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Emmanuel Carrère: «Je ne sais plus écrire que ce qui s’est passé»
Publié dimanche 21 février 2016 à 15:37
Jaguar
Si cette quête du juste lieu est bien centrale, dans le travail d’Emmanuel Carrère, le titre du recueil, Il est avantageux d’avoir où aller, dont l’auteur nous dit qu’il vient d’un tirage du Yi King, n’a rien de hasardeux. L’hexagramme chinois le dit: trouver le chemin, trouver une voie, arriver quelque part est ce qu’il y a de plus souhaitable lorsqu’on écrit. Parti de la fiction (L’Amie du jaguar, Flammarion, 1983) Emmanuel Carrère en est peu à peu arrivé à n’écrire plus que sur le réel: «J’ignore où cela me mène, mais je ne sais plus écrire que ce qui s’est passé», écrit-il en 2006 alors qu’il traverse les événements qui donneront naissance à D’autres vies que la mienne (P.O.L, 2009).
L’avènement du «je»
Trouver sa place, c’est peut-être d’abord trouver sa voix. Elle s’installe vite dans les articles d’Emmanuel Carrère. Le «je» surgit dès le second article, daté de février 1990 qui porte, comme le premier (paru en janvier 1990) sur une affaire judiciaire. 500 pages plus tard, il est toujours là. Il se renforce, s’installe dans ses articles, comme dans ses livres, d’ailleurs. Ce n’est pas simplement, le «je» d’un témoin, c’est un «je» pensant, affectif, plein de doutes, parfois agaçant ou plaintif. Sa subjectivité est assumée: «Voilà. L’article qu’on vient de lire n’était pas mensonger, en ce sens, que j’ai entendu les propos, vu les choses, éprouvé les impressions que je rapporte. En revanche, il est probablement erroné. J’ai pu me tromper sur tout», écrit-il à la fin d’un reportage en Roumanie, après Ceausescu.
Hardi
Mais le «je» sait aussi se faire hardi, scrutant aussi, et surtout, avec acuité, les êtres qui l’entourent. Il se clame loyal, mais sait être incisif: «Ce que j’ai à dire maintenant est un peu plus délicat mais tant pis, je le dis.»
Car c’est son semblable, son frère, qu’observe Emmanuel Carrère. Dans ses articles, tantôt de commande, tantôt propositions de reportages, parfois lettres, projets de films de fiction, les vies ou tranches de vie prédominent. Voici quelqu’un, un écrivain (beaucoup d’écrivains, Michel Déon, Daniel De Foe, Philippe K.Dick, Truman Capote, Limonov, saint Luc, Sébastien Japrisot); un savant (Alan Turing, Orlando Figes); un criminel (Jean-Claude Roman, une mère infanticide, un jeune homme assassin); un artiste (Darcy Padilla et son sujet Julie, Claude Miller, Emmelene Landon) à saisir, à croquer, à peindre ou à esquisser.
Portraitiste
«Je me considère dans ma partie comme une sorte de portraitiste», écrit Emmanuel Carrère. L’auteur aime regarder et écrire d’après nature. Trop de direct ne semble pas lui convenir. L’échange avec l’autre a bien lieu, mais en amont, il est là pour nourrir l’écriture à venir. Pour preuve – peut-être? –, cette interview de Catherine Deneuve qui n’eut pas lieu, et qu’il remplaça par un beau portrait, en situation, intitulé, «Comment j’ai complètement raté mon interview de Catherine Deneuve».
