mercredi 20 février 2019

Karl Lagerfeld par Carla Bruni / “J’ai tout aimé, tout goûté, tout été”


Karl Lagerfeld
Poster par T.A.

Karl Lagerfeld par Carla Bruni : “J’ai tout aimé, tout goûté, tout été”


Richard Gianorio
Le 19 février 2019

À l’occasion de la sortie de Lagerfeld confidentiel en 2007, nous avons confié à Carla Bruni la mission d’interviewer le couturier. Entre cocasserie et gravité, le maître de l’esquive nous laissait entrevoir quelques parcelles de son intimité. Karl, c'était phénoménal…


Cet article initialement publié le 6 octobre 2007 a fait l'objet d'une mise à jour.
Un hôtel particulier cossu du VIIe arrondissement, celui de Karl Lagerfeld, qu’il est en train de quitter. Les volumes immenses sont à moitié désertés, le grand escalier de l’entrée, orné d’un néon blanc, conduit vers des appartements mystérieux. On serait presque dans «l’Année dernière à Marienbad», si Esther, employée de maison, ne vous offrait aimablement du jus de pomme dans des verres en cristal.
Carla Bruni, longue et joyeuse, arrive la première. À l’occasion de la sortie d’un documentaire signé Rodolphe Marconi, Lagerfeld confidentielMadame Figaro lui a proposé d’interviewer Karl Lagerfeld. Karl et Carla, Carl et Karla, l’association s’imposait. Ils se connaissent depuis une quinzaine d’années, depuis l‘époque où la chanteuse italienne était encore top model. Chacun dans leur genre, «extra-ordinaires» dans la jungle de la mode, indestructibles, elle, la séductrice impénitente impertinente, lui, l’ultra-créatif génial.
Il finit par survenir, une apparition, littéralement, coulé dans sa panoplie-signature, une épure de noir et de blanc, mitaines zippées, flèche-bijou traversant la cravate étroite. Karl et Carla, l’irréel et la charnelle, improbables compagnons.

Les muses de Karl Lagerfeld

Ils s’installent dans une salle à manger lumineuse – avec vue sur le mini-parc. L’antre d’un collectionneur esthète. Superbe mobilier mi-Werkbund allemand, mi-Art déco américain. Des affiches publicitaires du début du XXe siècle tapissent le mur, de l’argenterie de Jensen orne la cheminée, une sculpture polonaise, une tête, surplombe la table de jeu où le maître s’assied avec Carla Bruni. Témoin marmoréen, elle est baptisée Sérénité.
Karl se raconte à haut débit, frivole et grave, délicieusement féroce, parsemant sa conversation de cocasses aphorismes de son cru (ses précieux garde-fous), et de références littéraires (Léautaud, Proust, Balzac) ou mondaines (Meg de Saint-Marceaux). Au passage, on apprend que son look postmoderne lui a été inspiré par deux dandys du Weimar des années 20 (Walther Rathenau et Harry Kessler, à vos dictionnaires).
Face au maître, Carla, visiblement intimidée, redevient la jeune fille de bonne famille qu’elle n’a jamais vraiment cessé d‘être, délicate, bien droite sur sa chaise, tirant avec élégance sur ses fines cigarettes. Que le spectacle commence !...

Les dix phrases marquantes de Karl Lagerfeld

Les dix phrases marquantes de Karl Lagerfeld
Karl Lagerfeld était connu pour ses propos parfois drôles, choquants ou farfelus sur le monde de la mode et sur lui-même. Petit florilège de phrases prononcées par ce personnage hors du commun.

