mercredi 19 juin 2019

Tchékhov / Un amour de poisson

Helena Bonham Carter 
JOHN SWANNELL

Anton Tchékhov 


 Un amour de poisson

A Fishy Affair by Anton Chekhov 

Aussi étrange que cela puisse paraître, l’unique carassin1  qu’abritait  l’étang à proximité de la datcha du général Pantalykine s’éprit follement de la jeune Sonia Mamotchkine, en villégiature dans le coin. Qu’y a-t-il là de si étrange, du reste ? Chez Lermontov, un démon est bien tombé amoureux de Tamara2, et Léda fut aimée d’un cygne et n’arrive-t-il pas aux ronds-de-cuir de s’amouracher de la fille de leur chef ? Tous les matins Sonia Mamotchkine venait se baigner avec sa tante. Le carassin amoureux longeait la berge, il observait. Du fait de la proximité de la fonderie « Crandel et fils » , l’eau de l’étang était depuis longtemps brunâtre, cependant le carassin distinguait tout. Il voyait les blancs nuages courir dans le ciel bleu, les oiseaux voler, les dames se déshabiller, épiées par les gamins cachés derrière les buissons non loin de la rive ; il voyait la tante plus que potelée s’asseoir sur une pierre cinq bonnes minutes avant de se baigner et se caresser le corps avec satisfaction en disant : « Tu as vu l’éléphant que je suis devenue ? Ça fait peur à voir. » S’étant débarrassée de ses légers habits, Sonia se jetait à l’eau avec un cri, nageait, toute recroquevillée de froid, et le carassin rappliquait aussitôt, nageant dans sa direction et se mettant à embrasser frénétiquement ses jambes, ses épaules, son cou…
     Après le bain, les estivantes allaient chez elles boire du thé et manger des brioches, tandis que le carassin solitaire tournait dans l’étang en se disant :
« Bien sûr, il ne sert à rien d’imaginer que cet amour puisse être réciproque. Comment une jolie fille comme elle pourrait-elle aimer un carassin comme moi ? Impossible ! Inutile de te bercer d’illusions, poisson méprisable ! Il ne te reste qu’une issue – la mort ! Bien, mais comment ? On ne trouve dans l’étang ni revolver ni allumettes au phosphore. Pour nous autres carassins, la seule mort possible est la gueule d’un brochet. Mais où prendre un brochet ? Il fut un temps où l’on trouvait ici un brochet, mais il a péri d’ennui. Ô, malheur ! »
     Et, songeant à la mort, notre jeune pessimiste s’enfonça dans la vase pour y tenir son journal…
     Un soir, Sonia et sa tante pêchaient au bord de l’étang. Le carassin naviguait non loin des flotteurs, fixant du regard sa Dulcinée. Brusquement, l’éclair d’une idée lui traversa l’esprit. 
     « Je vais mourir de sa main ! » se dit-il, et de nager vers l’hameçon de Sonia, et de l’avaler.
     — Sonia, ça mord, chez toi ! Ça mord !
     — Ah ! Ah !
     Sonia bondit et tira de toutes ses forces. On vit briller dans l’air quelque chose de doré qui retomba dans l’eau en laissant des ronds à la surface.
     — Cassé ! s’écrièrent-elles en chœur, devenues blêmes. Cassé ! Ah ! Ma chère !
     En examinant l’hameçon, elles y trouvèrent la lèvre d’un poisson.
     — Ma chère, fit la tante, il ne fallait pas tirer aussi fort. Voilà que le pauvre poisson n’a plus de lèvre…
     S’étant détaché de l’hameçon, mon héros était tout étourdi, il mit du temps à revenir à lui ; après quoi, il se mit à se lamenter : « Vivre, toujours vivre ! Quelle ironie du sort ! »
     S’apercevant tout de même qu’il avait perdu sa mâchoire inférieure, le carassin blêmit et partit d’un rire hagard. Il était devenu fou.
     Mais je m’en voudrais, même si tout cela peut sembler bizarre, de retenir l’attention de lecteurs sérieux avec le destin d’une créature aussi insignifiante qu’un carassin. Est-ce si bizarre, d’ailleurs ? Il se trouve bien des dames pour écrire, dans de grandes revues, à propos d’inutiles goujons et autres escargots. Je ne fais qu’imiter ces dames. Peut-être même que je suis une dame, moi aussi, s’abritant derrière un pseudonyme masculin.
     Ainsi, le carassin sombra dans la folie. Le malheureux est encore en vie de nos jours. En général, les carassins aiment bien qu’on les fasse cuire avec de la crème aigre, mon héros, lui, est prêt à toutes les morts. Sonia Mamotchkine a épousé un pharmacien et sa tante est partie à Lipietsk, chez sa sœur mariée. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que ladite sœur mariée a six enfants qui aiment tous leur tante.
     Mais poursuivons. Le directeur de la fonderie « Crandel et fils » est l’ingénieur Krycine3. Il est de notoriété publique que son neveu Ivan écrit des vers qu’il fait publier avec frénésie dans toutes sortes de journaux et de revues. Vers midi, un jour de canicule, le jeune poète eut l’idée, en passant devant l’étang, de s’y baigner. Il se déshabilla et se glissa dans l’eau. Le carassin fou le prit pour Sonia Mamotchkine, s’approcha de lui et l’embrassa tendrement dans le dos. Ce baiser eut les funestes conséquences : le carassin transmit au poète son pessimisme. Sans rien soupçonner, le poète sortit de l’eau et, avec un rire hagard, repartit chez lui. Quelques jours plus tard il partit pour Petersbourg ; allant d’une rédaction à l’autre, il infecta de son pessimisme tous les poètes, et depuis ce temps-là, nos poètes se sont mis à écrire de sombres et tristes vers.

1892.

(1) Poisson d'eau douce, plus petit que la carpe.    
(2) Allusion à la poésie « Tamara » de M. Lermontov
(3) Ce qui signifie : durat. Chez Tchékhov, les noms sont souvent drôles.




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