Lionel Shriver JOEL SAGET |
La comédie immobilière
par Liliane Kerjan10 mars 2020
Dans ces nouvelles ironiques et divertissantes, Lionel Shriver se fait commissaire d’une exposition de bribes de sentiments tenaces et de chimères intimes, mêlant le cocasse des mesquineries et les décalages des attachements dans une fine analyse des emballements et des défaites de notre société.
Lionel Shriver, Propriétés privées. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard. Belfond, 450 p., 21 €
Douze textes, dont ceux d’ouverture et de clôture longuement développés en novellas, pour traiter de l’inconfort feutré de ces Américains entre deux âges, diplômés, installés de bonne foi dans leur innocence tardive, sympathiques au demeurant, et toujours surpris par l’écueil qui surgit, imprévisible à leurs yeux. Et c’est là que Lionel Shriver fait mouche pratiquement à tout coup car le bon vieux mécanisme des familiarités de situation, d’un vécu proche, de bévues peu glorieuses, fait la soudure et capte l’attention. Propriétés privées est son septième ouvrage traduit en français. Sa réputation de romancière n’est plus à faire depuis 2006, moment où elle aborde le genre de la nouvelle, un format qui va faire la part belle à une série d’impasses et aux blessures des renoncements.
« Propriété » en version originale, « propriétés privées » en traduction, le titre générique du recueil, apparemment débonnaire, cache une mine de variations, depuis l’accession à la propriété avec son lot d’enthousiasmes naïfs et de déboires jusqu’à l’occupation d’un lieu, le partage et le bornage d’un espace vital, l’hospitalité généreuse ou forcée, toute la gamme des sourires, des crispations et des abus. L’immobilier et la possession révèlent leurs vices cachés : à nous les sans-gêne, les pique-assiettes, les invités surprise, les parasites bien élevés, les visiteurs opiniâtres, ou a contrario les pantouflards bloqués, les routiniers, les casaniers.
Chacun reconnaitra son camp ? Rien n’est moins sûr, car les dilemmes de la société actuelle ébrèchent les vieilles certitudes. Ainsi, dans « Terrorisme domestique », voici l’adolescent Liam qui s’incruste chez ses parents, sans aucun désir d’indépendance, sans hâte d’avancer, heureux dans ses stratagèmes d’incompétence et son oisiveté minimaliste. Un père de disposition hypo-active, une mère plus impatiente, rien n’y fait, c’est la faillite des affectueuses incitations, la guerre d’indépendance inversée. Motif proche dans « Le sycomore à ensemencement spontané », ou comment élaguer et contenir l’intrus, car il s’agit, bien entendu, de l’arbre du voisin. Variante à ces histoires de racines intempestives dans « Kilifi Creek », nouvelle publiée dans le New Yorker, où la jeune Liana, étudiante du Wisconsin, s’invite au Kenya chez un vieux couple de très vagues amis pour se baigner avec volupté dans les eaux de la baie qui vont révéler les premiers signes d’imprudence.
À cette obsession vitale d’une chambre à soi, les expatriés apportent naturellement leur touche forte, un lot d’opportunisme et d’expédients pour durer. La novella ultime, « La sous-locataire », met en compétition deux pigistes américaines qui s’accrochent à Belfast, défendant avec leurs armes insidieuses un territoire et une bulle de survie. Le luxe des escarmouches à fleuret moucheté donne d’excellents portraits de femmes indépendantes – free lance – et pourtant terriblement dépendantes des circonstances.
Lionel Shriver traque la rage de posséder, la désinvolture plein feu, le toupet à feu réduit, mais c’est dans la phase de l’ultimatum et de la chute de la nouvelle qu’elle déploie tout son talent. Elle a aussi bien recours au renversement, comme dans « Capitaux propres négatifs » pour suivre les péripéties d’un divorce à l’amiable, qu’à un crescendo hilarant où l’effet de mode et l’insolite convoquent la télévision dans la sphère domestique. S’inspirant du penchant farfelu des nouvelles anglaises et des petites ironies de la vie, elle imagine dans « Poste restante » un paresseux fantasque qui jette le trop-plein du courrier et usurpe l’identité d’un correspondant pour vivre une autre vie.
Grand moment aussi dans « Le baume à lèvres », où Peter Dimmock, exécuteur testamentaire de son père mourant, arrive en hâte à l’aéroport. Mais là, le déshabillage minutieux et le passage au scanner, la persécution tatillonne, l’inspection suivie du portique de détection et du crescendo de l’interrogatoire donnent tout le sel comique à une tentative d’envol dans l’Amérique du XXIe siècle. La même nouvelle croque un savoureux portrait du père, vieillard tyrannique et emporté pestant contre les chapardeuses de ses babioles, mais « pourquoi à notre époque, une semi-analphabète volerait-elle un stylo à plume ? ».
EN ATTENDAND NADEAUSi les textes courts brossent à petites touches une critique de notre société avide de possessions, souvent radine, « Le lustre en pied » livre l’étude fouillée d’une inquiétude cachée, celle d’une lionne à la tignasse rousse qui vit en dilettante à l’ombre de l’université Washington and Lee, à Lexington, en Virginie. Jillian Frisk, créatrice de bijoux et d’objets, vit sans contraintes, retrouvant son vieil ami Baba trois fois par semaine au tennis pour jouer et marivauder. Cette jolie vie bohème est assombrie par la déroutante expérience de ne pas être appréciée, en particulier des femmes : « Jillian se sentait mal à l’aise, perdue, perplexe, même un peu effrayée. Paralysée. » Faut-il une offrande propitiatoire pour manifester son amitié à Baba et Paige ? Le lampadaire extraordinaire qu’elle a fabriqué devient l’enjeu d’une possession pleine et entière, d’une exclusivité sans retour. Avec minutie et acuité, Lionel Shriver entre dans les replis des amitiés éphémères, dans les fragilités des femmes célibataires.
Shriver, qui à quinze ans a choisi un prénom de garçon pour mieux tirer son épingle du jeu, a gardé son côté combatif et cette mobilité d’esprit des voyageuses, acquise sur le tas en Israël, à Belfast, Bangkok et Nairobi où elle a vécu, et qu’elle entretient aujourd’hui dans ces allées et venues entre Londres et New York, attentive aux adresses, aux quartiers, au foncier. Propriétés privées joue des effets secondaires de l’immobilier dans les grandes villes, de l’emprise des maisons, séductrices ou rebelles, quasi-personnages de la fiction, telle la maison de Brooklyn dans « Les nuisibles ». Bicoque approximative, dite « Le Petit Taudis », perfidement située au fond d’une impasse, elle déclenche le coup de foudre : « À l’arrière, les fenêtres de la cuisine et de la salle à manger étaient envahies par une gigantesque vigne, qui, dans le jardin, avait poussé au-delà de son treillis à ossature carrée pour grimper sur le mur extérieur. J’admirais l’ambition de cette vigne. Fin septembre, ses feuilles étaient encore bien larges et vertes et je me demandai si nous pouvions en cueillir pour faire des dolmades grecques ou récolter les grappes de raisin et s’essayer au vin maison. »
Comme Balzac, Shriver croit aux détails réalistes, à l’influence du cadre, au lien entre habitants et lieux, elle progresse de l’extérieur vers l’intérieur, aborde un univers de drames secrets qu’elle crée chemin faisant, fignole des personnages à la fois représentatifs et fortement individualisés, parfois à la lisière du grotesque. Attachée aux secrètes minuties d’un caractère, elle poursuit la tradition des scènes de la vie privée.
Posséder ? Être possédé ? Quel est l’effet de la propriété sur le caractère ? Observatrice sans concession, Lionel Shriver remet la comédie de mœurs au gout du jour et invente la comédie immobilière.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire