In Love with Shakespeare
Shakespeare est partout, impossible d’y échapper, il est inépuisable. Cervantès aussi, mais beaucoup moins. Ils sont morts ensemble ou presque, léger décalage dû au calendrier grégorien, il y a quatre siècles. Mais si Shakespeare l’emporte et domine la célébration mondialisée, c’est que son pays a mis le paquet contrairement à l’Espagne. A lire sa presse, on dirait qu’elle se réveille à peine et qu’elle met les bouchées doubles pour chanter la louange du manchot de Lépante après s’être fait houspiller par ceux nombreux qui lui citaient en modèle la fiesta faite à l’Anglais.
En France comme ailleurs, les publications ne manquent pas. Pourtant, celle que j’ai retenue n’est pas la plus spectaculaire. Sa discrétion est remarquable. Juste un « Que sais-je ? » des familles, comme ceux de nos chères années de jeunesse, mais si dense, si riche, si intelligent, si perspicace. Tant de choses en si peu de pages, c’est à n’y pas croire. On doit ce Shakespeare (125 pages, 9 euros, PUF) qui ne se pousse pas du col à Jean-Michel Déprats, vieux loup de mer du shakespeareland, co-maître d’œuvre avec Gisèle Venet du « total William » dans la Pléiade en édition bilingue, lui-même traducteur de nombre de ses pièces et rompu à l’adaptation de ses écrits à leur passage à l’oralité. D’ailleurs, dès l’entame de son précis à l’usage des amateurs éclairés, il évoque la gestuelle intégrée par le dramaturge à ses pièces et, partant, la nécessité de restituer « la physique de la langue ».
A d’autres Shakespeare in love et ses succédanés, lui serait plutôt in love with Shakespeare mais avec une rigueur, une empathie et une érudition dignes de ces artistes qui veillent à ce que toujours la règle corrige l’émotion. L’historique de la vie de Shakespeare et du contexte de son oeuvre est bien connu mais le rappel est bienvenu. Et au cas où l’on aurait oublié le mot de Pétrone inscrit au fronton du Globe Theater :
L’amour, la mort, la haine, la vengeance, le ressentiment, la jalousie, l’envie, l’infidélité, le pouvoir à la folie, la douleur de l’absence, la beauté, la solitude… Les passions humaines, quoi ! Tout Shakespeare dans la Pléiade, à emporter sans hésiter sur une île déserte puisque tout y est. D’autres aussi ont écrit là-dessus. Sauf que Shakespeare l’a dit (on n’ose dire : « mis en musique », car d’autres l’ont réellement fait : Haëndel, Purcell, Rossini, Verdi, Berlioz…) avec un génie sans pareil pour que ses personnages s’inscrivent à la fois dans la société, dans la nature et dans le cosmos. On connaît ses armes : alternance de prose et de vers, exceptionnel réseau métaphorique, calembours sexuels, foisonnement lexical, pluralité des points de vue, abondance des mobiles, puissance du comique dans toutes ses nuances (que l’on retrouve dans les deux tomes de Comédies qui, à l’inverse des Tragédies, commencent dans l’agitation et s’achèvent dans le calme, à paraître dans la Pléiade le 11 mai) etc, last but not least,une permanente ambiguïté (Le Marchand de Venise est à cet égard exemplaire, oscillant entre philojudaïsme et antijudaïsme) et des contradictions fécondes.
Ce n’est pas de l’anglais d’aujourd’hui, ni même de l’anglais élisabéthain. C’est du shakespearien, autrement dit un idiolecte poétique qui possède son propre lexique, sa propre syntaxe, sa propre grammaire et qui s’est enrichi d’emprunts à plusieurs langues et dialectes. Amusez-vous donc à traduire « royal King » sans verser dans la facilité ! Ou encore A beggar begged that never begged before en respectant le contexte de Richard II. On en connaît qui traduisent encore to make love par « faire l’amour » en lieu et place de « faire sa cour ».
Il en est de Shakespeare comme de Jack l’éventreur : on a de cesse de lui trouver des substituts fantomatiques. Des authentiques à opposer à l’imposteur. Pour le grand Bill, marchand enrichi dont on n’imagine pas qu’il eut la finesse et la culture nécessaire à l’invention d’une œuvre aussi géniale, latiniste sans pour autant avoir fréquenté l’Université (il doit à Ovide, Plaute, Plutarque, Titre-Live) , acteur et ébranleur de scène à Londres, tout cela ne suffit toujours pas l’accréditer quatre siècles après ; il y a donc eu Christopher Marlowe, le comte de Derby, Lord Strange etc (on en dénombre environ quatre-vingts)et même la reine Elisabeth, certaines « candidatures » soutenues même par des personnalités aussi prestigieuses que Mark Twain, Henry James ou Sigmund Freud. Actuellement, la thèse John Florio, savant d’origine juive italienne, tient la corde grâce à Lamberto Tassinari et Daniel Bougnoux. Ce que, sans les citer ni s’appesantir, Jean-Michel Déprats balaie d’un revers de main en dénonçant leurs « contre-vérités ». A ceux qui pointent une érudition italienne du corpus shakespearien incompatible avec la biographie d’un homme qui n’y aurait jamais mis les pieds, il oppose justement le nombre d’erreurs relatives à l’Italie et à ses mœurs qu’elle recèle. Le fait est que les partisans de tel ou tel postulant à la gloire éternelle de Shakespeare n’ont qu’un faisceau d’intuitions basés sur des hypothèses, à défaut de preuves.
Oserais-je l’avouer ? ce débat ne m’intéresse guère plus qu’un whodunit à la Agatha Christie. C’est l’œuvre qui compte, universelle, intemporelle et inégalée, c’est elle qui l’emporte sur les bisbilles biographiques dont on n’imagine pas qu’elle aboutissent jamais à un bouleversement de grande ampleur dans notre intelligence des neuf pièces historiques, des tragicomédies et des Sonnets. D’ailleurs, puisqu’ils surgissent au détour de la plume, j’avoue également que le caractère homosexuel que l’on pourrait déduire de nombre d’entre eux, de même que la possibilité de triolisme avec la mystérieuse Dark Lady me laisse également à distance. Seul m’importe ce que moi lecteur je peux faire de ces Sonnets d’amour et de leur capacité à m’émouvoir.
Jean-Michel Déprats, qui attache une certaine valeur aux représentations picturales de son héros par Picasso et Adami, mais place au-dessus encore le préraphaélite John Everett Millais pour avoir su traduire comme personne « le lent enfoncement dans les eaux dormantes d’une Ophélie au corps statique constellé de fleurs », tient à intituler La Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew) à sa manière à lui, c’est à dire Le Dressage de la rebelle. Et pourquoi pas ? Non pour se singulariser par rapport à ses collègues de bureau mais parce que cela lui semble plus fidèle.
« Quoi qu’on fasse, interpréter Shakespeare, c’est le réduire à ce qu’il n’est pas, puisqu’il est cela et en même temps autre chose » écrit Jean-Michel Déprats
Il réussit le tour de force, malgré le cahier des charges d’un « Que sais-je ? » (incroyable tout ce que ce livre contient en si peu de pages !), à lancer de passionnants développements sur les mises en scène actuelles de ces pièces, et sur le dilemme : situer l’histoire dans l’Histoire ou la déployer du côté de l’intemporel ? Habits d’époque ou costumes à peu près contemporains ? Le risque de la trop grande fidélité à l’époque, c’est favoriser l’académisme, le conventionnel, le figé. Le risque de l’intemporel, c’est l’abstraction et sa froideur. Cela dit, ça n’aurait pas de sens de déclamer les vers comme on le faisait de son temps, et comme Hamlet lui-même s’en plaint dans sa tirade aux comédiens (III, II, 1-34). Non plus que de respecter à la lettre une distribution des rôles d’une époque où les comédiennes étaient quasiment interdites de planches en raison de leur potentiel érotique. A l’antenne ou à la moderne, l’important est de se l’approprier puisqu’il fait déjà partie de nous. D’ailleurs, à bien y regarder, il n’est guère de série télévisée, dont les téléspectateurs raffolent, qui n’ait à payer son écot à cette oeuvre, à commencer par House of Cards pour sa méditation sur la pathologie du pouvoir. Hamlet, « le » personnage qui réussit à intégrer en lui humeur noire et humeur folle, semble être partout sur les écrans.
Aujourd’hui, dans les librairies du Royaume, le rayon « Shakespeare » est encore plus vaste que le rayon « Churchill », c’est dire. Brexit or not Brexit, heureux les Anglais qui mourront persuadés que tout est dans la Bible et que ce n’y est pas se trouve dans Shakespeare !
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