jeudi 21 novembre 2024

À la recherche d’une génération perdue

 



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© Daniel Mordzinski


À la recherche d’une génération perdue

par Odile Hunoult
11 janvier 2016


Ceux que Maurizio Serra appelle « poètes guerriers » 1 ou encore « esthètes armés », ce sont les écrivains européens qui ont fait leurs apprentissages au moment de la Grande Guerre (quelques-uns d’entre eux y ayant pris part) et sont en pleine activité dans la décennie trente, qu’ils soient aujourd’hui illustres, lus ou oubliés. Maurizio Serra analyse ensemble les événements, les influences, les destins et les œuvres dans un tout compact.

Maurizio Serra, Une génération perdue. Les poètes guerriers dans l’Europe des années trente. Trad. de l’italien par Carole Cavallera, Seuil, 368 p., 25 €

Ces écrivains sont des néo-romantiques rêvant d’action, de gloire à la fois guerrière et littéraire, et privés d’un support historique pour se mettre à la hauteur des pères et des héros. Dans une manière d’épigraphe, Serra fait le parallèle avec La confession d’un enfant du siècle de Musset, dont l’initiation exactement un siècle auparavant fut marquée par les guerres de Napoléon. Vitalité et révolte adolescente se greffent sur un fonds commun : « héroïsme manqué, neurasthénie sexuelle et révolte dilettante ». Ils sont nés pour faire ce qui leur plaît, vivent « une adolescence permanente » entretenue par le culte de la jeunesse. Car l’Europe est atteinte de « psychose juvénile » (Ernst R. Curtius), et, depuis les décennies qui précèdent, se développent les mouvements de jeunesse, avec leurs théoriciens, leur érotisme sublimé, leurs idéaux progressivement récupérés par les fascismes.

Sous son épithète de poètes « guerriers », Maurizio Serra dresse « un seul portrait avec de multiples variantes ». Il y a comme une même lymphe intellectuelle qui irrigue (qu’ils adhèrent ou résistent) tous ces jeunes gens pris dans le double mouvement paradoxal de leur âge, le désir de se singulariser d’une part, le besoin de se relier d’autre part : à une croyance, une idéologie, une famille rêvée, un clan. Leur âge, leur tempérament, la conjoncture les entraînent à l’engagement politique. « Fascisme et antifascisme des jeunes rebelles s’affronteront moins sur le plan de la cohérence des vues politiques que sur celui de la poésie, des affinités et des sentiments ».

Beaucoup de ces poètes guerriers ont des noms familiers au lecteur français, Drieu la Rochelle, Malraux, Bernanos, Montherlant, Brasillach, Saint-Exupéry, W. H. Auden, Klaus Mann, Malaparte à qui Serra a consacré une biographie 2. D’autres sont moins connus : Arnolt Bronnen, le poète Weinheber, le baudelairien Eugen Winkler… Quelques femmes, très peu, comme Nancy Cunard, ont un rôle qui dépasse celui d’une égérie. Si l’étude s’appesantit longuement sur certains, emblématiques du propos ou simplement tenant à cœur à l’auteur (comme Klaus Mann), tout ce que l’Europe compte d’écrivains et d’intellectuels entre à un titre ou un autre dans l’étude de Maurizio Serra. Bien entendu, malgré sa retenue d’historien, ses portraits trahissent des attirances et des réserves, laissant parfois passer une ironie ou de rares demi-sourires que leur rareté met en évidence.

Dandys souvent hantés par le suicide et obsédés par l’image du jeune héros mort au combat (avec un « homoérotisme » sublimé ou non), ils ont en commun des thèmes, des rêves et des admirations. Il se sont choisis des modèles, des maîtres, Stephan George ou D’Annunzio, T. E. Lawrence ou Barrès : ces maîtres eux-mêmes ont des vies réelles et des vies imaginaires diffractées dans leurs œuvres. Choc des imaginaires renvoyés les uns par les autres. De l’Angleterre à la Pologne, l’Europe rêve.

