Pistolets et
pastèques
par Liliane Kerjan9 juillet 2021
Avec son roman La mélancolie de celui qui vise juste, paru en 1995 et traduit aujourd’hui, Lewis Nordan nous fait vivre les tumultes d’une petite ville du delta du Mississippi, du deuil aux rires, de l’effervescence à la solitude : l’envers du miroir du lac. Des personnages déclinés sur des airs de blues qui ajoutent au plaisir.
Avec son roman La mélancolie de celui qui vise juste, paru en 1995 et traduit aujourd’hui, Lewis Nordan nous fait vivre les tumultes d’une petite ville du delta du Mississippi, du deuil aux rires, de l’effervescence à la solitude : l’envers du miroir du lac. Des personnages déclinés sur des airs de blues qui ajoutent au plaisir.
Lewis Nordan, La mélancolie de celui qui vise juste. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-Odile Fortier-Masek. Monsieur Toussaint Louverture, 281 p., 19 €
Une thèse sur Shakespeare et un poste à l’université en poche, Lewis Nordan commence à écrire à trente-cinq ans. Aventure tardive, huit ouvrages, qui débute par des nouvelles, puis un roman retraçant le meurtre de son ami Emmett Till, venu en vacances dans le Delta, et qui, torturé et mis à mort, devient l’une des grandes figures de la lutte pour les droits civiques. Pour l’écrivain débutant, c’est enfin l’exutoire d’une culpabilité de petit Blanc qui a duré trente-huit ans. Sa popularité grandit et, lorsque Lewis Nordan gagne les grands prix littéraires du Sud, on a tôt fait de convoquer à ses côtés William Faulkner, Flannery O’Connor ou Erskine Caldwell. Sa ville d’Itta Bena devient en fiction Attrape-Flèche, tout comme Jackson remplaçait Oxford chez Faulkner.
La passion pour le blues, présente dès sa prime jeunesse, résonne d’emblée dans les titres de Nordan Lewis, aussi bien Lightning Song – littéralement « chanson de l’éclair » – que Music of the Swamp – « musique du marécage », publié sous le titre Attrape-Flèche, Mississippi (Rivages, 1997) ou encore celui du présent roman, The Sharpshooter Blues : un blues rural des petits bouges, doux-amer, proche des racines rustiques et d’une tradition populaire qui imprègne son rythme. Musique des contes intimes et des portraits, elle recrée l’atmosphère de cette modeste ville de sang-mêlé, de petits brigands et de braves gens qu’il a quittée il y a belle lurette mais qu’il garde chevillée au cœur, sensible à l’innocence et à la drôlerie, au mélange instable du grotesque et de la beauté. Nordan Lewis nourrit à son endroit un attachement profond, des souvenirs mythiques au point d’écrire, dit-il, comme un expatrié. La mélancolie de celui qui vise juste est d’abord un lieu, les bras dormants du grand fleuve avec ses castors, marsouins, mocassins d’eau et autres alligators. Sur les petites îles, on adore tirer des cartouches, sur le frigo, sur les pastèques, sur les melons perchés sur une tête, juste pour se détendre et bien s’amuser. Monsieur Raney y vit de la pêche, très proche de son fils Hydro qui, même s’il n’a pas toute sa raison, sait qui a tué : ce n’est pas Morgan l’enfant trouvé, l’As de la gâchette. Ainsi démarrent d’emblée suspense et mystère.Deux « gentils enfants » – des braqueurs de station-service – ont été abattus, et tout un chacun a entendu les coups tirés, occasion de se sentir partie prenante d’un drame collectif où se mêlent pasteur, pompiste, vaguemestre – un hommage à son père décédé lorsqu’il avait dix-huit mois et que, avoue-t-il, il cherche toujours –, tous familiers d’une histoire et d’une méditation communes, bien vivants à travers leurs nombreux dialogues. Le médecin promet à son fils : « Je te lirai des passages de Faulkner, un de ces jours, Ou d’Eudora Welty, ou de Flannery O’Connor. Avec des bêtes de foire, des nains et tout ce que tu voudras. Encore mieux qu’une bande dessinée. » De l’île du pêcheur on passe au quartier noir, dit « Congo belge », avec ses cases misérables, la solitude est partout et la lisière entre mensonge et légende devient floue.
EN ATTENDANT NADEAUAdepte de la mémoire créative, qui participe à l’invention des rameaux d’une histoire, Nordan Lewis joue du rêve éveillé pour donner place à la fantaisie des interstices, il passe du hors norme à l’ordinaire sans coup férir, construit chaque chapitre en arc, délaissant la ligne droite et partant d’une image. Un style de simplicité qui se fait oublier par une quasi-transparence au profit des moments lumineux de surprise et d’humour, si bien que nul ne s’étonne qu’il se sente proche de James Thurber.
Plus de vingt ans après sa parution en anglais, La mélancolie de celui qui vise juste n’a rien perdu de son charme ni de l’acuité de ces moments intenses de la bourgade où s’inscrit fortement la fascination américaine pour les armes à feu et les hors-la-loi, thèmes traités dans la veine lyrique et décalée des ballades, qui caractérise Lewis Nordan. « Je suis devenu un auteur comique parce que je vois toujours l’écriture du même côté, une horreur mélodramatique qui est au cœur du monde. Quelque chose en moi croit que la comédie jaillit de l’obscurité et est habitée par la perte. »
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