Incarnée par Anya Taylor-Joy, Beth Harmon est l'héroïne qui fascine dans Le Jeu de la Dame, sorti le 23 octobre 2020 sur Netflix.
Beth Harmon, l'héroïne du "Jeu de la dame" qui met Emily in Paris échec et mat
Par Sabrina Pons
Le 17 novembre 2020
La mini-série Netflix retrace le parcours d’une championne fictive d’échecs dans les années 1960. Un succès qui ne va pas sans la garde-robe soignée et revendicative de l'héroïne, en toute indépendance. A la différence d'une autre Américaine, plus contemporaine.
Le monde des échecs et la mode : un couple que l’on n’avait pas vu venir. Dans ce jour sans fin qu’est le confinement, on s’est laissé attraper par Le Jeu de la dame, l’une des dernières productions Netflix. La série est sortie fin octobre sans publicité ni trompette, contrairement à Emily in Paris, lancée tout feu, tout flamme à peu près au même moment. Si on a beaucoup parlé des bérets, des croissants et du Paris en carton-pâte, le bouche-à-oreille a aussi très bien fonctionné pour la mini-série de sept épisodes adaptée du roman de Walter Tavis, se déroulant dans les années 1950-60. Aujourd'hui, elle fait fureur. Il faut dire que l’héroïne Beth Harmon incarnée par Anya Taylor-Joy y contribue grandement. Ses grands yeux ronds et la qualité de son jeu suffisent sans doute à rafler les critiques.
Mais la passion qui entoure cette série tient aussi au sens photographique et esthétique de Steven Meizler. Travaillé de manière chirurgicale, il s’affirme avec précision, par à coup, un peu partout. On le retrouve dans le carré roux de la jeune prodige d’échecs qu’on imagine coupé à la serpette, les imprimés d’un papier peint chargé dans un intérieur pavillonnaire des années 1960, l'architecture badass des hôtels de Las Vegas ou de Mexico, ou encore la garde-robe soignée (et chasuble) de l’orpheline surdouée. En bref, si cette série était une dégaine, on évoquerait un style vintage hypnotique.
Beth Harmon, un terrain miné pour les marques
Comme souvent dans une production portée par une héroïne, l’engouement du public pour ses habits est la chronique d'un engouement annoncé. Si Emily in Paris foisonne de contrats juteux avec les marques, la championne d’échecs, elle, en est dispensée. Beth est un personnage brillant, mais aussi en proie à l’alcool et aux drogues. Un terrain miné pour la pub. Pour se faire un look à la Beth Harmon, il faut donc écumer les friperies (et ouvrir l’œil). Ses habits sur mesure ont été conçus par la costumière Gabriele Binder. Ils sont une compilation de références à une mode passée, celle portée par des stars telles que Jean Seberg, Edie Sedgwick ou Audrey Hepburn. Et écrite par des Pierre Cardin et André Courrèges. On est bien loin de l’affaire marketée et proprette de la série Emily in Paris où tout a été étudié pour que sa panoplie labellisée Kangol-Chanel-Marc Jacobs finisse en un clic sur nos épaules.
On n'enlève donc pas à Emily Cooper et Beth Harmon le point commun d'aimer le vêtement. Ni de revendiquer d'être une femme libre. Mais l'incarnation féministe dont les deux personnages se réclament penche en faveur de la championne d'échecs. Dans Le Jeu de la dame, le style embrasse la progression d'un génie. D'abord coulée dans l'uniforme de la pensionnaire d'internat - après la mort de sa mère - Beth Harmon développe une fascination pour le vêtement à mesure qu'elle grandit et se révèle sur l'échiquier.
Tout débute avec une robe à motif tartan qu'elle se paye seule après avoir gagné son premier tournoi. L’imprimé géométrique n’a rien d’anecdotique. Ce détail fait référence au damier du jeu et devient omniprésent dans sa garde-robe. Dès lors, plus aucun de ses habits ne coupent aux carreaux, ni au noir et blanc. Mais les robe trapèzes, les chemisiers, les petits pulls moulants en laine, les pantalons taille haute, les manteaux ou encore les foulards noués dans les cheveux disent aussi quelque chose de la jeune femme qui fait carrière dans un univers exclusivement masculin. Plus elle triomphe, plus son allure s'émancipe. Un journaliste lui demandera si elle n'est pas trop glamour pour jouer aux échecs. Beth Harmon répond au sexisme en s'habillant comme elle le veut. Un acte militant. Sans jamais perdre de vue le coup juste, voire fatal.