Le conflit espagnol va être l’épreuve grandeur nature des rêves de toute cette génération. « Il fut précédé, accompagné, scandé de déclarations lyriques et idéologiques qui, oubliant souvent la spécialité ibérique, exprimaient les contradictions et les déchirements de toute l’histoire européenne. » Tous les regards convergent vers l’Espagne. « Il est difficile de ne pas s’interroger sur la responsabilité de l’intelligentsia dans un embrasement qui marqua, au-delà de sa dimension nationale, une nouvelle étape du crépuscule de la civilisation européenne : crépuscule commencé en 1914 et qui dure toujours, sans qu’on entrevoie une manière d’en sortir. »

Si la composition est grosso modo chronologique, l’étude est un tout, car tout se tient, se répond d’un bout de l’Europe à l’autre. Ici la matière est immense comme le lieu de l’action. Dans cet énorme écheveau, Maurizio Serra tire un fil, analyse un destin, l’accompagne un temps, le laisse en suspens pour introduire un nouveau protagoniste, un autre encore, reprend les fils en attente, poursuit sa toile, entrecroise ses fils. Portraits croisés, interagissant entre eux, biographies prises dans leur emboîtement : c’est une constante des travaux de Serra, comme dans Les frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire 3, et c’est l’un des intérêts de sa biographie de Malaparte. Le résultat est dynamique, dense, ni plat ni linéaire. Jamais caricatural, et impossible à résumer. Ce n’est pas un livre qu’on consulte pour glaner des renseignements, quoiqu’il en fourmille. Il se lit lentement, composé qu’il est dans un espace à quatre dimensions, historique, philosophique, littéraire et humaine.

Sans doute, toute cette période a été explorée, et même ressassée, mais deux particularités rendent ce livre passionnant : premièrement, le point de vue véritablement européen, la multiplicité des échos allumés dans toute l’Europe entre les œuvres et les hommes. Deuxièmement, la culture de Maurizio Serra, qui, impressionnante, et au-delà même du multilinguisme, ne le cède qu’à sa perspicacité de lecteur. Maurizio Serra lit. Sans s’occuper de la chose jugée. Sans œillères. D’un regard qui sonde les cœurs et les reins. Il a l’oreille sensible à ce qui fausse un son, allant droit où se manifeste la vérité d’une œuvre, c’est-à-dire d’un être. En témoigne le choix de ses citations.

D’où des notations très personnelles, par exemple sur ce qui est aux sources du mouvement que Bernanos entame avec Les grands cimetières sous la lune. Ou encore le chapitre « Stephan George et le faux héritier », qui cherche une perspective plus juste, non sur la personne de George, qu’on sait trop « à part » pour s’être laissé annexer par la clique nazie, mais sur son œuvre, aujourd’hui difficile à aborder, contrairement à celle de son contemporain Rilke. Quant à Montherlant, « farceur lyrique » adoubé par D’Annunzio lui-même, la longue analyse de Serra est un modèle d’exégèse sans préjugés, à la recherche d’une vérité masquée par Montherlant – non sans raisons, car la pédophilie, sans être alors sous les feux de l’opinion, était naturellement sous le coup de la loi. Cette vérité, dans un jeu de caché/montré, par un très littéraire retournement de valeurs, constitue le laissez-passer de l’œuvre pour la postérité.

Le livre se clôt sur une autre longue analyse où, malgré sa retenue, Maurizio Serra s’implique plus ouvertement : il s’agit de Klaus Mann et du clan Mann. Dès l’abord du chapitre, il le donne à entendre : « Parfois, quand l’admiration pour les pères nous étouffe, l’amour pour les enfants nous sauve… » La retenue de Serra est de l’élégance et non un manque de sang. Klaus le touche au cœur par son « incapacité à faire du mal à une mouche – souffrant même pour toutes les mouches qui souffraient ». Par un jeu de miroir, ces mouches souffrantes renvoient à Maurizio Serra lui-même. Pour beaucoup de ces jeunes intellectuels qui courent follement à la tragédie, contribuant eux-mêmes à leur perte morale ou physique, lui aussi éprouve une pitié au sens originel. Le mot de « pitié » – la vox populi l’ayant décrétée méprisante, on le remplace aujourd’hui par « compassion » – , qui n’est qu’une fragile émotion de l’âme. Pourtant, la pitié, souffrance du cœur et de l’esprit pour celui qui souffre et se perd, est bien au-delà de tout jugement ; partant, c’est le sentiment le plus voisin de l’amour. Sous le titre Une génération perdue résonne un écho shakespearien : What a pity – quel dommage et quelle pitié.


  1. « Poète », pris dans son sens étymologique de créateur. Même dans cette acception, la notion de « poète guerrier » est plus familière à l’oreille italienne.
  2. Malaparte : Vies et légendes, Grasset, 2011
  3. La Petite Vermillon, 2008.





samedi 16 novembre 2024

Jean-Pierre Minaudier / Poésie du gérondif

 

"Poésie du gérondif", Jean-Pierre Minaudier (Première édition) © Le Tripode
« Poésie du gérondif », Jean-Pierre Minaudier (deuxième édition) © Le Tripode


Bisi luzea gramatika !

La première édition du précieux Poésie du gérondif de Jean-Pierre Minaudier (2014) portait un sous-titre qui le décrivait bien : « Vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots ». La nouvelle édition l’a conservé – tant mieux – mais a changé le format du livre, la couleur et le dessin de sa couverture – dommage.


Jean-Pierre Minaudier | Poésie du gérondif. Le Tripode, 224 p., 17 €


La nouvelle typographie bicolore est élégante, l’inclusion de nouvelles considérations et « trouvailles linguistiques », dont une belle note 74 de trois pages en commentaire de l’écriture inclusive en français, est bienvenue ; mais l’ouvrage, maintenant impossible à glisser dans la poche, est moins joli. On ne peut pas tout avoir, dira-t-on ; pourtant, on aurait pu. Tant pis, et que ceux qui possèdent la première édition la conservent soigneusement. 

Jean-Pierre Minaudier, historien de formation, est un passionné de langues et un grand collectionneur d’ouvrages de linguistique : il dit en posséder aujourd’hui 1 454 (soit 150 de plus qu’en 2017, date de la première édition du livre) portant sur 1 015 langues (80 langues de plus). On suppose que, comme 6 000 à 7 000 langues sont aujourd’hui parlées dans le monde, l’auteur aura prévu quelques rayonnages supplémentaires pour accueillir les grammaires qui lui manquent. Il avoue cependant que seules 71 familles de langues ne sont pas couvertes par les ouvrages de sa bibliothèque et qu’elles appartiennent presque toutes à des isolats papous non encore étudiés. En l’attente de ces futures grammaires, il est étonnant que l’auteur dise un peu plus tard se refuser, pour cause de « prix relevant du grand banditisme », à s’acheter le Handbook of Formosan Languages (en trois volumes) nouvellement paru, qui – vérification faite sur internet – ne coûte que 1 290 $. L’économie qu’il réalise sur les grammaires de Nouvelle-Guinée non encore écrites n’excuserait-elle pas un petit caprice formosan ? 

Sans doute. Mais qu’importe, puisque dans Poésie du gérondif, Minaudier propose avec générosité et un humour parfois un brin exténuant de partager son bel enthousiasme pour les langues (toujours soutenu par de solides connaissances). Attaché à montrer l’extrême beauté et variété de celles-ci et à expliquer les spécificités de leurs fonctionnements, phonétiques, morphologiques ou syntaxiques, il réussit à s’adresser à un public averti comme non averti. L’utilisation de notes lui permet, tout en demeurant dans la même tonalité drolatique, de séparer les considérations les plus « savantes » du reste du texte et ainsi de contenter à la fois ceux qui veulent du « dur » et aiment maintenir le cap sur Sapir, Whorf, Chomsky…et  ceux que le « théorique » effraie. 

L’ouvrage suscite d’abord notre émerveillement au fur et à mesure qu’il dégage telle ou telle surprenante caractéristique des langues les plus rares, les plus éloignées des nôtres : le chinantèque, langue otomangue du Mexique, possède le plus grand nombre de tons ; le !xoon, langue koïsane de Namibie et du Bostwana, utilise 117 ou 126 consonnes et 44 voyelles – le français, par comparaison, 18 consonnes et 13 ou 14 voyelles ; le bezhta, du Caucase du Nord, fonctionne avec des déclinaisons qui ont jusqu’à 60 cas ; le kalam de Nouvelle-Guinée utilise seulement 130 « verbes », mais une grammaire « obèse »… 

Son but n’est toutefois pas d’entreprendre une chasse au record, ou à l’exception, bien que celle-ci soit passionnante et pleine d’imprévus, mais de dissiper des idées préconçues sur les langues (voir, par exemple, p. 57-59, l’aimable philippique sur la parenté basque/hongrois) et d’en offrir de nouvelles plus conformes à la science. Le but est aussi de fournir quelques notions sur leur histoire, leur déplacement, leur collecte, leur déchiffrement, etc. Mais, avant tout, ce que souhaite l’auteur, c’est de faire admirer l’extraordinaire inventivité dont elles font preuve dans leur façon de se mettre en système. Ainsi, comme nous le savons, mais pas avec cette précision passionnante, telles langues sont plus riches dans la description de l’espace, telles autres dans celle du temps ; certaines sont rétives aux mots d’origine étrangère ; un bon nombre ne distinguent pas le genre, et d’autres (le bibua, le kurde et le cèmunhi), parlées par des sociétés « pas spécialement féministes », utilisent le pluriel féminin pour désigner des groupes mixtes, etc. À quel degré, alors, peut-on dire que les grammaires influent sur les mentalités collectives ? 

