, gouverneur des Barbades, irrité par l'énorme butin des pirates dans les Indes Occidentales, équipa la galère l'Aventure, et obtint du roi, pour le capitaine Kid, la commission de commandant. Depuis longtemps Kid était jaloux du fameux Ireland, qui pillait tous les convois; il promit à lord Bellamont de prendre sa chaloupe et de le ramener avec ses compagnons pour les faire exécuter. L'Aventure portait trente canons et cent cinquante hommes. D'abord Kid toucha Madère et s'y fournit de vin; puis Bonavist, pour y embarquer du sel; enfin, Saint-Iago, où il s'approvisionna complètement. Et de là il fil voile vers l'entrée de la Mer Rouge, où, dans le Golfe Persique, il y a un endroit d'une petite île qui se nomme la Clef de Bab.

C'est là que le capitaine Kid réunit ses compagnons et leur fit hisser le pavillon noir à tête de mort. Ils jurèrent tous, sur la hache, obéissance absolue aux règlements des pirates. Chaque homme avait droit au vote, et titre égal aux provisions fraîches et liqueurs fortes. Les jeux de cartes et de dés étaient interdits. Les lumières et chandelles devaient être éteintes à huit heures du soir. Si un homme voulait boire plus tard, il buvait sur le pont, dans la nuit, à ciel ouvert. La compagnie ne recevrait ni femme ni jeune garçon. Celui qui en introduirait sous déguisement serait puni de mort. Les canons, pistolets et coutelas devaient être entretenus et astiqués. Les querelles se vicieraient à terre, au sabre et au pistolet. Le capitaine et le quartier-maître auraient droit à deux parts; le maître, le bosseman et le canonnier, à une et demie; les autres officiers à une un quart. Repos pour les musiciens le jour du Sabbat.

Le premier navire qu'ils rencontrèrent était hollandais, commandé par le Schipper Mitchel. Kid hissa le pavillon français et donna la chasse. Le navire montra aussitôt les couleurs françaises; sur quoi le pirate héla en français. Le Schipper avait un Français à bord, qui répondit. Kid lui demanda s'il avait un passe-port. Le Français dit que oui: «Eh bien, par Dieu, répondit Kid, en vertu de votre passe-port, je vous prends pour capitaine de ce navire.» Et aussitôt, il le fit pendre à la vergue. Puis il fit venir les Hollandais un à un. Il les interrogea, et, feignant de ne point entendre le flamand, ordonna pour chaque prisonnier: «Français—la planche!» On attacha une planche au bout-dehors. Tous les Hollandais coururent dessus, nus, devant la pointe du coutelas du bosseman, et sautèrent dans la mer.

A cet instant, le canonnier du capitaine Kid, Moor, éleva la voix: «Capitaine, cria-t-il, pourquoi tuez-vous ces hommes?» Moor était ivre. Le capitaine se retourna, et, saisissant un baquet, le lui asséna sur la tête. Moor tomba, le crâne fendu. Le capitaine Kid fit laver le baquet, auquel les cheveux s'étaient collés, avec du sang caillé. Aucun homme de l'équipage ne voulut plus y tremper le faubert. On laissa le baquet attaché au bastingage.

De ce jour, le capitaine Kid fut hanté par l'homme au baquet. Quand il prit le vaisseau maure Queda, monté par des Indous et des Arméniens, avec dix mille livres d'or, au partage du butin l'homme au baquet sanglant était assis sur les ducats. Kid le vit bien et jura. Il descendit à sa cabine et vida une tasse de bombou. Puis, de retour sur le pont, il fit jeter l'ancien baquet à la mer. A l'abordage du riche vaisseau marchand le Mocco, on ne trouva pas de quoi mesurer les parts de poudre d'or du capitaine. «Plein un baquet» dit une voix derrière l'épaule de Kid. Il trancha l'air de son coutelas et essuya ses lèvres, qui écumaient. Puis il fit pendre les Arméniens. Les hommes de l'équipage semblaient n'avoir rien entendu. Lorsque Kid attaqua l'Hirondelle, il s'étendit sur sa couchette après le partage. Quand il se réveilla, il se sentit trempé de sueur, et appela un matelot pour lui demander de quoi se laver. L'homme lui apporta de l'eau dans une cuvette d'étain. Kid le regarda fixement et hurla: «Est-ce là te conduire en gentilhomme de fortune? Misérable! tu m'apportes un baquet plein de sang!» Le matelot s'enfuit. Kid le fit débarquer et abandonner marron, avec un fusil, une bouteille de poudre et une bouteille d'eau. Il n'eut point d'autre raison pour enterrer son butin en différents lieux solitaires, parmi les sables, que la persuasion où il était que toutes les nuits le canonnier assassiné venait vider la soute à or avec son baquet pour jeter les richesses à la mer.

Kid se fit prendre au large de New-York. Lord Bellamont l'envoya à Londres. Il fut condamné à la potence. On le pendit sur le quai de l'Exécution, avec son habit rouge et ses gants. Au moment où le bourreau lui enfonça sur les yeux le bonnet noir, le capitaine Kid se débattit et cria: «Sacredieu! je savais bien qu'il me mettrait son baquet sur la tête!» Le cadavre noirci resta accroché dans les chaînes pendant plus de vingt ans.


Marcel Schwob
Vies Imaginaries


lundi 25 septembre 2023

Marcel Schwob / Frate Dolcino

 


Marcel Schwob
FRATE DOLCINO
HÉRÉTIQUE


Il apprit à connaître les choses saintes dans l'église d'Orto San Michele, où sa mère le soulevait pour qu'il pût toucher de ses petites mains les belles figures de cire pendues devant la Sainte Vierge. La maison de ses parents joignait le Baptistère. Trois fois par jour, à l'aube, à midi, au soir, il voyait passer deux frères de l'ordre de Saint-François qui mendiaient du pain et emportaient les morceaux dans un panier. Souvent, il les suivait jusqu'à la porte du couvent. L'un de ces moines était très vieux: il disait avoir été ordonné encore par saint François lui-même. Il promit à l'enfant de lui apprendre à parler aux oiseaux et à toutes les pauvres bêtes des champs. Dolcino passa bientôt ses journées dans le couvent. Il chantait avec les frères et sa voix était fraîche. Quand la cloche sonnait pour éplucher les légumes, il leur aidait à nettoyer leurs herbes autour du grand baquet. Le cuisinier Robert lui prêtait un vieux couteau et lui permettait de frotter les écuelles avec sa touaille. Dolcino aimait à regarder au réfectoire la couverture de la lampe sur laquelle on voyait peints les douze apôtres avec des sandales de bois aux pieds et des petits manteaux qui leur couvraient les épaules.

