Le vieux bouc
par Liliane Kerjan20 juin 2017
Série de fugues, de promenades ou de récits destinés à des revues de luxe, Voyagermet en scène une facette peu connue de l’écrivain américain Russell Banks, un personnage fier de ses performances et de ses curiosités, en quête de soi et de jouvence, qui défend l’aventure des voyages avec son talent de conteur. Du mouvement et des haltes propices aux confidences et aux méditations composent cette lucide exploration du monde qui mêle hédonisme et politique.
Russell Banks, Voyager. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan. Actes Sud, 314 p., 22,50 €
Comme il y avait « le vieux saltimbanque », l’ami Jim Harrison, il y a en écho « le vieux bouc » Russell Banks. C’est ainsi qu’il se totémise lors d’une randonnée au Népal où, en montée vers les célèbres Trois Cols de l’Himalaya, il rencontre le jharal brun et barbu à longue crinière, un mâle dominant qui veille sur ses femelles. Un trek entrepris à soixante-douze ans avec un sentiment de défi et d’urgence qui clôt provisoirement la série des récits de voyage à la manière d’un testament anticipé : « Il ne faisait rien d’autre que prendre la mesure de ses limites physiques absolues, noter la proximité de la fin de tout, s’approcher autant qu’il le pouvait de ce saut dans le vide tout en restant debout sur la planète. » Sans compter que là-haut, dans les nuages de l’Everest, l’ascension devient « une façon de rencontrer les dieux à égalité ».
Le vieux bouc, voyageur et écrivain aguerri, soigne son entrée en matière, rappelant une continuité du désir, un besoin d’évasion depuis son adolescence dangereuse et son tropisme ancien vers les Caraïbes ; il fait la distinction entre les genres, d’un côté les Mémoires qu’il récuse pour cause de complaisance et de l’autre le récit qu’il adopte parce qu’il permet d’agréger des fragments dispersés. À chaque fois un voyage, l’oubli, un retour délibéré suivi « au moment où j’écris, par un débordement de souvenirs qui me permettent de revivre à soixante quinze ans l’expérience vécue jadis. De presque revivre. » Le recueil comporte un long essai en première partie – la croisière caribéenne – puis en seconde partie une dizaine de moments forts de sa vie sur la planète.Souvenons-nous que le roman Le livre de la Jamaïque a lancé Russell Banks, si bien qu’une décennie plus tard, à la fin des années 1980, lorsqu’un magazine de voyages new-yorkais lui propose d’écrire, pour une clientèle de luxe, un texte libre sur un périple d’hiver dans les Caraïbes, il accepte et se met en congé sabbatique de Princeton. Cette commande bienvenue lui offre une évasion décalée d’ethnologue amateur en même temps qu’un cabotage idyllique avec tout le loisir à bord de courtiser Chase qui va devenir sa quatrième épouse. Ainsi la première partie va-t-elle pérégriner d’une côte à l’autre des trente deux îles des Petites Antilles sous le ciel irisé, « lyrique, turbulent, érotique », faisant du mercenaire Banks un cicérone de luxe, un guide touristique zélé qui inscrit scrupuleusement le nom des hôtels, des restaurants et des parcs à thème, distillant les atmosphères, recommandant le « Bistrot nu » de Marigot, les plages de Maggens Bay, Sapphire Beach et Cokie Point à Saint Thomas, notant les mines renfrognées des jeunes qui traînent sur les trottoirs dont les visages semblent dire « Comment vous qui êtes si vulgaires et impolis à notre égard, faites vous pour être bourrés de fric à ce point? Ou encore : Expliquez moi encore pourquoi je suis condamné à avoir besoin de vous ? »
À la Martinique, une très belle évocation de la Plantation Leyritz fait sortir les fantômes des ruines et les voix dans le vent, par dessus l’odeur du vieux rhum. Chemin faisant, Banks raconte des épisodes de son passé, tel son pèlerinage politico-romantique de l’hiver 1959, où, parti rejoindre Fidel Castro et sa bande de révolutionnaires barbus, il échoue minablement à Miami, devient étalagiste et se marie avec une jeune beauté du magasin. Pour la seconde épouse, cérémonie de noce dans une synagogue du New Hampshire en 1962, où rabbin et proches font une tête d’enterrement, prélude au drame permanent de leur union de solitude. Puis, affleurent, du côté de la Soufrière, la déprime et les souvenirs des cinq tièdes années du troisième mariage new-yorkais. Mais il est déjà temps de mettre le cap sur Montego Bay, et, après la visite du village marron d’Accompong, c’est la fin du voyage. L’Hégire caribéenne a fait le point à chaque moment : Banks assume être le guide de son introspection et, dit-il, « le Rafistoleur » aux alliances ratées, tandis que ce tour des îles se révèle être, à maints égards, un essai péripatéticien, une réparation intime, un approfondissement de soi. « Je ne cesse de revenir en arrière et c’est avec une clarté croissante que je revois les lieux et mes « moi » passés. Et également le passé de la planète ». Russell Banks, toujours prêt à accrocher son sac à dos, reconnait la tentation de la fuite, les boucles et les redites du temps mais aussi le rêve faustien du retour de la jeunesse. À telle enseigne qu’à l’échec de 1959 répond la réussite de 2003 : une coda raconte le voyage à Cuba pour la foire du livre de La Havane, la visite à Fidel Castro et la partie de pêche aux homards dans les eaux de Las Rocas, île privée, minuscule, de la Baie des Cochons. Banks sait conclure ce périple sous le vent dans la liesse d’un moment hors du commun qui va faire transition avec la série des escales de par le monde.
« Voyage à rebours du pèlerin » ouvre le mélange de la seconde partie : en 1986 sur la route de Chapel Hill, Caroline du Nord, vont se retrouver quelque trois cents anciens étudiants pour la fête nationale. En camping-car, Banks et ses amis font route avec leurs souvenirs de hippies des années 1960 où remontent les mots de Bob Dylan, les marches du noir James Meredith et l’attaque du Ku Klux Klan. De la même manière, l’inévitable présent du conteur va s’effacer dans « Rêves des temps premiers » pour faire place à une ancienne époque : « dès que vous passez l’entrée du parc national des Everglades, c’est comme si vous aviez franchi un portail donnant sur un tout autre temps, un temps lointain et perdu qui précède d’une éternité l’arrivée des premiers Européens. » Ascension des Andes et promenade de santé aux Seychelles, autant de défis et d’exploits physiques, autant d’émerveillements, de quêtes émouvantes et importantes pour Banks le randonneur : « Pour moi, l’événement majeur a été de voir le tchitrec. C’est cela qui m’a brisé le cœur. Je n’arrivais pas à dépasser le fait qu’il n’en reste que quarante couples sur terre, tous dans l’île lointaine de la Digue, et que l’un de ces oiseaux avait gazouillé sur une branche de flamboyant juste devant moi. » Autre exotisme, la parade nuptiale des tourtereaux quinquagénaires – Russell et Chase, nimbés de « la lumière innocente de l’amour tardif » – qui convolent à Édimbourg, émus comme il se doit, rassurés par le bon présage d’une plaque de bronze rappelant le mariage en 1811 du poète Shelley avec la jeune Harriet. Fleur bleue à ses heures privées, plongeur au milieu des poissons dont il traverse les nuées, « poissons-demoiselles bleus et jaune vif, sergents-majors rayés, poissons-perroquets qui grattent le corail et le transforment en sable, poissons-chauves souris, aiguilles de mer », Russell Banks n’en repart pas moins au combat, témoin des saccages de la nature, dénonçant la « frénésie boulimique des derniers jours », l’achat de mastodontes automobiles tel son Hummer qui fascine les passants de Homer, ces buveurs de bière d’Alaska.
Sa faim de voyages, son œil exercé à capter les tableaux vivants prolongent ici, dans un format court qu’il maîtrise bien depuis ses poèmes et nouvelles, ses œuvres de fiction. L’essai de la première partie fait écho au Livre de la Jamaïque (1991), aussi bien qu’à Continents à la dérive (1994) qui abordent l’ère post-coloniale, les rêves d’Afrique et d’ailleurs. Quant au beau récit « La maison des esclaves » qui relate l’émouvant voyage à Dakar et à l’île de Gorée, il entre en résonance avec les romans Pourfendeur de Nuages (1998) et American Darling (2005). Dès cette année-là, Banks déclare qu’il recherche une perspective à l’échelle du monde, qu’il veut avant tout préserver et fixer des souvenirs, sans nostalgie ni sentimentalisme. Et c’est dans cet esprit qu’il écrit pour Francis Ford Coppola l’adaptation du livre de Jack Kerouac Sur la route.
Les décalages dans le temps et l’espace nourrissent les plaisirs de Banks mais aussi ses réflexions d’homme et de terrien. « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! » disait Baudelaire… Pourtant l’Américain de Nouvelle Angleterre, vieux campeur, s’invite toujours ailleurs, très loin, au mépris des risques et dangers, comme ses héros tutélaires et casse-cou, Robinson Crusoé et Errol Flynn. Tout membre de l’académie des arts et lettres qu’il est depuis 1998, tout président-fondateur de Cities of Refuge North America, avec ses vice-présidents Wole Soyinka et Salman Rushdie, qui se donne pour mission l’accueil d’écrivains en exil, Russell Banks prend le temps du voyage, garde pied ferme tant sur les sommets des Andes ou de l’Himalaya que sur le sable fin des grèves ou les chemins boueux de sa planète.
EN ATTENDANT NADEAU