Voilà qui incite aussi à réfléchir sur la manière volontariste dont on a parfois voulu refaçonner les langues. L’exemple classique de désastre, signale le livre dans sa note 9, est « le massacre de la langue turque par les kémalistes dans les années 20 » et l’exemple de succès relatif, parce que non sous-tendu par un projet politique nationaliste, celui de la « rénovation  de l’estonien ». On aimerait en savoir plus.

Et c’est bien là une des réussites de Poésie du gérondif, il donne envie d’aller plus loin et le permet d’ailleurs grâce à ses notes amènes. À qui n’en aurait pas envie, il permet de s’arrêter et de rêvasser. De rêvasser aux Navajos, par exemple, qui pour dire « tank » disent « véhicule qui glisse sur le sol avec de gros fusils dessus » soit  chidínaana’na’ibee’eldōōhtsohbbikáá ‘dahnaaznilígli (sans doute ont-ils recours à une abréviation ou au mot anglais dans leur vie guerrière). De rêvasser aux linguistes dont les préoccupations se révèlent dans leurs livres, tout autant que les mythes et obsessions locales des humains dont ils décrivent les langues. Ainsi, dans certaines grammaires, les exemples, classés suivant la leçon qu’on peut en tirer, créent-ils un monde imprévu et bizarre produisant le même effet que la classification des animaux selon Borges, tandis que dans d’autres un féroce désir scientifique transforme les pages en poésie lettriste. À combien d’aventures ces ouvrages ne convient-ils pas !

En tout cas, Jean-Pierre Minaudier serait certainement d’accord avec Gertrude Stein qui disait : « Je ne connais rien de plus enthousiasmant que l’analyse des phrases », mais son goût de la fantaisie et du lâcher-prise l’empêcherait de l’être avec la seconde partie de la déclaration de l’Américaine : « On est alors en complète possession de quelque chose et incidemment de soi-même ». Ce n’est pas le plaisir de « posséder », donc de maîtriser, qui anime Minaudier mais la jubilation de discuter avec d’autres sensibilités et intelligences que les siennes, celles des langues. Eh oui ! Voilà qui permet d’habiter plus amplement la vie. 

Somme toute, Zein ederra den gerondikoaren poesia eta zein bizia gramatika ! (Vive la poésie du gérondif et vive la grammaire !), comme on dit en basque, langue que l’auteur de Poésie du gérondif enseigne aujourd’hui.


EN ATTENDANT NADEAU


lundi 11 novembre 2024

Maïakosvki en Amérique

 



Vladimir Maïakovski, Ma découverte de l’Amérique, Les éditions du sonneur

Vladimir Maïakovski en 1924


Maïakosvki en Amérique


par Odile Hunoult
14 mars 2017

Vladimir Maïakovski, Ma découverte de l’Amérique. Trad. du russe par Laurence Foulon, préface de Colum McCann. Éditions du Sonneur, 152 p., 16,50 €


Vladimir Maïakovski était parti le 28 mai 1925 dans l’intention de faire le tour du monde, Europe, Amérique, Asie. À Paris dans sa chambre, à l’hôtel Istria, on lui subtilise son portefeuille. Il doit faire contre mauvaise fortune bon cœur – et la retape des bonnes volontés. Le voyage est revu à la baisse, il se contentera, si l’on peut dire, de l’Amérique, entre le 21 juin, où il embarque à Saint-Nazaire pour La Havane et le 28 octobre 1925 où il embarque à New York pour le Havre.

Il a déjà plusieurs fois voyagé à Paris et en Allemagne, mais cette fois il a quelques économies auxquelles s’ajoutent des crédits du Commissariat à l’Instruction Publique. Il est en mission officielle. Il ne ramènera pas seulement des poèmes mais aussi, pour les journaux, des reportages qui conforteront les présupposés de la doxa. Il tâtera le pouls révolutionnaire des pays traversés, y supputera les chances de la Révolution, et répandra la bonne parole. C’est dire que le voyageur (et le reportage) partait avec du plomb dans l’aile. Un carcan dont il s’accommode à sa façon, avec bonne volonté et un vrai enthousiasme. Son cœur est tout à la révolution. « Toutes les interventions de Maïakovski à l’étranger se caractérisent par un loyalisme effréné et agressif. Il a tout l’air plus bolchevik que les Bolcheviks », écrit Claude Frioux dans sa préface à l’anthologie Du monde j’ai fait le tour. Si bien qu’il est accompagné par la mauvaise humeur des journaux de l’émigration russe aux États-Unis : « Au lieu d’une soirée littéraire, Maïakovski n’a fait que chanter les louanges du pouvoir soviétique » (30 septembre 1925). « Dans le bon vieux temps on ne savait de Maïakovski qu’une seule chose : qu’il était futuriste. Maintenant nous savons que sous le couvert de soirées littéraires, il fait de la propagande pour le régime soviétique et pour les charmes de la vie soviétique » (2 octobre 1926).

Paradoxal reportage, ballotté entre le cahier des charges soviétique et l’onirisme visionnaire d’un voyageur poète. Sans compter que Maïakovski ne parle pas plus l’anglais que l’espagnol, et qu’il a, précise-t-il, « trop peu vécu pour pouvoir tout décrire parfaitement en détail ». Dans ces conditions, l’étonnant c’est bien l’acuité des observations : nul doute, Maïakovski ne récite pas une leçon, il a un regard frais et propre d’éternel adolescent. Une fraîcheur capable de voir et de comprendre les détails. Le livre a été écrit au retour semble-t-il, notes ou souvenirs émiettés en petits paragraphes. Le ton est celui du journalisme, vivant et drôle, il faut instruire le lecteur sans l’embêter. Saynètes, anecdotes, portraits, points de vue, rapides analyses des mécanismes économiques, jugements avec des « j’aime… » « je n’aime pas… », ou « je déteste ». Vivacité, énergie (Maïakovski a 32 ans), intelligence du détail significatif et des scènes qui parlent sans commentaires, c’est un savoir-faire de cinéaste.

En 140 pages, on traverse l’Atlantique sur le paquebot Espagne, puis au pas de charge La Havane infestée par le trafic de la prohibition, puis c’est l’arrivée au Mexique. Maïakovski est accueilli par Diego Rivera qui travaillait depuis déjà deux ans aux 235 panneaux muraux commandés pour les splendides bâtiments du Secrétariat à l’Éducation Publique de Mexico. Le Mexique est sous mainmise américaine. « Une goutte de politique. Une goutte seulement, parce que ce n’est pas ma spécialité, parce que je ne suis pas resté longtemps au Mexique et qu’il y aurait beaucoup à dire sur le sujet… » C’est assez drôle car le texte est tout de même essentiellement politique, en ce sens qu’il examine des modes de vie, des conditions sociales et politiques, avec simplicité, pertinence, et sans caricature. C’est quand il s’applique à honorer plus précisément la commande officielle (voir les rencontres avec des militant) qu’il est nettement plus faible.

Enfin les États-Unis. Il est accueilli à New York par son ami le futuriste Bourliouk qui s’y est établi en 1922. Au pittoresque sud-américain succède la fascination. Paradoxale fascination. Maïakovski est dépaysé, inconfortable, inadapté, étranger pour tout dire, prévenu aussi – qui ne l’est pas, a fortiori quel soviétique ne le serait pas. Il raille, comme pour minimiser ou cacher son propre enthousiasme, et parfois ne résiste pas à la plaisanterie réductrice, gavroche comme il l’est toujours. Quand il fait rire il se croit aimé. Bien sûr, il remplit une commande politique, mais on l’y sent comme à l’étroit, et dans l’étroit Maïakovski étouffe. Bien sûr il critique, mais se refuse aux clichés. « Il est aisé de proférer à propos des Américains, des lieux communs qui n’engagent à rien, du genre : le pays des dollars, les chacals de l’impérialisme, etc. ». Pas de caricature donc. Au contraire, et c’est le paradoxe, rien n’est daté. Quand il écrit « Aucun pays ne profère autant d’âneries moralisatrices, arrogantes, idéalistes et hypocrites que les États-Unis » (même si cela aussi est une proposition qu’on pouvait retourner à l’URSS), c’est toujours d’actualité. Et d’hypocrisie il n’y a pas une ombre chez Maïakovski. Schématique, oui, il l’est et le sait bien, dans un récit aussi court : « Tout ce que je viens de raconter sur le mode de vie new-yorkais ne dresse pas un portrait exhaustif de la ville, mais définit quelques uns de ses traits : ses cils, une tache de rousseur, l’une de ses narines ». Mais quatre-vingts ans après on n’est pas dépaysé. Qu’est-ce qui a changé depuis, à part la fin de la prohibition ? Tout est encore là. La vertigineuse montée des gratte-ciel en construction. La mécanisation du travail dont la description préfigure avec dix ans d’avance Les Temps modernes de Chaplin (1936) – mais le tempo des films de Chaplin était largement connu du public soviétique. L’éprouvante mécanique des abattoirs de Chicago et ses océans de sang et d’excréments. Jusqu’à la façon de se nourrir des États-Uniens selon leur classe sociale, Maïakovski décrit un mode de vie d’une étonnante actualité. Loin d’être dépassé il n’a fait que gagner vers l’Occident. Dans un tout autre genre, la même impression d’actualité ressort des Employés (1930) où Siegfried Kracauer étudie des mécanismes sociaux toujours à l’œuvre.

