Avec l'affaire Gabriel Matzneff, doit-on regarder la filmographie d'Eric Rohmer autrement ?
Le 10 janvier dernier, on célébrait, si l'on peut dire, les dix ans de la disparition d'un des plus grands cinéastes français Eric Rohmer. Excepté un article du Figaro, aucun des journaux qui ont si longtemps encensé le chef de file de la Nouvelle Vague n'a fait mention de cette date d'anniversaire. Il faut bien avouer que l'an passé, à la même époque, Eric Rohmer avait eu droit à un hommage très médiatisé, lié à la rétrospective que lui avait dédié la Cinémathèque Française. Peut-être que ces médias pensaient en avoir fait suffisamment. De même, à part quelques cinéphiles égarés, peu de mouvements sur les réseaux sociaux pour marquer admiration et affection à l'égard d'un artiste majeur du 7e Art. Pourtant, ce silence médiatique nous interroge. Après tout, dans sa liste des cent plus grands films français de tous les temps publiée en 2014, la rédaction des Inrocks en plaçait pas moins de quatre, dont Les Nuits de la Pleine Lune en 5e position. Tant mieux, c'est aussi notre film préféré de Rohmer. Seuls JacquesDemy, Jean-Luc Godard et François Truffaut faisaient mieux avec cinq films chacun. Du coup, en voyant cette liste, on s'était dit que nous ferions bien notre top 5 à Rohmer, non sans avoir posté un tweet sur Les Nuits de la Pleine Lune accompagné d'une séquence du film où Pascale Ogier opère une danse de la séduction sur la musique d'Elli et Jacno.
Eric Rohmer sur le tournage de Pauline à la plage avec ses actrices Arielle Dombasle et Amanda Langlet
Pris dans notre élan, on a consulté d'autres extraits de films, notamment Le Genou de Claire, l'un de ceux dont nous conservions un beau souvenir. Et là, en visionnant l'extrait où Jean-Claude Brialy pose sa main sur le genou de la jeune et jolie héroïne, on saisit d'un coup que cette scène à la tension érotique évidente tournée en 1970, nous renvoie au scandale qui entoure depuis plusieurs semaines l'écrivain Gabriel Matzneff, promoteur de la pédophilie et amateur déclarée d'adolescentes. Et soudain, nous est revenu ce terme de rohmériennes qui a toujours accompagné les comédiennes engagées par le réalisateur. Dans le jargon cinéphile, une héroïne rohmérienne est une jeune et jolie fille, à peine sortie de l'adolescence, douce, fragile, désirable, romanesque... Il nous revient en tête de nombreuses Rohmériennes qui hantent nos émotions cinéphiles dans La Collectionneuse, L'amour l'après-midi, Pauline à la plage, Conte de printemps, Conte d'été et quelques autres. Sur le principe du marivaudage littéraire et intellectuel cher à Rohmer, beaucoup de ses films illustrent des jeunes femmes exprimant leurs désirs envers des hommes plus âgés. En janséniste catholique, Eric Rohmer plaçait le sexe hors champ, lui préférant le bavardage cérébral dans lequel les hommes et les femmes digressent sur les jeux de l'amour plus que du hasard.
Néanmoins, le cinéaste aimait à filmer ses jeunes actrices en bikini à la plage, en petite culotte à la maison, ce qui aujourd'hui lui vaudrait une accusation de male gaze, ce terme qui nomme le regard des hommes sur les femmes dans les médias et les arts. Abdelattif Kéchiche a fait scandale au dernier festival de Cannes avec le male gaze de son film Mektoub my love : Intermezzo, notamment parce qu'il filmait trop les fesses de ses jeunes comédiennes. Aujourd'hui, on est prêt à parier que Le Genou de Claire est, dans l'état actuel de l'opinion, un film impossible à programmer à la télévision. On peut même penser qu'une grande partie de la filmographie d'Eric Rohmer risque une mise au ban d'un 7e Art qui tremble sur ses fondations avec la multiplication des scandales visant les actrices soumises au désir sexuel d'une industrie du divertissement régie par les hommes. Pourtant, Eric Rohmer n'a jamais fait l'objet d'une seule plainte de ses actrices, bien au contraire. Toutes adulent le maître qui avait fait de sa société de production Les Films du Losange un véritable gynécée .
Dans la biographie que lui ont consacré Antoine de Baecque et Noël Herpe, Eric Rohmer est décrit comme un homme fasciné par les jeunes femmes, mais d'une chasteté rigoureuse à leur égard. Si l'on en croit Noël Herpe dans une interview donnée dans un quotidien belge en 2014, le cinéaste n'a jamais trompé sa femme, et surtout qu'il aurait résisté à « certaines actrices qui auraient bien voulu le pousser jusqu'au péché. » Un saint homme face à de jeunes comédiennes délurées nous certifie le biographe qui semble tout savoir du vénéré cinéaste. Surtout que Eric Rohmer était réputé pour son goût du secret et même du mensonge, puisque sa mère crut jusqu'à sa mort qu'il était enseignant et non pas réalisateur. De plus, il avait tellement cloisonné vie professionnelle d'un côté et vie familiale de l'autre qu'il est bien difficile d'être aussi péremptoire sur son intimité. Mais ce qui nous importe est de savoir si son cinéma était déviant dans son approche de la sexualité des jeunes femmes ? Du temps de son vivant, la question ne s'est jamais posée ainsi. Au regard des débats qui agitent la société aujourd'hui, c'est une évidence qu'une partie de sa filmographie est tendancieuse et risque, on l'a dit plus haut, une mise au rencard.
Le mieux serait peut-être d'interroger un spécialiste comme Gabriel Matzneff en personne qui semble en connaître un rayon sur l’œuvre rohmérienne. L'écrivain est d'ailleurs cité parmi les personnalités présentes aux funérailles d'Eric Rohmer. Cette présence aux obsèques était peut-être liée à sa proximité avec René Schérer, philosophe controversé pour sa promotion de la pédophilie et frère cadet d'Eric Rohmer. Mais surtout, l'écrivain le plus honni de France a contribué à un livre collectif paru en 2017intitulé Le paradis français d'Eric Rohmer aux éditions Pierre-Guillaume-de-Roux. Et si le silence médiatique qui entourait le dixième anniversaire du cinéaste de la part des médias rohmériens était justement post-Matzneff ? Pour notre part, nous continuerons à aimer et à parler des films d'Eric Rohmer sans éviter les sujets qui peuvent fâcher. Son cinéma est sans doute aujourd'hui, pour une part, en voie d'être vu autrement. L'homme n'est plus de saison, c'est une évidence. Mais pour nous Les Nuits de la Pleine lune reste un film que l'on porte à jamais en haute estime.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire