samedi 26 mai 2018

André S. Labarthe / Le collectionneur de bobines



André S. Labarthe

André S. Labarthe, le collectionneur de bobines


Publié le 05/03/2018. Mis à jour le 06/03/2018 à 19h00.
André S. Labarthe a filmé, en poète, les plus grands cinéastes. Ce dandy hors normes est mort le 5 mars 2018. Nous avions fait son portrait en 1998.
C'est peut-être le plus grand filmeur... de cinéastes. Un bien étrange énergumène, un type très bath que cet André S. Labarthe, reconnaissable à son chapeau large en feutre et à sa gitane maïs pendouillant au bord des lèvres. Un « menteur en scène » de télévision qui a rencontré les plus grands cinéastes pour en brosser le portrait. C'est à lui et à Janine Bazin qu'on doit en effet la collection mythique « Cinéma, de notre temps » (ex-« Cinéastes de notre temps » ). En tout, plus de soixante-dix émissions qui ont permis aux téléspectateurs d'hier et d'aujourd'hui de faire la connaissance de John Ford, Raoul Walsh, Samuel Fuller, Jean Renoir, Fritz Lang, Robert Bresson, Martin Scorsese, Nanni Moretti, Fritz Lang, Abbas Kiarostami... Du beau monde.
Tout commence en 1964. Janine Bazin propose à André S. Labarthe, alors critique aux Cahiers du cinéma, de travailler avec elle sur un projet d'émissions de cinéma. La deuxième chaîne vient d'être créée. L'idée, c'est de faire des entretiens en profondeur, comme dans la revue, mais avec l'image. « Le premier cinéaste qu'on a interviewé, c'est Buñuel. On est partis en Espagne. Je menais la conversation, et c'est Robert Valey qui filmait, puis qui s'est occupé du montage. Une fois le film fini, j'étais un peu déçu, je me disais que quelque chose manquait. En fait, en bon professionnel, Robert avait éliminé tout ce qui gênait : des phrases inachevées, des hésitations, des silences, etc. Comme on le fait à l'écrit, quand on retravaille un entretien. Or, j'ai découvert qu'au cinéma on peut garder ce qui est illisible. C'est même ce qu'il y a de plus important. Et c'est un peu devenu la base de notre travail par la suite. »

Avec la passion et la candeur des défricheurs, Labarthe cherche à rencontrer tous les gens qu'il admire. En étant parfois lui-même surpris de les trouver. Parti à Hollywood pour faire deux films - l'un sur le western, l'autre sur la Warner -, il met par hasard la main sur un annuaire et découvre que tous les « dinosaures » qu'il défend aux Cahiers sont bel et bien vivants ! Et à portée de caméra. Raoul Walsh l'accueille dans son ranch. Frank Capra lui fait visiter ses gigantesques cultures : « On n'en revenait pas. C'était l'un des plus gros producteurs d'avocats de Californie ! »
Et puis il y a John Ford, éberlué que des Français s'intéressent à lui. « La rencontre a été brève, quarante minutes. Il était malade, en pyjama dans son lit, sourd et borgne, face à nous qui baragouinions un anglais épouvantable. » C'est Seymour Cassel (acteur fétiche de John Cassavetes) qui tient la caméra. A l'image on voit... la jambe du géant, émergeant du lit, et son pantalon ballant. « Les propos de John Ford étaient assez cata » confie Labarthe. Mais il transforme l'insignifiance en or : il garde les claps, les moments de noir, colle bout à bout les rushes et donne à la rencontre un caractère épique et miraculeux.

André S. Labarthe et femme.