Alors, d’où vient cette fascination qui perce sous les réserves et la raillerie de Maïakovski ? C’est que deux éléments intimes interfèrent et balaient par moments son récit, presque à son corps défendant, comme des vagues balaieraient un pont. D’abord sa propre démesure qui vibre à l’unisson de la démesure américaine, lui le futuriste, lui le géant, lui pour qui rien n’est assez grand :

« Le pont de Brooklyn –

vraiment… –

C’est quelque chose ! »

Bluffé par un gigantisme qui lui va comme un gant, il voit certes les États-Unis comme un adversaire politique, mais aussi comme modèle de développement qu’il voudrait offrir à son parti, à sa patrie. La deuxième cause est plus intime encore, et elle restera ignorée jusqu’en 1993, date où paraissent les souvenirs de Patricia Thompson, fille d’Elly et de Maïakovski. À New York il a rencontré une Russe émigrée mariée à un Anglais, Elly Johnes, il a vécu avec elle, il en aura une fille. Grâce à Elly, il est immergé à New York dans la vraie vie des Américains. Comment l’Amérique n’aurait-elle pas à ses yeux la coloration de cet amour libérateur, qui vient pour la première fois interrompre le cercle infernal de la relation à trois avec Lili et Ossip Brik. Effet d’une double pudeur combinant la pureté révolutionnaire et la crainte de l’œil attentif de Lili, si dans son récit apparaissent beaucoup de personnes rencontrées à divers titres, Elly Johnes a disparu dans un trou noir d’où n’émergent que des poèmes, cailloux blancs semés par leur amour.

Car c’est aux poèmes que Maïakovski confie son exaltation de voyageur. Dans le récit, il s’y refuse, et se refuse. Est-ce parce que ce voyage lui a été octroyé pour faire un compte-rendu, et qu’il faut payer son dû ? Parfois, c’est rare, la beauté des lieux l’emporte – et l’emporte en poète, par exemple dans le train entre Veracruz et Mexico : « Je n’avais jamais vu pareille terre et je ne croyais pas que cela pouvait exister ». C’est pourquoi il est intéressant de chevaucher la lecture de Ma découverte de l’Amérique avec celle du Voyage en Arménie de Mandelstam, écrit en 1930, presque dans les mêmes conditions, et emporté au contraire par un grand souffle empathique, métaphorique, sans réserve : la joie mandelstamienne, lavée dans l’ocre des paysages, dans la terre ancestrale, et surtout dans la langue, la langue « griffue », la langue de « chat sauvage » qui écorche les oreilles, le « verbe épineux de la vallée de l’Ararat », la « langue rapace des villes en pisé », la « parole des briques affamées ».

La langue, ce pourrait bien être un des nœuds de crispation de Maïakovski. « La langue utilisée en Amérique, écrit-il, c’est la langue imaginaire de la tour de Babel, avec la seule différence qu’à Babel on mélangeait les langues pour que personne ne comprenne personne, alors qu’ici on les mélange pour que tout le monde se comprenne. En conséquence c’est qu’à partir de l’anglais on est arrivé à une langue comprise par toutes les nationalités, excepté les Anglais ». Maïakovski, on le répète, ne parlait pas l’anglais. C’est pourquoi Ma découverte de l’Amérique est aussi… un bain dans l’émigration russe au Nouveau Monde.

EN ATTENDANT NADEAU




dimanche 10 novembre 2024

François Cornilliat / Envers toi / On your tongue

 


On your tongue

par Odile Hunoult
31 janvier 2017


François Cornilliat, né en 1958, est professeur à la Rutgers University aux États-Unis, spécialiste de poésie française des XVe et XVIe siècles. On s’abstiendrait de ces précisions si elles n’avaient quelque chose à voir avec Envers toi. D’une part parce qu’il reprend à son compte une tradition de la poésie plus ou moins initiée par Les Amours de Ronsard : chacune des quatre parties qui composent le livre s’adresse, au début ou dans le corps du texte, à une femme, mary ‒ ainsi écrit, les quatre fois, sans majuscule, pour souligner peut-être qu’elle est sienne, sa mariée. D’autre part, parce que mary est américaine, et le poème se développe dans un va-et-vient entre français et anglais : leur entre-eux-deux.