"Le Jeu de la dame" est la série Netflix la plus regardée au monde
La série Netflix "Le jeu de la dame" rencontre un immense succès qui se répercute sur l'attractivité des échecs
Marilyne Letertre
• Le 25 novembre 2020
Depuis quelques semaines, les ventes d’échiquiers explosent dans le monde. La magie de Noël ? Non. Celle du Jeu de la dame, production Netflix consacrée à une prodige des échecs. La plateforme a annoncé lundi que c'était sa mini-série la plus populaire depuis sa création
Joueur de haut vol ou novice du monde échiquéen, vous faites peut-être partie des 62 millions de foyers abonnés à Netflix à travers le monde à avoir regardéLe Jeu de la dame. Lancée le 23 octobre sans tambour ni trompette, la mini-série a conquis la critique et le public en moins de temps qu'il n'en faut pour contrer une défense sicilienne. Beth Harmon et ses acolytes sont arrivés en tête du top 10 de la plateforme en France ainsi que dans 62 autres pays, et parmi les titres les plus populaires dans 92 pays. Ce qui en fait sa série la plus regardée depuis le lancement du service de vidéo à la demande par abonnement de l'entreprise, en 2007. Avec Garry Kasparov en consultant, un scénario au cordeau de Scott Frank et Allan Scott, la photographie cinématographique de Steven Meizler, la série ne semble avoir que des atouts. Mais s'il fallait n'en retenir qu'un : ce serait sans doute son héroïne, portée avec grâce par Anya Taylor-Joy.
Une héroïne inspirante
En France, les femmes ne représentent que 22 % des joueurs. Mais la série phénomène, qui suit l’ascension d’une orpheline américaine sur l’échiquier mondial et sexiste des années 1950 et 1960, a déjà fait grimper les adhésions en club et en ligne. Incarnée par l’hypnotisante Anya Taylor-Joy (vue dans Split), Beth Harmon est devenue un modèle d’affirmation de soi et d’émancipation dans une société dominée par les hommes.
Un jeu d'esprit
Orchestrées en coulisses avec l’aide du champion du monde Garry Kasparov, les parties sont si brillamment mises en scène qu’elles passionnent les cadors du damier comme les non-initiés. La bonne idée ? Avoir mis l’accent sur la façon dont les joueurs tentent de se connecter à leur adversaire pour avoir un coup d’avance.
Parties catalyses
Préliminaire sexuel, révélateur de tensions politiques ou psychothérapie express (sur les addictions de l’héroïne ou sa peur de l’abandon), le jeu des rois est ici le catalyseur d’enjeux qui dépassent de loin le match. De quoi tous nous mettre mat !
Le jeu de la dame: Anya Taylor-Joy, portrait d’un phénomène aux multiples visages
PORTRAIT - La carrière de la charismatique comédienne de 24 ans, qui tient le rôle phare d’une des séries les plus regardées actuellement sur Netflix, prend une nouvelle dimension.
Par Damien Mercereau Mis à jour le 16/11/2020 à 15:35 Publié le 16/11/2020 à 15:35
Depuis le 23 octobre 2020, les abonnés de Netflix ont succombé au Jeu de la dame (The Queen's Gambit), minisérie adaptée du livre de Walter Tevis sorti en 1983. Un an avant de mourir d'un cancer du poumon, cet écrivain américain à qui l'on doit La couleur de l'argent et L'arnaqueur explore un jeu qui le passionne, celui des échecs. Il retrace le parcours chaotique d'un jeune prodige névrosé, de son apprentissage dans un orphelinat auprès d’un vieux concierge solitaire jusqu'à la reconnaissance planétaire. Au travers de son personnage de Beth Harmon, il explore le thème de la dépendance aux médicaments et à l'alcool comme celui de la place de la femme dans la société dans les années 1960.
Walter Tevis avait-il imaginé son personnage sous les traits angéliques et le grand regard énigmatique du visage d'Anya Taylor-Joy? Sur la couverture de la première édition de The Queen's Gambit, Beth Harmon était représentée vêtue de rouge avec une longue chevelure brune. Pour la comédienne de 24 ans comme pour le créateur de la série, Scott Frank, après la lecture du roman, il ne faisait aucun doute qu'elle devait être rousse. «Je me suis sentie possédée par ce personnage. J'ai dévoré le livre en une heure avant même de découvrir le script et j'ai tout de suite compris comment elle devait être», explique-t-elle.
Blonde dans The Witch, chauve dans Atlantis, brune dans Split puis dans Le secret des Marrowbone, châtain clair dans Peaky Blinders et de nouveau blonde dans Emma puis dans Les nouveaux mutants, Anya Taylor-Joy est un caméléon ultra-charismatique qui enchaîne les rôles depuis cinq ans. «J'avais même teint mes cheveux en rose et je les avais fait couper très court lorsque j'avais 18 ans», se souvient-elle auprès de Vanity Fair. Cette carrière de comédienne au succès exponentiel, elle la doit à une rencontre inopinée dans une rue new-yorkaise. Alors qu’elle promenait son chien chaussée de talons hauts pour s’entraîner à marcher en vue d’une soirée, elle se fait remarquer par la femme d'affaires Sarah Doukas qui la recrute, à 17 ans, dans son agence de mannequin. Cette nouvelle expérience professionnelle lui ouvre indirectement les portes de la comédie grâce à une autre rencontre, avec l'acteur irlandais Allen Leech, sur le tournage de Downton Abbey. Elle passe sa première audition pour le rôle de Maléfique jeune dans le film Maléfique avec Angélina Jolie mais se voit préférer la Britannique Ella Purnell. «J'ai beaucoup pleuré lorsqu'on m'a refusé le rôle», se souvient-elle.
Née à Miami, en Floride, en avril 1996 d'une mère photographe et décoratrice d'intérieur d'origine africaine, espagnole et anglaise, et d'un père banquier international d'origine écossaise et argentine, elle grandit «dans la nature et la poussière» en Argentine jusqu'à ses 6 ans. Ses parents quittent le pays sud-américain pour vivre dans un environnement plus stable et décident de s'installer à Londres. Là-bas, la cadette de cette famille nombreuse de six enfants met du temps à faire le deuil de son ancienne vie. «J'étais têtue, je voulais rentrer chez moi, je ne comprenais rien de Londres», déclarait en 2017 à Marie-Clairecelle qui n'a consenti à apprendre l'anglais qu'à partir de ses 8 ans. «J'étais persuadée qu'en ne parlant qu'espagnol en Angleterre, j'allais pouvoir rentrer chez moi. Cela n'a pas fonctionné...» Victime de harcèlement scolaire, Anya Taylor-Joy tourne rapidement le dos aux écoles londoniennes à l'âge de 14 ans et part s'installer à New York pour suivre des cours de comédie jusqu'à ses 16 ans.
À défaut d'avoir intégré le casting de Maléfique, celle qui croit aux signes du destin décroche son premier rôle - et même LE premier rôle - en 2015 dans le film d'horreur The Witch de Robert Eggers puis poursuit en 2016 dans Morgane de Luke Scott, Barryde Vikram Gandhi, Split de Night Shyamalan (et la suite, Glass, en 2018), Pur-sang de Cory Finley avec Olivia Cooke et plus récemment Emma d'Autumn de Wilde et Les nouveaux mutants de Josh Boone. À 21 ans, elle est récompensée du Trophée Chopard de la révélation féminine au Festival de Cannes 2017 et succède au palmarès à des comédiennes comme Audrey Tautou, Ludivine Sagnier, Diane Kruger, Marion Cotillard, Léa Seydoux, Shailene Woodley ou encore Adèle Exarchopoulos. À la télévision, elle joue dans les séries Miniaturiste en 2017, Peaky Blindersen 2019 et Le jeu de la dame en 2020. Avant de tenir le rôle de Beth Herman la création de Netflix, Anya Taylor-Joy ne connaissait quasiment rien de la pratique des échecs et a pu compter sur l'apprentissage de grands spécialistes de la discipline. «Ce n'est pas un jeu que l'on peut maîtriser du jour au lendemain», confit-elle à Entertainment Weekly. «C'est impossible de mémoriser toutes les séquences sans devenir fou! J'apprenais mes matchs quelques minutes avant comme une chorégraphie que j'exécutais avec mes doigts», ajoute celle qui a pratiqué intensivement la danse de ballet durant ses années à Londres. La suite? La jeune femme tourne actuellement le film The Northman avec Nicole Kidman et Alexander Skarsgard et tiendra le rôle de Furiosa dans le préquel du film Mad Max Fury Road aux côtés de Chris Hemsworth.
Passionnée de musique et d’écriture, Anya Taylor-Joy compose, guitare à la main, et s’adonne à la création de quelques poèmes. Des occupations supplémentaires pour cette insomniaque chronique à la vue défectueuse toujours curieuse de nouvelles expériences. «J'adorerais faire quelque chose de grand pour les animaux», assurait-elle il y a quatre ans à Interview Magazine. «J'aime vraiment les animaux. La seule chose qui me rende vraiment dingue est la maltraitance d'un animal. Je vois du rouge complet.» Quant à sa vie sentimentale, celle qui, plus jeune, fantasmait sur le comédien Jeremy Sumpter (notamment dans l’adaptation de Peter Pan réalisée en 2003 par P. J. Hogan qu’elle a vu et revu) aurait été proche de l'acteur irlandais Eoin Macken puis du photographe Ben Seed. Des histoires qu’elle protège secrètement.
On a vu "Le Jeu de la dame" avec Marie Sebag, grand maître international des échecs
La prodige française a décrypté pour nous l'irrésistible série Netflix, du jeu agressif de Beth Harmon aux mystères du monde échiquéen. Elle souligne par-ci par-là quelques petits détails moyennement crédibles dans le scénario.
Par Marion Galy-Ramounot
• Le 23 novembre 2020
Évidemment qu'elle a vu la nouvelle série Netflix, centrée sur le parcours d'une jeune joueuse d'échecs surdouée. L'histoire de Beth Harmon, l'héroïne (fictive, soit dit en passant) duJeu de la dame, a passionné les GMI autant que les novices. Par GMI, comprenez grand maître international, éminent titre accordé aux joueurs de très haut vol, crème de la crème du monde échiquéen. Marie Sebag*, 34 ans, fait partie de cette élite depuis 2008. Sacrée GMI à seulement 22 ans, seule Française de l'histoire (dans le monde, elles sont 37) à avoir accéder au Graal...
Comme Beth Harmon, elle a commencé enfant, à 6 ans, dans le club d'échecs de sa mère. Puis tout s'est enchaîné très vite. Championne de France dans la catégorie des moins de 8 ans, puis championne d'Europe chez les moins de 12, 14 et 16 ans... Au cours de sa fulgurante carrière, Marie Sebag a parcouru les plus prestigieux opens et aurait pu se confronter jusqu'aux plus grands joueurs du monde, si elle avait voulu en faire son métier. Actuellement en Master 2 de psychologie à Paris-8, la prodige espère en réalité devenir psychologue pour enfants. Coïncidence ou pas, le centre médico-psychologique de Flandres (Paris XIXe), où elle fait son stage, s'intéresse tout particulièrement au rôle des échecs dans l'amélioration de la santé mentale. En parallèle, elle continue de donner des cours au club Petit Pouchet, à Paris.
Madame Figaro. - Beth Harmon débute par hasard à l’âge de 9 ans dans le sous-sol de son orphelinat et est très vite incroyablement douée. C’est crédible ? Les enfants très doués sont généralement découverts rapidement. Peut-être pas en un mois, mais en six mois, un an, on voit très vite des enfants qui visualisent très bien l'échiquier, qui cherchent à calculer, à refaire leurs parties pour trouver comment améliorer leur jeu, un peu comme Beth Harmon dans la série. En revanche, le fait de gagner une partie en simultané après seulement quelques semaines de pratique, comme le fait Beth Harmon dans la série en affrontant dix garçons dans une école, ce n'est pas possible. Il faut vraiment connaître beaucoup de positions, beaucoup de parties, avoir énormément de schémas en tête, ce que l'on appelle «chunks» en psychologie cognitive, c'est-à-dire des informations stockées dans la mémoire à long terme.
