jeudi 25 mai 2023

Alain Fleischer / Angoisses infiniment petites




Angoisses 

infiniment petites

par Maurice Mourier
28 avril 2021

Deux livres d’Alain Fleischer coup sur coup, produits peut-être du confinement car ils correspondent, l’un comme l’autre, à des tentatives de divertissement. Le premier, La vie extraordinaire de mon auto, paru en janvier (aux éditions Verdier), est carrément ludique. Le second, paru en février dans la collection « L’Infini » de Philippe Sollers, rassemble des nouvelles sous le titre, justement, de Petites histoires d’infinis.


Alain Fleischer, Petites histoires d’infinis. Gallimard, coll. « L’Infini », 162 p., 16 €


Du premier, il semble qu’il n’y a pas grand-chose à dire. C’est une aimable pochade mettant en scène une auto magique à transformations, prétexte à des emballements érotiques – une constante dans l’œuvre d’Alain Fleischer – tout de même assez répétitifs. Petites histoires d’infinis est bien plus ambitieux et réussi. Ses vingt-cinq nouvelles, dont certaines ultra courtes, s’efforcent parfois un peu trop, à notre goût, de répondre à un cahier des charges fixé dans l’avant-propos : écrire des pièces brèves qui toutes s’achèvent sur un sentiment d’infini absolument non mystique mais inscrit dans la quotidienneté d’un narrateur n’ayant comme nous tous pour horizon que le néant de la mort. Ne risque-t-on pas, par cette acceptation d’une contrainte, de s’inscrire docilement dans le programme forcément rassembleur d’une « collection » ?

Mais je m’inquiète à tort. L’écriture de Fleischer n’est jamais docile. Même si quelques-uns des textes proposés, paradoxalement les plus courts, alors que l’auteur déclare avoir recherché le choc de la surprise dans des effets de fulgurance, n’ont que des chutes très attendues, le grand anxieux qu’est le meilleur Fleischer se retrouve partout dans des morceaux d’une inquiétante étrangeté.

Dans nombre de morceaux, en fait, composant ce puzzle des angoisses sans cause, purement métaphysiques, dont le prototype est « Reflet dans un seau d’eau », où un couple silencieux, en visite touristique dans une nécropole étrusque, expérimente l’angoisse de n’être rien d’autre qu’un duo de faux vivants, semblables aux défunts évoqués par Ulysse dans sa descente aux Enfers homériques.

Non que ces références culturelles explicites figurent chez Fleischer – je les utilise parce qu’un critique, pour se faire entendre, use parfois de gros sabots. Au contraire, l’inducteur d’abîmes, dans le texte, n’est que le bruit familier d’un avion prêt à atterrir sur l’aéroport de Fiumicino, et dont les phares se reflètent dans l’eau d’un seau en bois, près de la table d’une taverne.

Petites histoires d’infinis : des nouvelles d'Alain Fleischer

Alain Fleischer (avril 2021) © Jean-Luc Bertini

La force du passage, née de la simplicité des moyens littéraires employés, s’affirme là, souveraine. C’est celle d’une poésie née, comme celle de Lautréamont, et plus tard de Breton, du rapprochement impossible de deux objets, une lueur ponctuelle et fugace déposée sur un miroir banal et la présence troublante du champ infini des morts, entre lesquels éclate « l’explosante fixe » de la révélation.

Il suffit de l’occurrence de deux ou trois images aussi parfaitement insolites pour illuminer un livre. Et on en repèrera bien plus de trois dans ces Petites histoires. Prenons par exemple la nouvelle « La clé ». Le narrateur qui dit « Je » et se confond avec l’auteur y fait retour sur ses origines juives et hongroises, ce qui chez Fleischer est toujours prélude à l’excellence littéraire. Possesseur d’une clé hors d’usage, il finit néanmoins par découvrir à l’étranger la serrure qu’elle ouvre et ainsi parvient à jouer pour une jeune fille inconnue, dans le salon d’un hôtel de Marienbad, la Sonate n° 8 de Schubert sur un vieux piano Steinweg qui a appartenu jadis à une dame Magda Kálmán, qui fut son professeur à Budapest. Enchaînement de hasards, résurrection d’une fée ancienne en silhouette féminine moderne, splendeur d’une apparition.

L’extrême talent de Fleischer, qui rend tout cela plausible, se déploie dans ce mince chef-d’œuvre qui rappelle la délicatesse de touche de quelque conte d’Hoffmann : jeux de l’imaginaire, présence quasi tangible du rêve éveillé qui s’épanche dans la vie réelle, qualité d’une nostalgie redonnant toute sa chaleur au révolu en évitant apitoiement sur soi et complaisance envers un passé évanescent mais incrusté à jamais dans les choses mortes.

Presque tout repose pourtant dans ce livre, contrairement à ce qu’on pourrait croire, non sur le vague des sensations ou le vaporeux des apparitions de réminiscence, mais sur un fond de réalisme, ces courtes pièces sachant mêler sans discordance le souvenir peut-être vécu et l’invention qui s’y greffe, les inondant de sa force émotionnelle. Une observation objective a en effet toute sa place dans les tableautins créés par Fleischer (voir par exemple l’acuité du portrait qu’il trace d’un tigre dans un zoo).

Mais cette richesse et cette rigueur de l’observation ne la rendent pas naturaliste, elle implique trop profondément celui qui regarde dans la chose ou dans l’être regardé. Ainsi, le tigre peint ne saurait figurer dans aucune des Histoires naturelles de Jules Renard, car le but de la représentation, ici, n’est jamais la sécheresse exacte du coup de crayon fixant sur le papier la créature comme un papillon mort sur une planche de collectionneur. La prose de Fleischer ne fait pas appel à la vertu supposée de l’impersonnalité en art. Ou plutôt l’impersonnalité lui est foncièrement étrangère et même antipathique. On ne va pas jauger un tigre de l’extérieur, mais s’interroger sur « moi et le tigre », une façon, certainement, d’accueillir avec la même empathie presque tous les vivants (voir encore « Un chien »).

Tous les vivants, sauf cette catégorie méprisable d’humains que constituent les criminels et les bourreaux, parmi lesquels je crois qu’on peut ranger les directeurs de zoos, comme le montre un autre conte animalier, fantastique celui-là, une des merveilles de ce livre qui en contient beaucoup et recèle notamment en ses pages 144-156 le jubilatoire « Rire de l’orang-outan ».

Impossible de donner une idée plus détaillée de chacune des petites boîtes à malices contenues dans ces histoires, ce serait les dépouiller de leur verve apparemment ingénue et de leur réelle profondeur. Il suffit de les donner à lire, ce que je fais ici, sans aucune modération.

EN ATTENDANT NADEAU



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