De l’exil intérieur dans le style tardif
Les mordus de l’incipit nous ont tellement bien entraîné dans leur passion qu’on en a oublié de se demander où et quand commençait vraiment la fin. Non pas l’excipit, qui serait la ou les dernières phrases, mais la fin de l’ensemble de l’œuvre d’un artiste. Ce que Theodor Adorno appelait « Spästil Beethovens », autre dit le style tardif de Beethoven, titre d’un essai pionnier de 1937 plus tard recueilli dans Moments musicaux (1964) puis dans Essais sur la musique (1993). C’est peu dire que le philosophe a inspiré nombre de réflexions sur la musique, malgré son éclectisme, son élitisme, son absence de compromis, sa détestation du Zeitgeist et de sa propre époque.
Edward W. Said en a fait le titre et le thème de son tout dernier livre puisque Du style tardif (On Late Style, traduit de l’américain par Michelle-Viviane Tran Van Khai (310 pages, 25 euros, Actes Sud) est paru à titre posthume. C’est un essai composé après coup de manière assez disparate, donc nécessairement subjective par rapport au choix qui aurait été le sien, avec les retranscriptions de ses séminaires à Columbia University (NY). On peut y chercher, et y trouver, l’écho et la trace des recherches de l’intellectuel américain d’origine palestinienne (Jérusalem 1935- NY 2003) sur l’Islam, la question de Palestine ou l’Orient fantasmé de l’Occident. Mais pour l’essentiel, l’autre Said s’exprime là, qui était non seulement un critique littéraire et musical d’une acuité et d’une culture remarquables (un peu comme Eric Hobsbawm l’était pour le jazz), mais également un pianiste croyant et pratiquant. La musique, il en parle de l’intérieur ; cela n’a jamais immunisé personne contre les erreurs de jugement ou les fautes de goût, mais on écoute toujours autrement, quoi qu’on s’en défende, une voix venue de l’intérieur du bâtiment – même si, je dois l’avouer, les explications techniques sur l’accord de quarte et sixte ou sur l’expressivité ironique du canon en mi bémol du final du second acte de Cosi laissent l’amateur à la porte.
Son livre est brillant, dans la meilleure acception du terme, sans le vernis et la superficialité qu’il suppose parfois, pétillant d’intelligence et d’intuitions, virtuose même dans sa manière de rapprocher les inconciliables, de réduire les grands écarts, ou simplement de mettre en relation des éléments qui nous paraissaient aux antipodes les uns des autres, déformation professionnelle et réflexe naturel de celui qui fut longtemps professeur de littérature comparée. Mais il est d’une telle richesse et d’une telle complexité qu’un tel billet critique n’a d’autre ambition que de stimuler la curiosité et d’inviter à y aller voir.
C’est une idée reçue, sinon ancrée dans nos esprits, d’imaginer qu’à la fin de sa vie, l’âge venant, un créateur est nécessairement marqué du sceau de la maturité, de la réconciliation, de la sérénité, de l’apaisement, toutes qualités résumées en une seule : la sagesse. Et si cette propriété n’avait rien à voir avec l’inscription de l’œuvre dans sa chronologie ? On dira le sujet marginal, sinon secondaire ; il fut d’ailleurs largement ignoré ; mais Edward W. Said se passionnait justement pour ce que l’esprit critique et analytique des autres avait laissé sur le bas côté.
En s’emparant du concept forgé par Adorno, Said est allé voir ailleurs. Du côté de Cosi fan tutte, comme une reconnaissance de dettes, puisque c’est le premier opéra auquel il assista, tout jeune, en débarquant aux Etats-Unis en 1950. Du côté du pianiste Glenn Gould dont le nom est devenu synonyme de Bach grâce à sa touche inimitable, au point que l’on parle de « Variations Gouldberg », ce qui l’a poussé à tenter de comprendre « par quel biais son association de toute vie avec l’immense génie du contrepoint parvient à créer un espace esthétique sans équivalent, et d’une stimulante plasticité, essentiellement fondé par Gould lui-même en tant qu’intellectuel et en tant que virtuose ». Du côté des Paravents de son ami Jean Genet, « qui aimait les Arabes d’amour », qu’il crédite de « l’intuition de la portée et du caractère dramatique de la situation que nous vivions au Liban, en Palestine, et dans d’autres pays ». Du côté de chez Richard Strauss, les œuvres ultimes bien sûr : Capriccio, Concerto pour hautbois, Deuxième concerto pour cor, Métamorphoses, sans oublier, l’une de ses œuvres le plus poignantes, l’une des rares à avoir su exprimer l’infinie lassitude de ce bas monde, les Vier Letze Lieder. Puis il a confronté leur puissance et leur inventivité à l’opinion la plus répandue sur Strauss, selon laquelle après Elektra (1909) et singulièrement après Le Chevalier à la rose (1911), son univers était devenu plus tonal et sucré, moins caustique.
