vendredi 18 septembre 2020

Emmanuel Carrère / «L’écriture est une sorte de yoga»

 


Emmanuel Carrère, à Locarno, août 2018. — © KEYSTONE/Alexandra Wey


Emmanuel Carrère: «L’écriture est une sorte de yoga»

Emmanuel Carrère poursuit sa vertigineuse quête introspective en mariant dans un même livre sa pratique de la méditation, la dépression sévère qu’il a traversée et les attentats de «Charlie Hebdo»


Au creux de l’été, dans le département du Var. Emmanuel Carrère nous a convié à la villa dite «des papillons», immergée au milieu des figuiers et des chênes, pour discuter de son nouveau livre: Yoga. Il est 16h, le chant des cigales tapit l’espace sonore. L’écrivain propose de s’installer sur la terrasse. Nous ne sommes pas deux, mais trois. Une petite statuette de Bouddha en position du lotus apparaît sur le côté et semble nous assister. C’est de bon ton pour inaugurer une conversation toute familière, à l’instar de Yoga: l’histoire partagée d’une quête introspective.

Cette atmosphère idyllique est néanmoins entachée par de lourdes basses et les cris de voisins ivres qui font la fête. Deux atmosphères qui contrastent, s’opposent, mais se côtoient. Une bipolarité entrelacée, à l’image de celle dont parle Emmanuel Carrère dans un livre qu’il qualifie à la fois de «souriant et subtil sur le yoga» et d’«autobiographie psychiatrique» – aux antipodes de la gaieté. Yoga raconte l’illusion d’un idéal et le dévoilement d’une réalité intérieure tortueuse. On y oscille entre sagesse et folie à travers une écriture limpide qui décrit les aléas d’une enquête sur soi saisissante, troublante et parfois comique.

Emmanuel Carrère: Pratiquant le yoga depuis longtemps, je me suis dit que je pouvais en apporter un témoignage, qui ne serait pas du tout celui d’un maître mais d’un apprenti. Le yoga a suffisamment d’importance dans ma vie depuis une trentaine d’années pour que j’essaie à tâtons d’en dire quelque chose qui puisse être intéressant et peut-être utile.

Mais pas sous la forme d’un essai ou d’un manuel?

La forme dans laquelle je suis le plus à l’aise et qui me permets d’attraper le plus de choses est la forme narrative. J’ai besoin de raconter quelque chose, pas seulement d’exposer des idées. J’intègre les idées dans un récit dont je suis le narrateur à la première personne.

Le terme «yoga» recouvre un champ de pratiques diverses et peut s’entendre de multiples façons. En quel sens l’appréhendez-vous?

Quand je parle de yoga, j’y inclus, en fait, aussi la méditation et même certains arts martiaux comme le taï-chi, c’est-à-dire toutes ces pratiques qui ont en commun d’être des pratiques corporelles, mais qui sont aussi plus que cela. Le yoga est certes une excellente gymnastique, très bienfaisante, mais cet aspect n’est que le premier palier d’une visée plus ambitieuse. Le yoga vise une exploration et un élargissement de la conscience, un dépassement des fonctionnements de la conscience centrés sur l’ego. Il comporte une visée de transformation très profonde, très radicale.

On n’est pas d’un côté un mec spirituel qui fait du yoga et de l’autre un mec qui fait une lourde dépression, il s’agit de la même personne.

Le récit commence d’ailleurs par une retraite de méditation Vipassana que vous avez faite au début de l’année 2015, peu avant les attentats de «Charlie Hebdo» et une très sévère dépression. Pourquoi le raconter dans un livre sur le yoga?

En effet, marier dans un même livre yoga et dépression lourde ne va pas de soi. Mais j’ai justement trouvé intéressant d’écrire sur l’aspiration à la sérénité, à la sagesse ou tout simplement à l’unité de la conscience – ce vers quoi tend le yoga ou la méditation – et en même temps sur la tendance de la conscience à se désagréger, à cette espèce de débâcle psychique dans laquelle je me suis trouvé. On n’est pas d’un côté un mec spirituel qui fait du yoga et de l’autre un mec qui fait une lourde dépression, il s’agit de la même personne. C’est la même réalité psychique qui prend des tours différents.