Mais son plus grand plaisir était de sortir avec les frères quand ils allaient mendier du pain de porte en porte, et de tenir leur panier couvert d'une toile. Un jour qu'ils marchaient ainsi, à l'heure où le soleil était haut dans le ciel, on leur refusa l'aumône dans plusieurs maisons basses sur la rive du fleuve. La chaleur était forte: les frères avaient grand'-soif et grand'faim. Ils entrèrent dans une cour qu'ils ne connaissaient point, et Dolcino s'écria de surprise en déposant son panier. Car cette cour était tapissée de vignes feuillues et toute pleine de verdeur délectable et transparente; des léopards y bondissaient avec beaucoup d'animaux d'outre-mer, et on y voyait assis des jeunes filles et des jeunes gens vêtus d'étoffes brillantes qui jouaient paisiblement sur des vielles et des cithares. Là le calme était profond, l'ombre épaisse et odorante. Tous écoutaient en silence ceux qui chantaient, et le chant était d'un mode extraordinaire. Les frères ne dirent rien; leur faim et leur soif se trouva satisfaite; ils n'osèrent rien demander. A grand'peine, ils se décidèrent à sortir; mais sur la rive du fleuve, en se retournant, ils ne virent point d'ouverture dans la muraille. Ils crurent que c'était une vision de nécromancie, jusqu'au moment où Dolcino découvrit le panier. Il était rempli de pains blancs comme si Jésus do ses propres mains y eut multiplié les offrandes.


Ainsi fut révélé à Dolcino le miracle de la mendicité. Cependant, il n'entra point dans l'ordre, ayant reçu de sa vocation une idée plus haute et plus singulière. Les frères l'emmenaient sur les routes lorsqu'ils allaient d'un couvent à un autre, de Bologne à Modène, de Parme à Crémone, de Pistoïe à Lucques. Et ce fut à Pise qu'il se sentit entraîné par la véritable foi. Il dormait sur la crête d'un mur du palais épiscopal, lorsqu'il fut réveillé par le son du buccin. Une foule d'enfants qui portaient des rameaux et des chandelles allumées, entouraient sur la place un homme sauvage qui soufflait dans une trompette d'airain. Dolcino crut voir saint Jean-Baptiste. Cet homme avait une barbe longue et noire; il était vêtu d'un sac de cilice sombre, marqué d'une large croix rouge, depuis le col jusqu'aux pieds; autour de son corps était attachée une peau de bête. Il s'écria d'une voix terrible: Laudato et benedetto et glorificato sia lo Patre; et les enfants répétèrent tout haut; puis il ajouta: sia lo Fijo, et les enfants reprirent; puis il ajouta: sia lo Spiritu Sancto; et les enfants dirent de même après lui; puis il chanta avec eux: Alleluia, alleluia, alleluia! Enfin, il souffla de la trompette et se mit à prêcher. Sa parole était âpre comme du vin de montagne—mais elle attira Dolcino. Partout où le moine au cilice sonna du buccin, Dolcino vint l'admirer, désirant sa vie. C'était un ignorant agité de violence; il ne savait point le latin; pour ordonner la pénitence, il criait: Penitenzagite! Mais il annonçait sinistrement les prédictions de Merlin, et de la Sibylle, et de l'abbé Joachim, qui sont dans le Livre des Figures; il prophétisait que l'Ante-Christ était venu sous la forme de l'empereur Frédéric Barberousse, que sa ruine était consommée, et que les Sept Ordres allaient bientôt s'élever après lui, suivant l'interprétation de l'Ecriture. Dolcino le suivit jusqu'à Parme, où il fut inspiré à comprendre tout.

L'Annonciateur précédait Celui qui devait venir, le fondateur du premier des Sept Ordres. Sur la pierre levée de Parme, où depuis des années, les podestats parlaient au peuple, Dolcino proclama la nouvelle foi. Il disait qu'il fallait se vêtir avec des mantelets de toile blanche, comme les apôtres qui étaient peints sur la couverture de la lampe, dans le réfectoire des Frères Mineurs. Il assurait qu'il ne suffisait point de se faire baptiser; mais, afin de revenir entièrement à l'innocence des enfants, il se fabriqua un berceau, se fit lier de langes et demanda le sein à une femme simple qui pleura de pitié. Afin de mettre sa chasteté à l'épreuve, il pria une bourgeoise de persuader à sa fille qu'elle couchât toute nue contre lui dans un lit. Il mendia un sac plein de deniers et les distribua aux pauvres, aux voleurs et aux filles communes, déclarant qu'il ne fallait plus travailler, mais vivre à la guise des animaux dans les champs. Robert, le cuisinier du couvent, s'enfuit pour le suivre et le nourrir dans une écuelle qu'il avait volée aux pauvres frères. Les gens pieux crurent que le temps était revenu des Chevaliers de Jésus-Christ et des Chevaliers de Sainte-Marie, et de ceux qui avaient suivi jadis, errants et forcenés, Gerardino Secarelli. Ils s'attroupaient béats autour de Dolcino et murmuraient: «Père, père, père!» Mais les Frères Mineurs le firent chasser de Parme. Une jeune fille de noble maison, Margherita, courut après lui par la porte qui ouvre sur la route de Plaisance. Il la couvrit d'un sac marqué d'une croix et l'emmena. Les porchers et les vachers les considéraient sur la lisière des champs. Beaucoup quittèrent leurs bêtes et vinrent à eux. Des femmes prisonnières que les hommes de Crémone avaient cruellement mutilées en leur coupant le nez, les implorèrent et les suivirent. Elles avaient le visage enveloppé d'un linge blanc; Margherita les instruisit. Ils s'établirent tous dans une montagne boisée, non loin de Novare, et pratiquèrent la vie commune. Dolcino n établit ni règle ni ordre aucun, étant assuré que telle était la doctrine des apôtres, et que toutes choses devaient être en charité. Ceux qui voulaient se nourrissaient avec les baies des arbres; d'autres mendiaient dans les villages; d'autres volaient du bétail. La vie de Dolcino et de Margherita fut libre sous le ciel. Mais les gens de Novare ne voulurent point le comprendre. Les paysans se plaignaient des vols et du scandale. On fit venir une bande d'hommes d'armes pour cerner la montagne. Les Apôtres furent chassés par le pays. Pour Dolcino et Margherita, on les attacha sur un âne, le visage tourné vers la croupe; on les mena jusqu'à la grande place de Novare. Ils y furent brûlés sur le même bûcher, par ordre de justice. Dolcino ne demanda qu'une grâce: c'est qu'on les laissât vêtus, dans le supplice, parmi les flammes, comme les Apôtres sur la couverture de la lampe, de leurs deux mantelets blancs.