François Cornilliat, Envers toi. Belin, coll. « L’extrême contemporain », 142 p., 19,90 €


S’il est vrai qu’on écrit toujours pour quelqu’un, l’interlocuteur en poésie est plus souvent soit une absence soit une construction de l’avenir. Un destinataire, par contre, c’est une présence et une sanction immédiate. Une lettre, comme l’amour, a fortiori une lettre d’amour, exige de l’humilité. C’est un combat contre le narcissisme (la destinataire en rirait), la gratuité (elle n’accepterait pas l’offrande, n’y voyant rien qui la concerne), et la brutalité : dans un dialogue, ne pas attenter à l’interlocuteur impose de toujours se défendre de soi, et c’est bien là le plus difficile. En dédiant à sa femme l’enfant [de ses nuits] d’Idumée, qu’est-ce que Cornilliat offre, sinon cet effort sur lui et la volonté de poursuivre cet effort ? Difficulté supplémentaire à l’effort d’écriture lui-même, effort qui s’exerce, lui, contre les ornières du langage. Une lutte contre l’universel baratin :

« non seulement le baratin survit

à tout sur terre, mais son nec plus ultra

sera (who cares in what language ?)

to outlive earth itself. »

[sera (qui se soucie en quelle langue ?)

de survivre à la terre elle-même.]

Double effort, donc, du scripteur, mais, partant, double effort pour le lecteur. La première difficulté, c’est qu’on ne lit pas la poésie, et cette poésie précisément, comme on lit le journal [1]Envers toi, ramassé, ciselé, mallarméen, est sculpté avec de la pensée et pas avec des clichés : on l’apprivoise, comme une montagne, de prise en prise. La deuxième difficulté, sur laquelle bien sûr tous les commentateurs s’appesantiront, c’est, on l’a vu, le passage constant d’une langue à l’autre.

cornilliat envers toiOn peut lire sans chercher à comprendre plus avant, passer outre, pour en sentir simplement le chant (Cornilliat joue et tremble sur le son des mots), et peut-être la poésie n’y perdra rien. Est-ce que les poissons décryptent, autrement qu’avec la peau, le bruit de la mer ? On peut aussi s’essayer à traduire, à écouter mieux la parole, à écouter plus que son murmure, son bain de naissance. Pour peu qu’on ait quelques notions d’anglais et un dictionnaire, c’est sans vraies difficultés, si du moins on admet que comprendre n’est pas traduire, mais que c’en est le premier désir. La poésie n’y gagnera rien peut-être, sinon que (tenter de) traduire la poésie est en soi-même acte de création. L’effort accompli, ralentissant la lecture, obligeant d’y revenir et d’y méditer, est au moins un signe inscrit dans le temps, une griffure, une trace sur la pierre. Et le lecteur, lui, y gagnera.

À moins de poursuivre l’effort de compréhension à son terme ‒ la traduction ‒, le texte se moire alors d’un flottement de sens qui ressemble au flottement entre deux êtres, celui qui écoute et celui qui parle : deux pensées qui doivent s’ajuster, se superposer à peu près, se comprendre au moins un peu, à travers tout ce qui peut créer de la distance, de la séparation, du malentendu. Comment parler la langue de l’autre sans parler à sa place ? Et peut-être comprend-t-on ainsi mieux le projet de François Cornilliat, la recherche d’une non-séparation dans l’altérité. « Entre deux langues, / on entrevoit (parfois) ce qu’il en est / des entrefaites. »

Malgré les difficultés que le livre impose d’emblée, si on accepte l’effort, un charme s’installe. Envoûtement de la phrase qui se déploie sans coutures apparentes, un peu comme la voix off de L’année dernière à Marienbad, avec une ponctuation très légère mais beaucoup de parenthèses qui fragmentent son rythme, sortes de contrepoints ou de commentaires à peine ironiques. Beautés des formules, quand l’énoncé se resserre encore pour devenir proverbe, ramassé, sibyllin à faire rêver :

« Ce qu’on devine

(perles de l’intuition)

s’évapore. »

Ou :

« Qui dénude terreur ne fait plus

de plaisir un costume »

Ou encore :

« débâcle égale

asile

(en être

assailli c’est

y être

accueilli) ».