Dans un roman, rassembler yoga, attentats et dépression aurait pu paraître exagéré?

Oui, or Yoga est un livre autobiographique. La première justification de raconter tout cela est que c’est arrivé à la même personne, c’est-à-dire moi, dans les mêmes trois ans. Dans une fiction, je ne vois pas pourquoi j’aurais imaginé cette collusion entre l’histoire de Charlie Hebdo, ma dépression ou encore mon histoire avec les migrants sur l’île de Leros. La fiction est tenue à la vraisemblance. Dans une autobiographie, cela s’est passé, donc je le raconte et j’essaie de rentrer tout cela dans le même récit. C’est mon karma de fabriquer des récits.

Dans «Le Royaume», livre qui précède «Yoga» et raconte la naissance du christianisme à travers la figure fondatrice de Paul, il est aussi question de votre rapport à la foi. Est-ce que «Yoga» peut se comprendre comme la suite d’une quête spirituelle?

Oui, il y a quelque chose du même ordre. Mais en voulant absolument adhérer au christianisme, auquel je continue à être attaché, il y avait à cette époque en moi un désir de foi, au sens de croyance. Je voulais y adhérer, peut-être même en me forçant. J’essayais de me convaincre de croire aux articles de foi tels qu’ils sont résumés par le credo. Je continue à me sentir chrétien en ce sens qu’il y a dans la parole de l’Evangile quelque chose qui me paraît incroyablement précieux, agissant. Mais il n’y a pas une ligne du credo à laquelle je peux dire adhérer.

Dans le yoga, il n’est pas question de croyance ou de foi?

Bien que nés dans un contexte religieux, la méditation et le yoga sont des pratiques qui n’ont pas un caractère religieux. Il s’agit d’une expérience de la conscience pour laquelle on acquiert quelques recettes, au demeurant très simples. Ensuite, c’est à nous de nous débrouiller. C’est un travail qu’on nous incite à faire en nous disant: «Si tu le fais assidûment, quelque chose va se passer.» Ce quelque chose peut être infime ou pas, ou totalement fugitif, mais il vise à nous faire accéder à un peu plus de connaissance de soi-même et du monde qui nous entoure. Cela peut être pratiqué hors de toute espèce d’assujettissement religieux.

Dans le livre, vous rappelez que l’écriture est pour vous une façon de connaître la réalité…

Oui, comme la méditation. La méditation est une façon de connaître d’abord sa réalité psychique, et l’écriture aussi à mon sens en est une façon. En écrivant, je n’écris pas quelque chose que je sais déjà.

L’écriture participe-t-elle à l’exploration de soi?

Ah oui! C’est ma façon d’essayer de progresser dans la connaissance de moi-même et du monde. C’est le seul instrument dont je dispose.

L’écriture est-elle alors une sorte de yoga?

Oui, tout à fait. Mais les disciplines comme le yoga ou la méditation tendent sinon à annihiler, du moins à éroder un peu l’ego alors que l’écriture est ambivalente. Elle tend à cela, mais en même temps, il ne faut pas se leurrer, elle est aussi le siège de l’ego, en tout cas quand on en fait son métier. C’est une chose paradoxale pour moi.

Pour vivre, on a besoin d’un récit, d’un récit de soi-même, d’une idée qu’on se fait de son identité.

Parmi les multiples définitions de la méditation données dans le livre, il y a celle-ci: «Cesser de se raconter des histoires.» Autrement dit, cesser de se bercer dans une illusion du monde et un idéal de soi. Mais en racontant votre histoire, n’êtes-vous pas justement rattrapé par un récit illusoire et un idéal de soi?

Mais bien sûr! On vit en se racontant une histoire. Pour vivre, on a besoin d’un récit, d’un récit de soi-même, d’une idée qu’on se fait de son identité. Mais un des effets du yoga ou de la méditation est tout de même de défaire autant que possible ce récit, de donner un peu de jeu pour qu’on en soit moins prisonnier. La psychanalyse aussi tend à cela. On est toujours dans le paradoxe, le récit emprisonne mais il permet aussi de se déployer.

LE TEMPS







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