Said déconstruit ce discours pour montrer, après un examen minutieux qui ne méprise pas l’arrière-fond ni le contexte historiques, que, bien loin d’être sages malgré leur apparence, ces oeuvres sont provoquantes, dérangeantes, déconcertantes, inclassables. Et l’on connaît des anglicistes qui trouveraient certainement à redire à la traduction de « late » par « tardif », étant entendu que, même si le mot est le plus souvent rendu en français pour exprimer le « tard », et lateness le tardif, on le trouve couramment en anglais pour suggérer le mort, notamment dans l’expression the late Mr … / « feu monsieur… ». Quoi qu’il en soit, Said désignait par là les dernières œuvres d’un artiste.
Au fond, à suivre Said dans le sillage d’Adorno, et en repensant aux œuvres tardives de Beethoven plus inquiètes et plus instables que la Symphonie héroïque ou les Cinq concertos pour piano qui les ont précédés, on finit par lui arracher un semblant de définition : est tardif ce qui se situe au-delà de son époque, en avance sur elle par la nouveauté et l’audace, mais aussi en retard sur elle en ce qu’elle s’autorise des retours dans d’autres temps au mépris de la marche de l’Histoire. Ce qui est une belle définition de la liberté du créateur, affranchi des contraintes de l’air du temps, état que l’on atteint plus facilement, en effet, lorsqu’on n’a plus rien à prouver et que l’on n’attend rien de quiconque.
Un mot manque à cette définition, que Said utilise dans un autre chapitre : testamentaire. Il en use à propos de l’opéra Mort à Venise de Benjamin Britten adapté de la nouvelle éponyme – une œuvre de jeunesse, celle-ci, puisque Thomas Mann avait 37 ans quand il l’a écrite, ce qui suffirait d’ailleurs à invalider la thèse du caractère élégiaque, allégorique, pathétique et poignant attaché à la création d’une œuvre en fonction de « l’âge du capitaine ». En fait, c’est ailleurs que le bât blesse dans cet essai vertigineux. On a parfois l’impression que l’auteur tente à tout prix de plier les choses au concept qui le guide, ce qui est peut-être dû au rassemblement arbitraire de conférences et de notes préparatoires au séminaire lui-même ; pas sûr que le regroupement fasse toujours sens. En ce sens, un chapitre est particulièrement discutable : celui qu’il consacre au Guépard. Plus encore que dans celui sur la Mort à Venise, il n’a de cesse de comparer le roman de Lampedusa et sa traduction à l’écran par Visconti. Il discrédite le film pour sa dimension hollywoodienne, sa surabondance, sa monumentalité, ses moyens financiers, ses prouesses techniques dans le but de prouver que de là vient sa puissance, et donc son échec, à rendre l’énergie abstraite et le repli sur soi par lesquels l’écrivain caractérisait le prince Salina. Or il ne s’agit pas de « réalisme mimétique », comme il le croit, car il est vain de chercher une intention de transposition dans une adaptation de cette envergure : l’écrivain a créé ce que le cinéaste a recréé, l’un n’est pas l’interprète de l’autre, l’un et l’autre s’employant davantage à ressusciter qu’à restituer chacun avec les moyens propres à son art, mais il n’y a pas à les opposer ou à les vérifier, comme le fait Said, dont la virtuosité intellectuelle est rarement exempte de paradoxes provocateurs, donc stimulants.
D’ailleurs, in fine, après tout cela et après avoir même convoqué le Debord de la Société du spectacle (était-ce bien nécessaire ?), Said en convient, ce qui n’est pas le moindre de ses paradoxes. Le plus discutable reste encore qu’il tienne absolument à faire entrer Le Guépard(1962) dans le style tardif de Luchino Visconti, comme appartenant à « l’ultime phase de sa carrière » alors que Les Damnés, Mort à Venise et Ludwig viendront après, pour ne rien dire de Violence et passion au caractère autrement plus testamentaire.
Les derniers mots de ce dernier livre ? « Dans l’histoire de l’art, les œuvres tardives sont les catastrophes », étant entendu que celles-ci sont la prise de conscience par un créateur de l’impossibilité de combler les silences, les absences et les failles. On croyait que le Said musicologue seul s’exprimait dans cet essai et l’on s’aperçoit qu’il doit autant à l’autre Said, puisque la question de l’exil est là encore au cœur de sa réflexion ; car si le style tardif se situe dans le présent, il s’exerce à l’écart :
« une sorte d’exil que l’on s’impose à soi-même, en s’éloignant de ce qui est en règle général tenu pour acceptable ; il consiste à succéder à cet état de choses, et à lui survivre ».
Preuve s’il en est que l’on ne se dissocie pas dès lors que l’on ne se compromet pas avec une autre voie, autre que celle que l’on s’est fixée et que l’extérieur voudrait nous imposer : on creuse son sillon. La leucémie a pris son temps, une dizaine d’années, avant d’emporter Edward W. Said. Difficile de ne pas penser à sa lucidité en l’écrivant, sa conscience d’atteindre lui-même le stade ultime de son œuvre. Il savait que le temps lui était compté. Faut-il préciser qu’il est mort en écrivant l’un des chapitres de ce livre ?
(« Glenn Gould » photo D.R. ; « Giuseppe Tomasi di Lampedusa » photo D.R.; « John Calder, éditeur de Samuel Beckett » photo John Minihan)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire