samedi 7 novembre 2020

Le Médicis étranger couronne Antonio Muñoz Molina

 

Antonio Muñoz Molina

Le Médicis étranger couronne Antonio Muñoz Molina

À l'heure du confinement, pourquoi ne pas se plonger dans la somptueuse déambulation urbaine et littéraire de l'écrivain espagnol ?

 
Par Sophie Pujas
06 / 11 / 2020


« Le silence est la pire des choses pour la vie culturelle menacée, en particulier pour la littérature » ont déclaré ensemble les jurys du prix Femina, proclamé le 2 novembre, et du Médicis. Le Médicis étranger vient de consacrer l'Espagnol Antonio Muñoz Molina. Ce dernier appartient à la vaste famille des errants magnifiques, des écrivains arpenteurs des villes, qui savent en convoquer à la fois le fracas incessant et les fantômes. Son précédent roman, Comme l'ombre qui s'en va, investissait Lisbonne sur les traces d'un fugitif désorienté, l'assassin de Martin Luther KingUn promeneur solitaire dans la foule, son nouvel opus, visite plusieurs villes qui ont compté pour lui : Madrid, New York et Paris. Chez lui, la flânerie est un art majeur. « La marche est une ivresse graduelle sans ivresse ni gueule de bois ; un voyage psychédélique plein d'oxygène et de sérotonine ; les sens s'aiguisent au lieu de s'engourdir (…) ». À l'heure où beaucoup de villes du monde vivent au ralenti, ce roman kaléidoscope, follement ambitieux, publié en Espagne en 2018, plonge dans le chaos urbain le plus contemporain. Le narrateur, écrivain double de l'auteur, tente de donner forme à la polyphonie – voire la cacophonie – urbaine, à grand renfort de collages, de phrases arrachées au flot de mots qui tissent les villes (publicités aux allures d'injonction, gros titres des journaux, bribes de conversations…). Avec une virtuosité et une poésie folles, Antonio Muñoz Molina fait vivre le bruissement de la ville contemporaine (du moins pré-Covid), celle des portables qui sonnent, des librairies et des cafés ouverts le soir et des foules qui se pressent dans le métro. Avec aussi ses menaces, de Trump régnant sur New York aux crimes et attentats qui scandent l'actualité.

En parallèle, Muñoz Molina converse avec les ombres familières des écrivains aimés, dans les lieux qu'ils arpentèrent. « Les âmes égarées sont fidèles à certains lieux, comme les fantômes aux maisons où ils se manifestent. » Parmi les artistes ainsi convoqués, Walter Benjamin, éternel exilé, tient une place singulière, de même que Charles Baudelaire, figure incontournable pour qui veut composer le poème de la ville moderne. Mais on croisera aussi, entre autres, Edgar Allan Poe (dont le narrateur visite la plutôt sinistre maison musée), Thomas de Quincey, James Joyce, ou même Duke Ellington (Muñoz Molina est fou de jazz, et on pourrait sans doute en trouver un écho dans la musique bien particulière de ce livre, qui explore une galaxie mouvante de fragments poétiques sans jamais abandonner son tempo vif nerveux). L'auteur médite sur l'art d'écrire, avec légèreté et profondeur. Quelle est l'influence de la sédentarité ou du nomadisme sur l'écriture ? À quoi ressemblaient les bottes de Stevenson ? L'inachèvement est-il la condition des chefs-d'œuvre ? Autant de questions explorées, de pistes suggérées avec une malicieuse érudition. Un somptueux livre-monde.

© Seuil

Un promeneur solitaire dans la foule, Antonio Muñoz Molina, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon, Seuil, 526 p., 24 euros


LE POINT



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