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Carla Bruni. – Dans le documentaire qui vous est consacré, on voit des photos de vous, très beau gosse. Y a-t-il des choses que vous regrettez, cette première jeunesse par exemple…
Karl Lagerfeld. – Non, rien, si on regrette le passé, on est foutu : cela fait de votre présent un truc de second ordre. Il n’y a rien de pire que d‘évoquer le «bon vieux temps», à mes yeux, c’est un constat d‘échec sans appel. Par ailleurs, il y a un temps pour tout. La jeunesse est en location : ceux qui l’ont aujourd’hui vont la perdre demain. Je n’ai aucun regret parce que je l’ai eue et que je l’ai pleinement vécue.
La mère de tous les crimes, c’est la frustration, et je ne suis pas frustré du tout. C’est pour ça que je suis si relax avec les autres et que je ne me compare jamais à personne : premièrement par prétention, deuxièmement parce qu’il n’y a rien à comparer, puisque chaque parcours est atypique. Et puis aussi, je suis dans un meilleur état que beaucoup de gens de ma génération parce que je suis un puritain involontaire, ce qui fait que je ne bois pas, je ne fume pas, je ne me suis jamais drogué.
Pourtant, j’aime les gens qui sont tout le contraire de moi, je ressens même une certaine admiration pour ceux qui se foutent en l’air même si ce n’est pas drôle. Oui, j’ai plus d’estime pour les gens qui se perdent que pour ceux qui, comme moi, sont bardés de bouées et se sauvent…
Jamais de glissement..
Jamais, jamais, jamais. Je n’ai aucune pitié pour moi, je ne me cède rien. Il existe des principes et des barrières infranchissables même si ça ne se voit pas, car je ne suis pas exactement une leçon de morale ambulante. Je glisse, je ris de moi-même et, surtout, je ne me cramponne à rien. L’essentiel reste. Il ne faut pas s’encombrer de choses passagères, inutiles, secondaires. Je suis contre la possession matérielle.
Vous disiez ne pas aimer l‘évocation du «bon vieux temps». Mais moi, ce «bon vieux temps» me ramène à avant mes 30 ans, une période où personne dans ma vie n‘était mort. Ma mère a vu mourir son fils…
– Il faut vivre avec les morts comme avec les vivants. Vous sortez de cette pièce ou vous êtes morte, Carla, c’est pareil, vous n‘êtes plus là. Dès qu’un être s’absente physiquement, il ne reviendra peut-être pas, non ? Il faut garder une sorte de communication imaginaire avec les absents. Des morts, dans ma vie, il y en a…, c’est le prix de la vie. Voilà, le sens de la vie, c’est la vie, et rien d’autre.
Je suis pour la méthode des Esquimaux : quand le grand-père est gaga ou malade, on l’emmène mourir au loin dans les glaces. Je pense qu’on ne doit pas devenir un fardeau pour les autres, il vaut mieux s‘évanouir dans l’oubli. À ce titre, le suicide – et je n’ai aucune intention de me suicider – est un acte de liberté suprême. Si j’ai une maladie horrible ou un Alzheimer, j’espère qu’il me restera assez de lucidité pour me dire : «Mon vieux, tu es bon pour la poubelle.» Il y a un temps pour tout le monde…
Je vois chez vous un bel équilibre…
Je suis un trapéziste avec un filet très épais. La vulnérabilité me touche mais elle m’est étrangère. Mes principes s’opposent violemment à ça, j’ai un instinct de conservation tragique. C’est ma nature. Et puis, il y a autre chose. Vous savez quoi, Carla ? J’ai un grand problème dans la vie : c’est l’indifférence. Quelquefois, je donne des coups de pied dans le derrière contre ça… Mais elle ne m‘épargne pas non plus : je ne suis jamais complaisant avec moi-même. En même temps, il n’y a guère de raisons de se plaindre, non ? Nous possédons, vous et moi, quelques privilèges qui font que notre réalité est différente de la moyenne. Nous ne sommes pas des randonneurs du quotidien. Nos vies sont stylisées…
J’ai l’impression que votre équilibre vient de votre enfance. Vous avez été très aimé...
Oui, d’une façon presque pas nette : j’avais des sœurs et des demi-sœurs mais mes parents n’aimaient que moi. J‘étais le centre du monde, c‘était génial. Mes sœurs étaient dans des pensionnats, moi, je faisais ce que je voulais. Pourtant, je haïssais l’enfance et je n’avais qu’une idée en tête : la quitter et devenir adulte. À 6 ans, je parlais allemand, français et anglais. Mes parents me paraissaient idéaux, ce sont les parents des autres qui ne me rassuraient pas. Pourtant, les gens disaient que ma mère était cruelle ; mais elle était bien pire : elle était ironique.
Était-elle belle ?
Elle trouvait qu’elle était la plus belle femme du monde. Elle avait quelque chose que personne n’avait, elle était arrogante et rigolote à la fois, odieuse, mais ça plaisait beaucoup. Elle ne faisait jamais rien pour personne, je ne l’ai jamais entendue dire merci, mais elle possédait le charme de pouvoir transformer n’importe qui en esclave. On luttait pour lui plaire. C’est pour ça que je parle si vite. Elle me répétait : «Pour les conneries que tu as à dire, parle plus vite, on n’a pas de temps à perdre.» De la même façon, quand je racontais une histoire – j‘étais bavard -, il fallait que je termine avant qu’elle ne gagne la porte puisqu’elle ne voulait pas m‘écouter. C’est ainsi que mon débit s’est tellement accéléré.
J’imagine que ses méthodes auraient pu en traumatiser d’autres, pas moi. Ma sœur, ma mère la trouvait mignonne enfant ; un jour, elle a dû la trouver tarte et ne s’est plus intéressée à elle. Elle vit en Amérique avec plein d’enfants, je ne la vois presque jamais. Une autre est morte. Née sous une mauvaise étoile, tout ce qu’elle touchait ratait, cinq maris dont quatre de trop…
Aujourd’hui, je vois ma mère très proche de mon petit garçon. Mais lorsque nous étions enfants, mes parents étaient incroyablement occupés et ne se souciaient pas de nous… Ce qui n’est pas si mal puisqu’il a fallu puiser ailleurs…
Votre mère est d’une génération et d’un milieu où on ne s’occupait pas trop des enfants et c’est une bonne chose. Moi, c’est ma nature puritaine qui me tient, cela a peu à voir avec mon éducation mais beaucoup avec ma colonne vertébrale prussienne : on ne peut pas sauter par-dessus sa propre ombre…

