Par Laurent Nunez
DES GENS SE METTENT D’ACCORD DANS DES TRIBUNAUX POUR DÉCIDER QUE LA RÉALITÉ, CE N’EST PAS BIEN. Puisqu’il en est ainsi, et que des gens se mettent d’accord dans des tribunaux pour décider que la réalité, ce n’est pas bien, je suggère de réguler immédiatement l’art photographique, et d’obliger par exemple les possesseurs de téléphone à se flouter quand ils prennent des selfies. Sinon ces photos seraient « trop réalistes. » Je propose aussi de décrocher des expositions toute la peinture figurative, et de n’y laisser que des chefs-d’œuvre abstraits. Sinon nos musées seraient « trop réalistes. » Je proposerais même d’interdire tout le répertoire d’Édith Piaf, notre dernière chanteuse réaliste, et de faire, Place de la Concorde, un vaste autodafé des livres de Flaubert, d’Ibsen et de Balzac, puisque ces fourbes firent la gloire du Réalisme… Mais enfin, comment peut-on être dénoncés comme « trop réalistes » ? Je voudrais surtout qu’on soit un peu moins hypocrites.
La justice a retiré son visa d’exploitation au film d’Abdellatif Kechiche. Pas parce qu’il était trop violent, vulgaire ou pornographique, mais parce que les scènes d’amour y sont jugées trop « réalistes »...
Si vous n’avez pas encore vu La Vie d’Adèle, ce film d’amour encensé par tant de critiques, et pour lequel le réalisateur Abdellatif Kechiche avait reçu la Palme d’or à Cannes en 2013 : il vous est interdit de le regarder désormais. Ce long-métrage où brille Léa Seydoux vient en effet de perdre son visa d’exploitation, remis en cause devant la justice administrative par l’association Promouvoir, proche des milieux catholiques traditionalistes. Plus de festival, de salle de cinéma, de DVD, de VOD : voilà une décision brutale, et puis très tardive. Cela faisait deux ans que le film était diffusé avec une interdiction limitée aux mineurs de douze ans : pas assez pour Promouvoir, qui voudrait l’interdire aux moins de dix-huit ans. Et la justice vient donc de hocher la tête, demandant à la ministre Fleur Pellerin de « procéder au réexamen de la demande de visa du film dans un délai de deux mois ».
Il est normal que la société s’inquiète de ce que ses enfants regardent. Il est juste qu’elle régule et oriente les choix, et qu’elle déconseille les œuvres qui pourraient heurter les plus jeunes sensibilités. Quand un jeu vidéo est trop violent, il est interdit aux mineurs. C’est très bien. Quand un album de rap contient des paroles trop vulgaires, un autocollant « Explicit Content » apparaît dessus. Bravo. Quand un livre… Ah non, rien n’interdit plus d’acheter Sade, Genet, Alleg, Nabokov ou Fanon. Applaudissons, et passons.
Le problème posé par l’annulation du visa de La Vie d’Adèle apparaît lorsqu’on lit les conclusions de la justice, comme les attaques du fondateur de Promouvoir, André Bonnet, ex-militant Front National. Le film a-t-il été jugé violent ? Bien sûr que non. Vulgaire ? Que nenni. Pornographique ? Absolument pas. (Le mot n’apparaît même pas dans la décision de justice.) Non : plus personne n’a le droit de diffuser La Vie d’Adèle, car les scènes d’amour y sont jugées trop « réalistes ». Voilà : vous pouvez rire. On vient d’interdire le réel.
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