Marcel Schwob

Vies imaginaries






dimanche 24 septembre 2023

Marcel Schwob / Sufrah




Marcel Schwob
SUFRAH
GÉOMANCIEN

L'histoire d'Aladdin conte par erreur que le magicien africain fut empoisonné dans son palais et qu'on jeta son corps noirci et craquelé par la force de la drogue aux chiens et aux chats; il est vrai que son frère fut déçu par cette apparence et se fit poignarder, ayant revêtu la robe de la sainte Fatima; mais il est certain néanmoins que le Moghrabi Sufrah (car c'était le nom du magicien) s'endormit seulement par la toute-puissance du narcotique, et s'échappa de l'une des vingt-quatre fenêtres du grand salon, pendant qu'Aladdin embrassait tendrement la princesse.

A peine eut-il touché la terre, étant assez commodément descendu le long d'un des tuyaux d'or par où s'écoulait l'eau de la grande terrasse, que le palais disparut, et Sufrah fut seul au milieu du sable du désert. Il ne lui restait même pas une des bouteilles du vin d'Afrique qu'il était allé chercher à la cave sur la demande de la trompeuse princesse. Désespéré, il s'assit sous le soleil ardent, et sachant bien que l'étendue de sable torride qui l'entourait était infinie, il s'enroula la tête dans son manteau et attendit la mort. Il ne possédait plus aucun talisman; il n'avait point de parfums pour faire des suffumigations; pas même une baguette dansante qui pût lui indiquer une source profondément cachée, afin d'apaiser sa soif. La nuit arriva, bleue et chaude, mais qui calma un peu l'inflammation de ses yeux. Il eut l'idée alors de tracer sur le sable une figure de géomancie, et de demander s'il était destiné à périr dans le désert. Avec ses doigts il marqua les quatre grandes lignes, composées de points, qui sont placées sous l'invocation du Feu, de l'Eau, de la Terre et de l'Air, sur la gauche, et sur la droite, du Midi, de l'Orient, de l'Occident et du Septentrion. Et à l'extrémité de ces lignes, il collectionna les points pairs et impairs, afin d'en composer la première figure. A sa joie il vit que c'était la figure de la Fortune Majeure, d'où il suivait qu'il s'échapperait du péril, la première figure devant être placée dans la première maison d'astrologie, qui est la maison de celui qui demande. Et, dans la maison qui se nomme «Cœur du ciel», il retrouva la figure de la Fortune Majeure, ce qui lui montra qu'il réussirait et qu'il serait glorieux. Mais dans la huitième maison, qui est la maison de la Mort, vint se placer la figure du Rouge, qui annonce le sang ouïe feu, ce qui est de présage sinistre. Lorsqu'il eut dressé les figures des douze maisons, il en tira deux témoins, et de ceux-ci un juge, afin d'être assuré que son opération était justement calculée. La figure du juge fut celle de la Prison, d'où il connut qu'il trouverait la gloire, avec grand péril, dans un lieu clos et secret.

Assuré de ne pas mourir sur le champ, Sufrah se mit à réfléchir. Il n'avait pas l'espoir de reconquérir la lampe, qui avait été transportée avec le palais dans le centre de la Chine. Cependant il songea que jamais il n'avait recherché quel était le véritable maître du talisman et l'ancien possesseur du grand trésor et du jardin aux fruits précieux. Une seconde figure de géomancie, qu'il lut selon les lettres de l'alphabet, lui révéla les caractères S. L. M. N., qu'il traça sur le sable, et la dixième maison confirma que le maître de ces caractères était roi. Sufrah connut aussitôt que la lampe merveilleuse avait fait partie du trésor du roi Salomon. Alors, il étudia attentivement tous les signes, et la Tête du Dragon lui indiqua ce qu'il cherchait—car elle était jointe par la Conjonction à la figure du Jeune Garçon, qui marque les richesses enfouies dans la terre, et à celle de la Prison, où on peut lire la position des voûtes fermées.

Et Sufrah battit des mains: car la figure de géomancie montrait que le corps du roi Salomon était conservé dans cette terre même d'Afrique, et qu'il portait encore au doigt son sceau tout puissant qui donne l'immortalité terrestre: si bien que le roi devait être endormi depuis des myriades d'années. Sufrah, joyeux, attendit l'aube. Dans la demi-clarté d'azur, il vit passer des Ba-da-ouï pillards, qui eurent pitié de sa détresse, quand il les implora, et qui lui donnèrent un petit sac de dattes et une gourde pleine d'eau.

Sufrah se mit en marche vers le lieu désigné. C'était un endroit aride et pierreux, entre quatre montagnes nues, levées comme des doigts vers les quatre coins du ciel. Là il traça un cercle et prononça des paroles; et la terre trembla et s'ouvrit, et laissa voir une dalle de marbre avec un anneau de bronze. Sufrah saisit l'anneau et invoqua trois fois le nom de Salomon. Aussitôt la dalle se souleva, et Sufrah descendit par un escalier étroit dans le souterrain.

Deux chiens de feu s'avancèrent hors de deux niches opposées et vomirent des flammes entrecroisées. Mais Sufrah prononça le nom magique, et les chiens grognants disparurent. Puis il trouva une porte de fer qui tourna silencieusement, dès qu'il l'eut touchée. Il passa le long d'un couloir creusé dans du porphyre. Des candélabres à sept branches brûlaient d'une lumière éternelle. Au fond du couloir, était une salle carrée dont les murs étaient de jaspe. Dans le centre, un brasier d'or jetait une riche lueur. Et sur un lit fait d'un seul diamant taillé, et qui semblait un bloc de feu froid, était étendue une forme vieille, à barbe blanche, le front ceint d'une couronne. Près du roi gisait un gracieux corps desséché, dont les mains se tendaient encore pour étreindre les siennes; mais la chaleur des baisers s'était éteinte. Et, sur la main pendante du roi Salomon, Sufrah vit briller le grand sceau.

Il s'approcha sur ses genoux et, rampant jusqu'au lit, il souleva la main ridée, fit glisser l'anneau et le saisit.

Aussitôt s'accomplit l'obscure prédiction géomantique. Le sommeil d'immortalité du roi Salomon fut rompu. En une seconde, son corps s'effrita et se réduisit à une petite poignée d'ossements blancs et polis que les délicates mains de la momie semblaient protéger encore. Mais Sufrah, terrassé par le pouvoir de la figure du Rouge dans la maison de la Mort, éructa dans un flot vermeil tout le sang de sa vie et tomba dans l'assoupissement de l'immortalité terrestre. Le sceau du roi Salomon au doigt, il s'allongea près du lit de diamant, préservé de la corruption pendant des myriades d'années, dans le lieu clos et secret qu'il avait lu par la figure de la Prison. La porte de fer retomba sur le couloir de porphyre et les chiens de feu commencèrent à veiller le géomancien immortel.


Marcel Schwob
Vies Imaginaries






samedi 23 septembre 2023

Marcel Schwob / Gabriel Spenser

 

Gabriel Spenser



GABRIEL SPENSER
ACTEUR
by Marcel Schwob

Sa mère fat une fille, nommée Flum, qui tenait une petite salle basse au fond de Rotten-row, dans Picked-hatch. Un capitaine, aux doigts chargés de bijoux en cuivre, et deux galants, vêtus de pourpoints lâches, venaient la voir après souper. Elle logeait trois demoiselles, dont les noms étaient Poll, Doll et Moll, et qui ne pouvaient supporter l'odeur du tabac. Aussi montaient-elles fréquemment se mettre au lit, et des gentilshommes polis les accompagnaient, après leur avoir fait boire un verre de vin d'Espagne tiède, afin de dissiper la vapeur des pipes. Le petit Gabriel se tenait accroupi sous le manteau de la cheminée pour voir rôtir les pommes qu'on jetait dans les pots de bière. Des acteurs venaient là aussi, qu'avaient les apparences les plus diverses. Ils n'osaient paraître dans les grandes tavernes où allaient les compagnies entretenues. Certains parlaient en style de fanfaronnade; d'autres ânonnaient comme des idiots. Ils caressaient Gabriel qui apprit d'eux des vers brisés de tragédie et des plaisanteries rustiques de scène. On lui donna un morceau de drap cramoisi, à frange dédorée, avec un masque de velours et un vieux poignard de bois. Ainsi il paradait tout seul devant l'âtre, brandissant un tison en manière de torche, et sa mère Flum balançait son triple menton par l'admiration qu'elle avait de son enfant précoce.


Illustrations by George Barbier


Les acteurs l'emmenèrent au Rideau Vert, dans Shoreditch, où il trembla devant les accès de rage du petit comédien qui écumait en hurlant le rôle de Jeronymo. On y voyait aussi le vieux roi Leir, avec sa barbe blanche déchirée, qui s'agenouillait pour demander pardon à sa fille Gordellia; un clown imitait les folies de Tarleton, et un autre enveloppé d'un drap de lit terrifiait le prince Amlet. Sir John Oldcastle faisait rire tout le monde par son gros ventre, surtout quand il prenait à la taille l'hôtesse qui lui permettait de chiffonner la pique de son bonnet et de glisser ses gros doigts dans le sac de bougran qu'elle attachait à sa ceinture. Le Fou chantait des chansons que l'Idiot ne comprenait jamais, et un clown en bonnet de coton passait à tout moment la tête par le rideau fendu, au fond de l'estrade, pour faire des grimaces. Il y avait encore un jongleur avec des singes et un homme habillé en femme qui, à l'idée de Gabriel, ressemblait à sa mère Flum. A la fin des pièces, les bedeaux à verge venaient lui mettre une robe de gros bleu et criaient qu'ils allaient le porter à Bridewell.

Quand Gabriel eut quinze ans, les acteurs du Rideau Vert remarquèrent qu'il était beau et délicat et qu'il pourrait jouer les rôles de femmes et de jeunes filles. Flum lui peignait ses cheveux noirs qui étaient rejetés en arrière; il avait la peau très fine, les yeux grands, les sourcils hauts, et Flum lui avait percé les oreilles pour y pendre deux fausses perles doubles. Il entra donc dans la compagnie du duc de Nottingham, et on lui fit des robes de taffetas et de damas, avec des paillettes, de drap d'argent et de drap d'or, des corsages lacés et des perruques de chanvre à longues boucles. On lui apprit à se peindre dans la salle à répétitions. D'abord il rougit en montant sur l'estrade; puis il minauda pour répondre aux galanteries. Poll, Doll et Moll, que Flum amena, tout affairée, déclarèrent avec de grands rires que c'était tout justement une femme et voulurent le délacer après la pièce. Elles le ramenèrent dans Picked-hatch, et sa mère lui fit mettre une de ses robes pour le montrer au capitaine, qui lui fit mille protestations en moquerie et feignit de lui passer au doigt un vilain anneau surdoré où était enchâssée une escarboucle de verre.

Les meilleurs camarades de Gabriel Spenser étaient William Bird, Edward Juby et les deux Jeffes. Ceux-ci entreprirent, un été, d'aller jouer dans les bourgs de la campagne avec des acteurs errants. Ils voyagèrent dans une voiture couverte d'une bâche, où ils couchaient la nuit. Sur la route de Hammersmith, un soir, ils virent sortir du fossé un homme qui leur présenta le canon d'un pistolet.

—Votre argent! dit-il. Je suis Gamaliel Ratsey, par la grâce de Dieu voleur de grand chemin, et je n'aime pas à attendre.

A quoi les deux Jeffes répondirent, en gémissant:

—Nous n'avons point d'argent, Votre Grâce, sinon ces paillettes de cuivre et ces pièces de camelot teint, et nous sommes de pauvres acteurs errants comme Votre Seigneurie elle-même.

—Acteurs? s'écria Gamaliel Ratsey. Voilà qui est admirable. Je ne suis pas un rafleur, ni un coquin, et je suis ami des spectacles. Si je n'avais un certain respect pour le vieux Derrick qui saurait bien me traîner sur l'échelle et me faire dodeliner de la tête, je ne quitterais pas le bord de la rivière, et les joyeuses tavernes à drapeaux, où vous autres, mes gentilshommes, vous avez coutume d'exposer tant d'esprit. Soyez donc les bienvenus. La soirée est belle. Dressez votre estrade et jouez-moi votre meilleur spectacle. Gamaliel Ratsey vous écoutera. Ce n'est pas ordinaire. Vous pourrez le raconter.

—Cela va nous coûter des feux, dirent timidement les deux Jeffes.

—Feux? dit noblement Gamaliel—que me parlez-vous de feux? Je suis ici le roi Gamaliel, comme Elizabeth est reine dans la Cité. Et je vous traiterai en roi. Voilà quarante shillings.

Les acteurs descendirent, tremblants.

—Plaise à Votre Majesté, dit Bird, que faudra-t-il jouer?

Gamaliel réfléchit, et regarda Gabriel.

—Ma foi, dit-il, une belle pièce pour cette demoiselle, et bien mélancolique. Elle doit être charmante en Ophelia. Il y a des fleurs de digitale ici auprès—de vrais doigts de mort. Amlet, voilà ce que je veux. J'aime assez les humeurs de cette composition. Si je n'étais Gamaliel, je jouerais volontiers Amlet. Allez, et ne vous trompez pas dans les coups d'escrime, mes excellents Troyens, mes vaillants Corinthiens!

On alluma les lanternes. Gamaliel considéra le drame avec attention. Après la fin, il dit à Gabriel Spenser:

—Belle Ophelia, je vous dispense du compliment. Vous pouvez partir, acteurs du roi Gamaliel. Sa Majesté est satisfaite.

Puis il disparut dans l'ombre.

Comme la voiture se mettait en marche, à l'aube, on le vit de nouveau qui barrait le chemin, pistolet au poing.

—Gamaliel Ratsey, voleur de grand'route, dit-il, vient reprendre les quarante shillings du roi Gamaliel. Allons, vite. Merci pour le spectacle. Décidément, les humeurs d'Amlet me plaisent infiniment. Belle Ophelia, toute ma courtoisie.

Les deux Jeffes, qui gardaient l'argent, le rendirent par force. Gamaliel salua et partit au galop.

Sur cette aventure, la troupe rentra dans Londres. On raconta qu'un voleur avait failli enlever Ophelia en robe et en perruque. Une fille nommée Pat King, et qui venait souvent au Rideau Vert, affirma qu'elle n'en était point surprise. Elle avait la figure grasse et la taille ronde. Flum l'invita, pour lui faire connaître Gabriel. Elle le trouva mignon et l'embrassa tendrement. Puis elle revint souvent. Pat était l'amie d'un ouvrier briquetier que son métier ennuyait et qui avait l'ambition de jouer au Rideau Vert. Il se nommait Ben Jonson, et il était fort orgueilleux de son éducation, étant clerc, et ayant quelques connaissances en latin. C'était un homme grand et carré, couturé de scrofule, et dont l'œil droit était plus haut que le gauche. Il avait la voix forte et grondeuse. Ce colosse avait été soldat aux Pays-Bas. Il suivit Pat King, saisit Gabriel à la peau du cou, et le traîna aux champs de Hoxton, où le pauvre Gabriel dut lui faire face, une épée à la main. Flum lui avait secrètement glissé une lame plus longue de dix pouces. Elle passa dans le bras de Ben Jonson. Gabriel eut le poumon traversé. Il mourut sur l'herbe. Flum courut chercher les constables. On porta Ben Jonson tout jurant à Newgate. Flum espérait qu'il serait pendu. Mais il récita ses psaumes en latin, fit voir qu'il était clerc, et on le marqua seulement à la main avec un fer rouge.


Marcel Schwob
Imaginary Lives


vendredi 22 septembre 2023

Marcel Schwob / William Phips

 




Marcel Schwob

WILLIAM PHIPS

PÉCHEUR DE TRÉSORS


William Phips naquit en 1651 près de l'embouchure de la rivière Kennebec, parmi les forêts fluviales où les constructeurs de navires venaient abattre leur bois. Dans un pauvre village du Maine il rêva, pour la première fois, une aventureuse fortune, à l'aspect du façonnage de planches marines. L'incertaine lueur de l'Océan qui bat la Nouvelle-Angleterre lui apporta le scintillement de l'or noyé et de l'argent étouffé sous les sables. Il crut à la richesse de la mer et désira l'obtenir. Il apprit à construire des bateaux, gagna une petite aisance et vint à Boston. Sa foi était si forte qu'il répétait: «Un jour, je commanderai un vaisseau du Roi et j'aurai une belle maison de briques à Boston, dans l'Avenue Verte.»

 

En ce temps gisaient au fond de l'Atlantique beaucoup de galions espagnols chargés d'or. Cette rumeur emplissait l'âme de William Phips. Il sut qu'un gros vaisseau avait coulé près de Port de la Plata; il réunit tout ce qu'il possédait et partit pour Londres, afin d'équiper un navire. Il assiégea l'Amirauté de pétitions et de placets. On lui donna la Rose-d'Alger, qui portait dix-huit canons, et, en 1687, il fit voile vers l'inconnu. Il avait trente-six ans.


Quatre-vingt-quinze hommes partaient à bord de la Rose-d'Alger, parmi lesquels un premier maître, Adderley, de Providence. Lorsqu'ils surent que Phips se dirigeait vers Hispaniola, ils ne se tinrent pas de joie. Car Hispaniola était l'île des pirates, et la Rose-d'Alger leur semblait un bon navire. Et d'abord, sur une petite terre sablonneuse de l'archipel, ils s'assemblèrent en conseil pour se faire gentilshommes de fortune. Phips, à l'avant de la Rose-d'Alger, épiait la mer. Cependant il y avait une avarie à la carène. Pendant que le charpentier la réparait, il entendit le complot. Il courut à la cabine du capitaine. Phips lui ordonna de charger les canons, les braqua sur l'équipage révolté à terre, laissa tous ses hommes «marrons» dans ce repaire désert, et repartit avec quelques matelots dévoués. Le maître de Providence, Adderley, regagna la Rose-d'Alger à la nage.

On toucha Hispaniola par une mer calme, sous un soleil brûlant. Phips s'enquit sur toutes les grèves du vaisseau qui avait sombré plus d'un demi-siècle auparavant, en vue de Port de la Plata. Un vieil Espagnol s'en souvenait et lui désigna le récif. C'était un écueil allongé, arrondi, dont les pentes disparaissaient dans l'eau claire jusqu'au tremblement le plus profond. Adderley, penché sur le bastingage, riait en regardant les petits remous des vagues. La Rose-d'Alger fit lentement le tour du récif, et tous les hommes examinaient en vain la mer transparente. Phips frappait du pied sur le gaillard d'avant, parmi les dragues et les crochets. Encore une fois, la Rose-d'Alger fit le tour du récif, et partout le sol paraissait semblable, avec ses sillons concentriques de sable humide et les bouquets d'algues inclinées qui frémissaient sous les courants. Quand la Rose-d'Alger commença son troisième tour le soleil s'enfonça et la mer devint noire.

Puis elle fut phosphorescente. «Voilà les trésors!» criait Adderley dans la nuit, le doigt tendu vers l'or fumeux des vagues. Mais l'aurore chaude se leva sur l'Océan tranquille et clair, tandis que la Rose d'Alger parcourait toujours le même orbe. Et durant huit jours, elle croisa ainsi. Les yeux des hommes étaient brouillés à force de scruter la limpidité de la mer. Phips n'avait plus de provisions. Il fallait partir. L'ordre fut donné, et la Rose-d'Alger se mit à virer. Alors Adderley aperçut à un flanc du récif une belle algue blanche qui vacillait, et en eut envie. Un Indien plongea et l'arracha. Il la rapporta, pendant toute droite. Elle était très lourde, et ses racines entortillées paraissaient étreindre un galet. Adderley la soupesa, et frappa les racines sur le pont pour la débarrasser de son poids. Quelque chose d'étincelant roula sous le soleil. Phips poussa un cri. C'était un lingot d'argent qui valait bien 300 livres. Adderley balançait stupidement l'algue blanche. Tous les Indiens plongèrent aussitôt. En quelques heures, le tillac fut couvert de sacs durs, pétrifiés, incrustés de calcaire et revêtus de petits coquillages. On les éventra avec des ciseaux à froid et des marteaux; et hors des trous s'échappèrent des lingots d'or et d'argent, et des pièces de huit. «Dieu soit loué! s'écria Phips, notre fortune est faite!» Le trésor valait trois cent mille livres sterling. Adderley répétait: «Et tout cela est sorti de la racine d'une petite algue blanche!» Il mourut fou, aux Bermudes, quelques jours après, en balbutiant ces mots.