Freud appelle ça le surmoi.
C’est un grand mot.

Sartre, dans Les Mots, découvre qu’il n’a pas de surmoi et qu’il est libre…
Ce livre est un chef-d‘œuvre, un des livres français que je préfère…

Autre chose, je pensais à nos prénoms, Karl et Carla, et à leurs cousins, Caroline ou Charlotte. Connaissez-vous leur étymologie ? Ils veulent dire «force virile»...
En ce qui concerne les femmes, je crois au matriarcat. Ma mère, encore elle, disait : «On peut faire un enfant avec n’importe quel homme. Il ne faut donc pas exagérer leur importance.» On ne disait pas des choses comme ça à l‘époque. Pareil lorsque je l’ai questionnée sur l’homosexualité, elle m’a dit : «Ce n’est pas grave. C’est comme une couleur de cheveux. Il y a des blonds et des bruns, comme il y a des homosexuels.» Elle avait vécu à Berlin dans les années 20, elle en avait vu d’autres…
Il y a une question que je souhaitais vous poser depuis longtemps : avez-vous déjà eu un chagrin d’amour ?
Le grand chagrin d’amour, c’est quand la mort s’en mêle, autrement non, pour le reste, rien ne s’est jamais trop mal passé. Je n’ai pas souffert de ça, toujours mon instinct de survie. Ça s’est passé, puis c‘était dépassé. Trente ans après, on se dit : «Comment ai-je pu ?»

Moi, j’ai du mal avec la passion ; c’est très douloureux pour moi. Je n’aime pas les relations passionnelles, ni dans l’amitié ni dans l’amour. Je n’aime pas perdre la tête…
Perdre le contrôle, c’est horrible, je déteste ça, c’est des conneries. Vous savez, ces gens-là, ce sont ceux qui ont le moins aimé en fait. Pour s’attacher, il faut qu’il y ait un peu de résistance. Sinon, on est dans la victimisation. Mais je ne vous vois pas du tout avec une tête de victime, ma pauvre Carla…

La garde rapprochée de Karl Lagerfeld

Non, mais cela peut rendre malheureuse…
Je vais encore citer ma fameuse mère : «Il faut d’abord penser à soi, ce qui permet aux autres de s’occuper des autres.» Parce qu‘à force de se sacrifier, il n’y a plus rien à demander, on devient juste bon à être jeté.
Je pense que les sentiments peuvent être tendres dans la modération. Est-ce une absence de grande sensualité ? Je pense a contrario à certaines filles qui disent : «Cet homme, je l’ai dans la peau…»
Qu’elles aillent consulter un dermatologue ! C’est Piaf, c’est Mon homme, ce sont des conneries. Je veux bien admettre que cela existe mais quand même, restons lucides ! Je déteste aussi cette expression : l’amour rend aveugle. Il y a des lunettes pour ça…

Le mot de la fin ?
Quand on est honnête, on connaît la question et la réponse, comme disait encore ma mère. Je pourrais aussi reprendre à mon compte une phrase de Paul Klee : «J’ai tout aimé, tout goûté, tout été, et maintenant je suis astre glacé...»
(1) Lagerfeld confidentiel, de Rodolphe Marconi, sortie le 10 octobre 2007.



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