L’œil de l’autre
Il est tentant de chercher, dans l’œil, de l’autre une réponse à sa quête. Dites-moi qui je suis, où je suis? De guetter la réponse. Mais, d’articles en article, Emmanuel Carrère montre que ça ne marche pas. Il faut assumer, entièrement, périlleusement, en solitaire la place qu’on occupe ou qu’on veut occuper. C’est ce qu’il apprend à ses dépends, face à Catherine Deneuve, devant qui «la plupart des gens, et je me suis aperçu que je n’y faisais pas exception, pensent d’abord à eux-mêmes et à l’impression qu’ils vont faire. Et dès qu’on pense comme ça, c’est foutu». La leçon vient aussi de l’écriture de L’Adversaire, le livre qu’il a consacré à Jean-Claude Romand, qui reste en panne, tant qu’il ne se pose pas «la question de la première personne. Je croisais les points de vue, me demandais sans relâche quelle version raconter, de quelle place, et je n’y pensais pas, tout bonnement, à la mienne. Et si je n’y pensais pas, je suppose, c’est parce que j’en avais peur».
Un peu catho
Ainsi, tout portrait devient autoportrait. C’est ce qui frappe à la lecture de ces textes, où l’on retrouve un Emmanuel Carrère «un peu catho» dans ses premières chroniques, «et pour cause: elles ont été écrites au plus fort de la crise religieuse que j’ai racontée vingt-cinq ans plus tard dans mon livre Le Royaume», dit-il en commentaire. On le croise en grand lecteur – «Je fais partie des lecteurs boulimiques qu’ils en ont honte»; en jeune homme – «J’étais un adolescent à cheveux longs, veste afghane et petites lunettes rondes, terriblement timide»; en amoureux angoissé – «depuis huit mois seulement que nous nous connaissions, nous nous étions arrêtés à l’amitié sexuelle, un état à vrai dire délicieux mais qui dans mon esprit ne pouvait perdurer qu’à condition de ne pas prononcer un certain mot». On suit l’auteur dans ses obsessions: «A peine bouclé ce double récit, j’ai commencé à avoir envie de retourner à Kotelnitch – de façon insistante, mystérieuse, sans savoir qui m’attirait dans cette petite ville russe peu attirante», ou ses tics rigolos: plusieurs «Maître Yoda» se baladent dans ces pages.
Guide de lectures
Voici donc un autoportrait, sous des angles multiples, épars, divers, mais aussi un guide de lecture et d’écriture. Car, sous couvert d’articles, Emmanuel Carrère ne cesse d’interroger la littérature, et cette alchimie des mots, capable de capturer le réel non sans le transmuer au passage et dont certains livres donnent à penser qu’il est plus mystérieux que l’on croit. Lire Il est avantageux d’avoir où aller donne envie de plonger ou replonger dans La Vérité avant-dernière, de Philip K.Dick, dans L’Etrange cas du Dr Jekyll et M. Hyde, de Stevenson, dans La Machine, de René Belletto, dans Piège pour Cendrillon, de Sébastien Japrisot, de découvrir Epépé, de Ferenc Karinthy mais aussi Ethan Frome, d’Edith Wharton, Austerlitz de W.G. Sebald, La Supplication, de Svetlana Alexievitch ou Le Cavalier suédois de Leo Perutz. Bien d’autres encore sont là, aimés, convoqués, pris pour modèle, à l’instar de Balzac dont Emmanuel Carrère souligne la grande liberté «Et voilà. Règle d’or, quand on écrit de la fiction: si un truc vous embête, je jamais s’y croire obligé».
Prémices
Cinq cents pages pour tourner autour d’Emmanuel Carrère, se promener dans les prémices de ses livres, retrouver ce qu’on sait déjà de lui, souvent. Mais ça en vaut la peine. Parce que ce diable d’écrivain manie la plume avec une aisance et qui vous emmène ainsi n’importe où; qu’importe si on connaît déjà l’histoire, s’il revient sur ses pas pour la énième foi, on est prêt à la relire puisque c’est lui qui l’écrit, qui la raconte avec sa fluidité propre. Mais cela en vaut la peine, aussi, parce que, trouver sa place, savoir d’où l’on parle et où l’on est exactement face aux autres, face au monde, ce n’est pas que sa quête à lui, mais celle de chacun de nous.