Et partout le jeu des assonances, le goût des mots, presque des vocalises, le staccato des allitérations. Par exemple :

« s’il faut parier

comme à coup sûr

comme on coud sur

son cœur un kit

syntaxique pour

trot mécanique… »

Ou :

« je serai comme tu seras

sans réplique

ni supplique (trompettes

à quiproquos) »

Sans compter que le jeu des allitérations passe la barrière des langues, les sons de l’une appelant les sons de l’autre, créant un tissu sonore, une musique de sens, comme une communication d’oiseaux. Et, entre tous ces jeux mêlés, impossible de ne pas sentir un humour, une moquerie de soi-même, une bizarre drôlerie sous-jacente, jamais vraiment émergée, sauf peut-être surgissant dans un néologisme comme « catoblépant » (formé sur le grec « catoblépas », regardant en bas). Le catoblépas, un peu oublié, est, chez Rabelais ou d’autres, un dragon mythique à la tête trop lourde pour qu’il puisse la lever. Mot qui mériterait qu’on l’adopte, notre époque n’est pas sans dragons catoblépants.

Si ce poème avait un résumé possible, il ne serait pas de la poésie. Mais il a un projet, d’autant plus solide que sa rédaction court sur une longue période, et on va le lui laisser dire dans la langue qu’il s’invente, en citant ce passage où le mot langue, justement, écrit en anglais, tongue, joue sur les deux sens du mot en français, la langue de la parole et celle de la bouche et du baiser :

« a memory found

on your tongue

demande accord

dans la nôtre et qu’il

nous soit accordé

de faire d’un seul jour

d’autres jours

sans inventer

de conditions ».

Construire quelque chose qui ne se perdrait pas, ne s’abîmerait pas. Est-ce seulement possible ? Mais, sans cette volonté, il ne se ferait aucune tentative vers la beauté.

C’est l’histoire qui crée le temps. Sans histoire, il y a le rien ou l’immuable, qui sont peut-être d’une seule essence. Envers toi est la spirale, toujours revenant à ses nœuds, d’une histoire entre deux êtres. Une construction sans murs, un labyrinthe arachnéen élevé dans un espace-temps à eux seuls, et élevé avec du temps, dont le temps est le matériau. Univers que crée, big-bang dilatant à l’infini, l’instant de leur rencontre :

« Anything else ? Ah

yes, le son de ce

tender and self-

mocking laughter

venu à mon secours,

celui que tu portais

en manteau noir

et bouquet de fleurs

rouges, in the darkest

afternoon of a brutal

February, as you gave

me a chance avec

ma chance, both of

wich I unfailingly

missed ‒ mary, how you

laughed that day,

the sort of day

you dare every day,

le genre de jour qui dure

le temps de notre vie. »

Ces cinq quatrains terminent le livre. C’en est donc « l’envoi », avec la mise en évidence, dans le jeu de sonorités entre « dure » et « dare » (défier), de ce défi, cette audace, ce pari : une rencontre qui ose la durée, qui soit le rejaillissement, « le temps [d’une] vie », de cet instant précis, l’apparition moqueuse « en manteau noir / et bouquets de fleurs rouges » déjà évoquée dans la deuxième partie.

On le voit par toutes ces citations, faites à dessein, Envers toi se lit lentement. En payant sa dette « envers » l’interlocutrice, mary (et il n’a pas à expliciter ses énigmes parce qu’elles sont les leurs), on ne veut pas croire que Cornilliat ne s’adresse qu’à un public d’anglicistes. Mais, on l’espère du moins, au-delà des lecteurs de poésie habitués à, et acceptant, la difficulté, « aux jeunes filles, aux femmes, aux féministes, aux amateurs de ces trois catégories, aux misogynes, aux amantes, aux amants, aux chercheurs de curiosités, aux professionnels du thème, du champ lexical et de la variante, aux experts en chansonnettes, aux collectionneurs, aux lecteurs de Queneau, aux lectrices, aux historiens de la sexualité, aux hellénistes, aux travestis, aux traducteurs, aux traductrices passées et futures [2] ».


  1. Mallarmé dans une lettre à Edmund Gosse : « Non, cher poète, excepté par maladresse ou gaucherie, je ne suis pas obscur, du moment qu’on me lit pour y chercher ce que j’énonce, ou la manifestation d’un art qui se sert du langage ; et le deviens, bien sûr ! si l’on se trompe et croit ouvrir le journal. »
  2. C’est la présentation par Philippe Brunet de son recueil L’égal des dieux ; Cent versions d’un poème de Sappho, Allia, 1998.