Passeur et  franc-tireur critique

Ses amis des Cahiers se joignent à l'aventure. Godard interviewe Fritz Lang, Rivette fait de même avec Renoir, Rohmer s'occupe, lui, de Carl Dreyer. Et chacun s'applique à ne pas être indigne de son maître. Les portraits camouflent parfois des autoportraits. Les films sont souvent « tournés dans le style du cinéaste rencontré ». Dans la fabrication de la série, André S. Labarthe et Janine Bazin jouissent à l'époque d'une totale liberté. Pas de contraintes de durée, pas de contraintes de programmation. Ils tournent. Quand l'émission est montée, elle est diffusée. Et cela plaît.
Chaque émission a son autonomie. L'emploi des extraits de films - souvent longs - varie beaucoup : soit didactique, soit intuitif, lié à la situation du tournage. « Par exemple, dans celui sur Cassavetes, j'avais intégré pas mal d'extraits avec des rires parce que cela correspondait à l'atmosphère très gaie qui régnait dans la maison. »Labarthe s'adapte, invente, trouve des trucs, transforme le mouvement d'une caméra en question. « Pour Scorsese, on avait installé un rail de travelling dans ses bureaux à Broadway. Et on a tourné pendant deux semaines sans jamais poser une seule question. Scorsese, c'est un vrai robinet, y a qu'à l'ouvrir. »
A sa manière, Labarthe est un « passeur » . Un franc-tireur critique qui semble travailler quand bon lui semble, en totale indépendance. Il aurait pu devenir metteur en scène de fiction comme ses amis des Cahiers, Rivette, Rohmer, Godard et les autres : « Quand je croisais Georges de Beauregard, le producteur de la Nouvelle Vague, il me demandait toujours : “Alors, quand est-ce que vous me donnez votre scénario ?” » Il préfère naviguer entre documentaire et fiction, télévision et cinéma. Et puis cet homme qui pratique l'« humour gris » n'a jamais aimé les projets : « Ça tue le désir qui est lié au présent. Si on sait où on va arriver, on n'a pas envie d'y aller. Je n'aime pas beaucoup les voyages pour la même raison. » Il se méfie aussi de la fiction au sens habituel du mot : « Je pense que le cinéma n'est pas fait pour raconter des histoires. Les histoires sont plutôt un moyen pour faire des films. »
A la rentrée 1971, sa série n'est pas reconduite. « Cela m'arrangeait car j'étais en train de devenir un “spécialiste” du cinéma, ce dont j'ai horreur. » Cet arrêt le stimule, l'entraîne vers d'autres expériences. Il enseigne en Belgique, travaille à la radio, écrit un peu partout dans la presse. Des surréalistes, il a gardé un amour pour le hasard et les arts. Il filme alors brillamment les écrivains (et il continue : on a vu la semaine dernière, sur Arte, son Philippe Sollers), la peinture (Tàpies, Van Gogh, Rauschenberg, Kandinsky), la danse (Forsythe, Sylvie Guillem), la musique, le théâtre... « J'ai même fait des documentaires scientifiques sur les rats. »
“Ce que j'aime, ce sont les écritures en liberté”
Homme de télévision iconoclaste, Labarthe prend ce qu'on lui propose. « On me dit : tu ne réalises que des commandes. Et alors ? L'important, c'est de transformer une commande en choix personnel, sans se soucier du prétendu “cahier des charges”. Ce qui est important à la télé, c'est le sujet et la manière de l'avaler, de le digérer. J'y suis plus libre qu'ailleurs. » Après un détour remarqué par Cinéma cinémas, Labarthe retrouve sa collection à la fin des années 80 : La Sept lui propose de la rééditer. Il accepte à la condition de l'enrichir avec des portraits de cinéastes d'aujourd'hui. « Le côté archives, mémoire, patrimoine, ça me plombe... En rebaptisant la série Cinéma, de notre temps, on voulait aussi mettre en contact les “anciens” et les “nouveaux”, montrer que Lumière comme Lynch sont tous deux contemporains. » La collection, selon lui, est tout sauf une histoire du cinéma. « Il y a des manques, ce n'est pas plus mal. »
Rien de plus étranger donc au parcours de Labarthe que la routine, la norme, le confort. L'homme est une sorte de dandy qui se faufile partout. Un poète dès son plus jeune âge. Un peu libertin - deux romans pornos publiés par Eric Losfeld, l'ancien éditeur du camp adverse, Positif. Un peu larron aussi. Au moment de son service militaire, il fracture un coffre-fort. Il se planque à Marseille mais on le retrouve. Résultat : un an de prison, à Lyon. « J'étais dans la même prison que celle du Condamné à mort s'est échappé, de Bresson. Le seul film de lui que j'ai du mal à avaler » , lâche-t-il, hilare.
Aujourd'hui, il ne sait plus très bien quel but se donne la critique. Il la trouve installée. « Ce que j'aime, ce sont les écritures en liberté, comme Barthes, qui n'était spécialiste de rien. Un esprit indépendant des objets qu'il analysait. » Il regrette un peu l'époque de Langlois, où le cinéma était celui de l'école buissonnière. « On avait l'impression de se marginaliser en allant au ciné, en parlant des films, comme des bouquins de Chateaubriand ou de Breton. Aujourd'hui, le cinéma s'étudie à la fac. El est devenu un devoir pour élèves. »
Sa collection, elle, continue de grandir hors des sentiers battus en enfantant régulièrement de nouveaux portraits. Les prochains prévus : un Hou Hsiao-hsien par Olivier Assayas, un Jean Rouch par Jacques Fieschi et un Philippe Garrel par Françoise Etchegarray, l'assistante de Rohmer. « Je suis content, parce que j'ai pu aussi en faire un sur Franju, à partir d'images que j'avais de son vivant. Et le prochain que je vais tourner, c'est Cronenberg. »
Mais au fait, à quoi renvoie le S d'André S. Labarthe ? « S'il n'y a pas de S, cela fait treize lettres. Je l'ai choisi par superstition. C'est une des réponses. » A voir sa tête, on se dit que le bonhomme nous mène en bateau. Presque aussitôt, il ajoute : « Quand j'ai commencé à écrire aux Cahiers du cinéma, j'avais un homonyme : un parent lointain qui était un journaliste scientifique, célèbre à l'époque. Il y avait une ambiguïté possible. Truffaut voulait que je change de nom. André Bazin, lui, trouvait que c'était ridicule, puisque c'était mon vrai nom ! J'ai donc mis un S pour faire croire à un deuxième prénom… Le S indique aussi un pluriel, et j'aime bien cette notion. » S, aussi, comme singulier…



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