"Le Jeu de la dame", la bande-annonce
"Le jeu de la dame", la bande-annonce
"Le jeu de la dame", une série de Scott Frank, Allan Scott, avec Anya Taylor-Joy, Jonjo O'Neill, Johannes Franke. À voir sur Netflix.
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Comment ça s'est passé pour vous ? J'ai commencé à 6 ans, dans l'association dans laquelle jouait ma mère, Un poumon pour Saint-Blaise, dans le XXe arrondissement. Contrairement à Beth, lors de mon premier tournoi, j'ai tout perdu (Rires)... C'est un an plus tard, à l'âge 7 ans, que j'ai commencé à être forte. Je jouais très vite, de manière très «attaquante», j'ai d'ailleurs été championne de France des moins de 8 ans. Ma force, c'est que je n'hésitais pas, j'avais une posture très confiante, ce qui est important aux échecs.
Est-ce qu’il faut être une bête en maths pour être un maître en échecs ? Je ne l'ai jamais été, en tout cas ! Mais j'ai une bonne mémoire visuo-spatiale. En résumé, un bon joueur d'échecs a une excellente mémoire et une grande capacité de concentration.
Beth est littéralement hantée par les échecs, ne pensant qu’à ça, visualisant un échiquier sur son plafond chaque nuit… C’est normal, ça ? C'est sûr qu'après une partie qui a duré quatre ou cinq heures, on va se la rejouer. D'autant que maintenant, les parties sont enregistrées et on peut les étudier grâce à des moteurs d'analyse, voir ce qu'on aurait pu faire, ce qu'on n'aurait pas dû faire... En tournoi, on passe nos soirées là-dessus, et, oui, parfois, ça m'empêche de dormir. Surtout quand j'ai perdu, et que je pensais gagner.
On imagine qu’en regardant la série, vous aviez les yeux rivés sur les échiquiers, cherchant l’erreur ou guettant la faille dans la série... En réalité, j'ai reconnu beaucoup de parties célèbres, comme celles de Fisher (l'Américain Bobby Fischer, champion du monde dans les années 1970, NDLR) ou de Kasparov (Garry Kasparov, considéré comme le meilleur joueur de l'histoire, NDLR). Des parties que j'ai souvent étudiées auparavant, parce que comme on le voit dans la série, aux échecs on analyse beaucoup les parties de grands maîtres. Les parties ne m'ont donc pas posé de problème. En revanche, on ne joue pas aussi vite dans les vrais tournois. Surtout, on n'enchaîne pas les victoires comme le fait Beth. Il n'y a pas de vrais leaders imbattables ; en réalité, il y a beaucoup de parties nulles, c'est moins sensationnel.
Enfant, Beth est assez isolée, pas sur la même longueur d’ondes que les autres. En parallèle, on a cette image des clubs d’échecs très intellos, très «geek». Comment avez-vous vécu cette période, vous ? Effectivement, les échecs n'ont jamais été le loisir le plus populaire... Adolescente, ce n'était pas quelque chose que je partageais beaucoup avec les gens de mon âge. Ce qui les impressionnait, c'est que je voyageais beaucoup à l'étranger à l'époque, mais quand je racontais que j'avais passé mes quinze jours au bout du monde à analyser des parties d'échecs, ça les faisait moins rêver.
En 1998, vous avez remporté le championnat d’Europe des moins de 12 ans, puis des moins de 14 ans un an plus tard, puis des moins de 16 ans. Elles ressemblaient à quoi vos journées, à cet âge-là ? Tous les jours, je m'entraînais après l'école. Je ne faisais pas que ça non plus, mais au moins une heure par jour. Je lisais beaucoup de livres sur les grands joueurs, j'aimais bien appréhender leur vision du jeu, j'étais friande des petites annotations laissées en commentaires des parties, comme dans Mes 60 meilleures parties, de Bobby Fisher. Ensuite, il y a eu l'arrivée de l'informatique quand j'ai eu 14 ou 16 ans, et j'ai commencé à travailler avec des logiciels appropriés comme ChessBase, et jouer contre l'ordinateur. Cela a transformé mon jeu.
Les champions d'échecs sont très superstitieux paraît-il. C'est quoi votre petit «tic» à vous ? Quand j'étais enfant, je ne remettais jamais le chouchou porté lors d'une défaite. C'est un entraîneur m'avait conseillé de faire ça pour ne pas conserver des doutes ou un sentiment d'échec, et ça m'est resté longtemps. De manière plus générale, je reprends beaucoup les parties que j'ai perdues, j'analyse mes coups. Qu'est-ce que j'ai mal fait ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ce jour-là ? Est-ce que j'ai mal dormi ? J'essaie surtout de ne jamais reproduire le même type d'erreurs.
"C'est vraiment un jeu qui réunit tout le monde"
Quand Beth Harmon arrive à son premier tournoi d’échecs, les garçons et les hommes la regardent comme un ovni. Vous souvenez-vous du regard qu’on portait sur vous quand vous aviez son âge ? Tout a beaucoup changé entre les années 1960 et aujourd'hui. On constate à présent une grande hétérogénéité chez les joueurs d'échecs : il y a des aveugles, des seniors, des enfants, des personnes en situation de handicap... C'est vraiment un jeu qui réunit tout le monde. Et même s'il y a deux catégories, féminine et masculine, je n'ai jamais été regardée de travers quand j'ai joué chez les garçons - catégorie dans laquelle j'ai été championne de France moins de 14 ans.
Pourquoi, du coup, faire deux catégories distinctes, féminine et masculine ? Est-ce vraiment utile ? Oui, parce que la tension psychique pendant quatre ou cinq heures est vraiment très intense. Sur une partie, ça joue pas, mais sur neuf ou quinze jours d'affilée dans un tournoi, on peut voir la différence. Il faut une très bonne condition phsyique pour pouvoir résister sur l'échiquier et rester concentré pendant plusieurs sessions de quatre heures. Les meilleurs joueurs du monde font d'ailleurs une à deux heures de sport par jour.
Et vous, en tant que grand maître international, ne faites-vous pas partie de ces meilleurs joueurs du monde dont vous parlez ? Disons que j'aurais pu en faire partie, si j'avais tout donné à un moment. Mais je n'ai pas cherché à devenir une professionnelle des échecs, en réalité. J'aimais jouer, j'aimais gagner... C'est comme un parcours qui s'est imposé à moi parce que j'étais vraiment douée, mais je n'ai jamais voulu en faire mon métier.
Quelle est la scène que vous avez préférée dans la série ? Dans le premier épisode, quand lors d'une de ses premières parties avec M. Shaibel, elle perd sa dame et il l'oblige à abandonner. J'ai trouvé que c'était important parce que ça fait vraiment partie des règles implicites du jeu d'échecs. C'est une question de respect vis-à-vis de l'autre joueur.
Dans la série, on dit que Beth Harmon joue «à l'instinct». C'est quoi votre style de jeu ? Comme Beth, j'ai un jeu d'attaque. Mon ouverture favorite, c'est d'ailleurs la sicilienne Najdorf, comme elle. Dans le milieu des échecs, j'ai la réputation d'être assez agressive et tactique. Une joueuse d'attaque plus qu'une joueuse positionnelle, qui attendrait juste la faute de l'autre.
"Regarder droit dans les yeux, je ne l'ai jamais fait"
Une partie se joue-t-elle aussi hors de l’échiquier ? Dans l’échanges de regards ? La posture corporelle ? En quelque sorte, oui. Enfant, je me tenais très droite, ma posture était aussi confiante que mon jeu. Avec les années, et les défaites, le doute s'est installé et ma posture est moins... agressive. Regarder droit dans les yeux, je ne l'ai jamais fait, je ne joue pas sur ce terrain-là, de l'intimidation. Mais certaines joueuses le font, bien sûr.
Votre plus grande victoire aux échecs, c'était quand ? Quand j'ai eu mon titre de Grand Maître, en 2008. Il faut avoir trois normes de Grand Maître et un classement ELO à plus de 2600 (des calculs savants basés sur les performances du joueur, NDLR). J'ai évidemment de très bons souvenirs des deux fois où j'ai été finaliste aux championnats du monde en 2006 et 2012.
* Aujourd'hui licenciée au club de Bischwiller, en Alsace.