Phips convoya son trésor. Le roi d'Angleterre fit de lui sir William Phips, et le nomma High Sheriff à Boston. Là il tint sa chimère et se fit bâtir une belle maison de briques rouges dans l'Avenue Verte. Il devint un homme considérable. Ce fut lui qui commanda la campagne contre les possessions françaises, et il prit l'Acadie sur M. de Meneval et le chevalier de Villebon. Le roi le nomma gouverneur de Massachusetts, capitaine général du Maine et de la Nouvelle-Ecosse. Ses coffres étaient remplis d'or. Il entreprit l'attaque de Québec, après avoir levé tout l'argent disponible à Boston. L'entreprise manqua et la colonie fut ruinée. Alors Phips émit du papier-monnaie. Afin de hausser sa valeur, il échangea contre ce papier tout son or liquide. Mais la fortune avait tourné. Le cours du papier baissa. Phips perdit tout, demeura pauvre, endetté, et ses ennemis le guettaient. Sa prospérité n'avait duré que huit ans. Il partit pour Londres, misérable, et, comme il débarquait, il fut arrêté pour 20.000 livres, à la requête de Dudley et Brenton. Les sergents le transportèrent à la prison de Fleet.

Sir William Phips fut enfermé dans une cellule nue. Il n'avait gardé que le lingot d'argent qui lui avait donné sa gloire, le lingot de l'algue blanche. Il était harassé de fièvre et de désespoir. La mort le prit à la gorge. Il se débattit. Même là, il fut hanté par son rêve de trésors. Le galion du gouverneur espagnol Bobadilla, chargé d'or et d'argent, avait sombré près de Bahamas. Phips envoya chercher le maître de la prison. La fièvre et l'espoir furieux l'avaient décharné. Il présenta au maître le lingot d'argent dans sa main sèche et murmura dans son râle:

—Laissez-moi plonger; voici un des lingots de Bo-ba-dil-la.

Puis il expira. Le lingot de l'algue blanche paya son cercueil.


Marcel Schwob
Vies imaginaries







jeudi 21 septembre 2023

Marcel Schwob / Cecco Angiolieri

 

Cecco Angiolieri
George Barbier


Marcel Schwob

CECCO ANGIOLIERI

POÈTE HAINEUX


Cecco Angiolieri naquit haineux à Sienne, le même jour que Dante Alighieri à Florence. Son père, enrichi dans le commerce des laines, inclinait vers l'Empire. Dès l'enfance, Cecco fut jaloux des grands, les méprisa, et marmotta des oraisons. Beaucoup de nobles ne voulaient plus se soumettre au pape. Cependant les ghibellins avaient cédé. Mais parmi les guelfes mêmes, il y avait les Blancs et les Noirs. Les Blancs ne répugnaient pas à l'intervention impériale. Les Noirs restaient fidèles à l'Église, à Rome, au Saint-Siège. Cecco eut l'instinct d'être Noir, peut-être parce que son père était Blanc.

Il le haït presque du premier souffle. A quinze ans, il réclama sa part de la fortune, comme si le vieil Angiolieri fût mort. Il s'irrita du refus et quitta la maison paternelle. Dès lors il ne cessa de se plaindre aux passants et au ciel. Il vint à Florence par la grand'route. Les Blancs y régnaient encore, même après qu'on en avait chassé les ghibellins. Cecco mendia son pain, attesta la dureté de son père, et finit par se loger dans Je taudis d'un savetier, qui avait une fille. Elle se nommait Becchina et Cecco crut qu'il l'aimait.

Le savetier était un homme simple, ami de la Vierge, dont il portait les médailles, et persuadé que sa dévotion lui donnait le droit de tailler ses chaussures dans du mauvais cuir. Il causait avec Cecco de la sainte théologie et de l'excellence de la grâce, à la lueur d'une chandelle de résine, avant l'heure d'aller se coucher. Becchina lavait la vaisselle, et ses cheveux étaient constamment emmêlés. Elle se moquait de Cecco parce qu'il avait la bouche tordue.

Vers ce temps, commença à se répandre dans Florence le bruit de l'amour excessif qu'avait eu Dante degli Alighieri pour la fille de Folco Ricovero de Portinari, Béatrice. Ceux qui étaient lettrés savaient par cœur les chansons qu'il, lui avait adressées. Cecco les entendit réciter et les blâma fort.

—O Cecco, dit Becchina, tu te moques de ce Dante, mais tu ne saurais pas écrire de si beaux envois pour moi.

—Nous verrons, dit Angiolieri en ricanant.

Et premièrement, il composa un sonnet où il critiquait la mesure et le sens des chansons de Dante. Ensuite il fit des vers pour Becchina, qui ne savait pas les lire, et qui éclatait de rire quand Gecco les lui déclamait, parce qu'elle ne pouvait supporter les grimaces amoureuses de sa bouche.

Cecco était pauvre et nu comme une pierre d'église. Il aimait la mère de Dieu avec fureur, ce qui lui rendait le savetier indulgent. Tous deux voyaient quelques misérables ecclésiastiques, à la solde des Noirs. On espérait beaucoup de Cecco, qui semblait illuminé, mais il n'y avait point d'argent à lui donner. Ainsi malgré sa foi louable, le savetier dut marier Becchina à un gros voisin, Barberino, qui vendait de l'huile. «Et l'huile peut être sainte!» dit pieusement le savetier à Cecco Angiolieri, pour s'excuser. Le mariage se fit environ dans le même temps que Béatrice épousa Simone de Bardi. Cecco imita la douleur de Dante.

Mais Becchina ne mourut point. Le 9 juin 1291, Dante dessinait sur une tablette, et c'était le premier anniversaire depuis la mort de Béatrice. Il se trouva qu'il avait figuré un ange dont le visage était semblable au visage de la bien-aimée. Onze jours après, le 20 juin, Cecco Angiolieri (Barberino étant occupé dans le marché aux huiles) obtint de Becchina la faveur de la baiser sur la bouche, et composa un sonnet brûlant. La haine n'en diminua pas dans son cœur. Il voulait de l'or avec son amour. Il ne put en tirer aux usuriers. Il espéra en obtenir de son père et partit pour Sienne. Mais le vieil Angiolieri refusa à son fils même un verre de vin maigre, et le laissa assis sur la route, devant la maison.

Cecco avait vu dans la salle un sac de florins nouvellement frappés. C'était le revenu d'Arcidosso et de Montegiovi. Il mourait de faim et de soif; sa robe était déchirée, sa chemise fumante. Il revint, poudreux, à Florence, et Barberino le mit à la porte de sa boutique, à cause de ses guenilles.

Cecco retourna, le soir, dans le taudis du savetier, qu'il trouva chantant une docile chanson pour Marie à la fumée de sa chandelle.

Tous deux s'embrassèrent et pleurèrent pieusement. Après l'hymne, Cecco dit au savetier la terrible et désespérée haine qu'il portait à son père, vieillard qui menaçait de vivre autant que le Juif-Errant Botadeo. Un prêtre qui entrait pour conférer sur les besoins du peuple lui persuada d'attendre sa délivrance dans l'état monastique. Il conduisit Cecco à une abbaye, où on lui donna une cellule et une vieille robe. Le prieur lui imposa le nom de frère Henri. Dans le chœur, pendant les chants nocturnes, il touchait de la main les dalles dépouillées et froides comme lui. La rage lui serrait la gorge quand il songeait à la richesse de son père; il lui semblait que la mer plutôt dessécherait avant qu'il mourût. Il se sentait si dénué qu'il y eut des moments où il crut qu'il aimerait être souillard de cuisine. «C'est une chose, se dit-il, à laquelle on pourrait bien aspirer.»

A d'autres moments, il eut la folie de l'orgueil: «Si j'étais le feu, pensa-t-il, je brûlerais le monde; si j'étais le vent, j'y soufflerais l'ouragan; si j'étais l'eau, je le noierais dans le déluge; si j'étais Dieu, je l'enfoncerais parmi l'espace; si j'étais pape, il n'y aurait plus de paix sous le soleil; si j'étais l'Empereur, je couperais des têtes à la ronde; si j'étais la Mort, j'irais trouver mon père ... si j'étais Cecco ... voilà tout mon espoir...» Mais il était frate Arrigo. Puis il revint à sa haine. Il se procura une copie des chansons pour Béatrice et les compara patiemment aux vers qu'il avait écrits pour Becchina. Un moine errant lui apprit que Dante parlait de lui avec dédain. Il chercha les moyens de se venger. La supériorité des sonnets à Becchina lui semblait évidente. Les chansons pour Bice (il lui donnait son nom vulgaire) étaient abstraites et blanches; les siennes étaient pleines de force et de couleur. D'abord, il envoya des vers d'insulte à Dante; puis, il imagina de le dénoncer au bon roi Charles, comte de Provence. Finalement, nul ne prenant souci ni de ses poésies ni de ses lettres, il demeura impuissant. Enfin il se lassa de nourrir sa haine dans l'inaction, se dépouilla de sa robe, remit sa chemise sans agrafe, son jaquet usé, son chaperon lavé par la pluie et retourna quêter l'assistance des Frères dévots qui travaillaient pour les Noirs.

Une grande joie l'attendait. Dante avait été exilé: il n'y avait plus que des partis obscurs à Florence. Le savetier murmurait humblement à la Vierge le prochain triomphe des Noirs. Cecco Angiolieri oublia Becchina dans sa volupté. Il traîna dans les ruisseaux, mangea des croûtons durs, courut à pied derrière les envoyés de l'Eglise qui allaient à Rome et retournaient à Florence. On vit qu'il pourrait servir. Corso Donati, chef violent des Noirs, revenu dans Florence, et puissant, l'employa parmi d'autres. La nuit du 10 juin 1304, une tourbe de cuisiniers, de teinturiers, de forgerons, de prêtres et de mendiants, envahit le noble quartier de Florence où étaient les belles maisons des Blancs. Cecco Angiolieri brandissait la torche résineuse du savetier qui suivait à distance, admirant les décrets célestes. Ils incendièrent tout et Cecco alluma les boiseries aux balcons des Cavalcanti, qui avaient été les amis de Dante. Cette nuit là il étancha sa soif de haine avec du feu. Le lendemain, il envoya à Dante le «Lombard» des vers d'insulte â la cour de Vérone. Dans la même journée, il devint Cecco Angiolieri comme il le désirait depuis tant d'années: son père, vieux autant qu'Elie ou Enoch, mourut.

Gecco courut à Sienne, défonça les coffres et plongea ses mains dans les sacs de florins nouveaux, se répéta cent fois qu'il n était plus le pauvre frère Henri, mais noble, seigneur d'Arcidosso et de Montegiovi, plus riche que Dante et meilleur poète. Puis il songea qu'il était pécheur et qu'il avait souhaité la mort de son père. Il se repentit. Il griffonna sur le champ un sonnet pour demander au Pape une croisade contre tous ceux qui insulteraient leurs parents. Avide de se confesser, il retourna en hâte à Florence, embrassa le savetier, le supplia d'intercéder auprès de Marie. Il se précipita chez le marchand de cires saintes et acheta un grand cierge. Le savetier l'alluma onctueusement. Tous deux pleurèrent et prièrent Notre-Dame. Jusqu'aux heures tardives, on entendit la voix paisible du savetier qui chantait des louanges, se réjouissait de son flambeau et essuyait les larmes de son ami.


Marcel Schwob
Vies imaginaries


mercredi 20 septembre 2023

Marcel Schwob / Mm. Burke et Hare

 


Marcel Schwob
MM. BURKE ET HARE
Assassins





M. William Burke s'éleva de la condition la plus basse à une renommée éternelle. Il naquit en Irlande et débuta comme cordonnier. Il exerça ce métier pendant plusieurs années à Edimbourg, où il fit son ami de M. Hare sur lequel il eut une grande influence. Dans la collaboration de MM. Burke et Hare, il n'y a point de doute que la puissance inventive et simplificatrice n'ait appartenu à M. Burke. Mais leurs noms restent inséparables dans l'art comme ceux de Beaumont et Fletcher. Ils vécurent ensemble, travaillèrent ensemble et furent pris ensemble. M. Hare ne protesta jamais contre la faveur populaire qui s'attacha particulièrement à la personne de M. Burke. Un si complet désintéressement n'a pas reçu sa récompense. C'est M. Burke qui a légué sou nom au procédé spécial qui mit les deux collaborateurs en honneur. Le monosyllabe burke vivra longtemps encore sur les lèvres des hommes, que déjà la personne de Hare aura disparu dans l'oubli qui se répand injustement sur les travailleurs obscurs.

M. Burke paraît avoir apporté dans son œuvre la fantaisie féerique de Bile verte où il était né. Son âme dut être trempée des récits du folklore. Il y a, dans ce qu'il a fait, comme un lointain relent des Mille et une Nuits. Semblable au calife errant le long des jardins nocturnes de Bagdad, il désira de mystérieuses aventures, étant curieux de récits inconnus et de personnes étrangères. Semblable au grand esclave noir armé d'un lourd cimeterre, il ne trouva point de plus digne conclusion à sa volupté que la mort pour les autres. Mais son originalité anglo-saxonne consista en ce qu'il réussit à tirer le parti le plus pratique de ses rôderiez d'imagination de Celte. Quand sa jouissance artistique était terminée, que faisait l'esclave noir, je vous prie, de ceux à qui il avait coupé la tête? Avec une barbarie tout arabe il les dépeçait en quartiers pour les conserver, salés, dans un sous-sol. Quel profit en tirait-il? Aucun. M. Burke fut infiniment supérieur.

En quelque façon, M. Hare lui servit de Dinarzade. Il semble que le pouvoir d'invention de M. Burke ait été spécialement excité par la présence de son ami. L'illusion de leurs rêves leur permit de se servir d'un galetas pour y loger de pompeuses visions. M. Hare vivait dans un petit cabinet, au sixième étage d'une haute maison très peuplée d'Edimbourg. Un canapé, une grande caisse et quelques ustensiles de toilette, sans doute, en composaient presque tout le mobilier. Sur une petite table, une bouteille de whisky avec trois verres. De règle, M. Burke ne recevait qu'une personne à la fois, jamais la même. Sa façon était d'inviter un passant inconnu, à la nuit tombante. Il errait dans les rues pour examiner les visages qui lui donnaient de la curiosité. Quelquefois il choisissait au hasard. Il s'adressait à l'étranger avec toute la politesse qu'aurait pu y mettre Haroun-Al-Raschid. L'étranger gravissait les six étages du galetas de M. Hare. On lui cédait le canapé; on lui offrait du whisky d'Ecosse à boire. M. Burke le questionnait sur les incidents les plus surprenants de son existence. C'était un écouteur insatiable que M. Burke. Le récit était toujours interrompu par M. Hare, avant le point du jour. La forme d'interruption de M. Hare était invariablement la même et très impérative. Pour interrompre le récit, M. Hare avait coutume de passer derrière le canapé et d'appliquer ses deux mains sur la bouche du conteur. Au même moment, M. Burke venait s'asseoir sur sa poitrine. Tous deux, en cette position, rêvaient, immobiles, à la fin de l'histoire qu'ils n'entendaient jamais. De cette manière, MM. Burke et Hare terminèrent un grand nombre d'histoires que le monde ne connaîtra point.

Quand le conte était définitivement arrêté, avec le souffle du conteur, MM. Burke et Hare exploraient le mystère. Ils déshabillaient l'inconnu, admiraient ses bijoux, comptaient son argent, lisaient ses lettres. Quelques correspondances ne furent pas sans intérêt. Puis ils mettaient le corps à refroidir dans la grande caisse de M. Hare. Et ici, M. Burke montrait la force pratique de son esprit.

Il importait que le cadavre fût frais, mais non tiède, afin de pouvoir utiliser jusqu'au déchet du plaisir de l'aventure.

En ces premières années du siècle, les médecins étudiaient avec passion l'anatomie; mais, à cause des principes de la religion, ils éprouvaient beaucoup de difficulté à se procurer des sujets pour les disséquer. M. Burke, en esprit éclairé, s'était rendu compte de cette lacune de la science. On ne sait comment il se lia avec un vénérable et savant praticien, le docteur Knox, qui professait à la Faculté d'Edimbourg. Peut-être M. Burke avait-il suivi des cours publics, quoique son imagination dût le faire incliner plutôt vers les goûts artistiques. Il est certain qu'il promit au docteur Knox de lui aider de son mieux. De son côté, le docteur Knox s'engagea à lui payer ses peines. Le tarif allait en décroissant depuis les corps de jeunes gens jusqu'aux corps de vieillards. Ceux-ci intéressaient, médiocrement le docteur Knox. C'était aussi l'avis de M. Burke—car d'ordinaire ils avaient moins d'imagination. Le docteur Knox devint célèbre entre tous ses collègues pour sa science anatomique. MM. Burke et Hare profitèrent de la vie en dilettantes. Il convient sans doute de placer à cette époque la période classique de leur existence.

Carie génie tout-puissant de M. Burke l'entraîna bientôt hors des normes et règles d'une tragédie où il y avait toujours un récit et un confident. M. Burke évolua tout seul (il serait puéril d'invoquer l'influence de M. Hare) vers une espèce de romantisme. Le décor du galetas de M. Hare ne lui suffisant plus, il inventa le procédé nocturne dans le brouillard. Les nombreux imitateurs de M. Burke ont un peu terni l'originalité de sa manière. Mais voici la véritable tradition du maître.

La féconde imagination de M. Burke s'était lassée des récits éternellement semblables de l'expérience humaine. Jamais le résultat n'avait répondu à son attente. Il en vint à ne s'intéresser qu'à l'aspect réel, toujours varié pour lui, de la mort. Il localisa tout le drame dans le dénouement. La qualité des acteurs ne lui importa plus. Il s'en forma au hasard. L'accessoire unique du théâtre de M. Burke fut un masque de toile empli de poix. M. Burke sortait par les nuits de brume, tenant ce masque à la main. Il était accompagné de M. Hare. M. Burke attendait le premier passant, marchait devant lui, puis, se retournant, lui appliquait le masque de poix sur la figure, soudainement et solidement. Aussitôt MM. Burke et Hare s'emparaient, chacun d'un côté, des bras de l'acteur. Le masque de toile empli de poix présentait la simplification géniale d'étouffer à la fois les cris et l'haleine. De plus, il était tragique. Le brouillard estompait les gestes du rôle. Quelques acteurs semblaient mimer l'ivrogne. La scène terminée, MM. Burke et Hare prenaient un cab, déséquipaient le personnage; M. Hare surveillait les costumes, et M. Burke montait un cadavre frais et propre chez le docteur Knox.

C'est ici, qu'en désaccord avec la plupart des biographes, je laisserai MM. Burke et Hare au milieu de leur auréole de gloire. Pourquoi détruire un si bel effet d'art en les menant languissamment jusqu'au bout de leur carrière, en révélant leurs défaillances et leurs déceptions? Il ne faut point les voir ailleurs que leur masque à la main, errant par les nuits de brouillard. Car la fin de leur vie fut vulgaire et semblable à tant d'autres. Il paraît que l'un d'eux fut pendu et que le docteur Knox dut quitter la Faculté d'Edimbourg. M. Burke n'a pas laissé d'autres œuvres.


Marcel Schwob
Vies imaginaires