La Fontaine le vengeur
Il y a des gens qui trouvent La Fontaine facile, d’autres peut-être même qui croient encore que c’est un auteur pour l’enseignement primaire, un donneur de leçons puériles, d’autres enfin – que la peste les patafiole ! – qui n’ont retenu du surréalisme que les présomptueuses sottises d’Aragon au début de son Traité du style, qui croit malin, lui le futur poète académique chantre du stalinisme, de se moquer du laudateur des Anciens. Mais tous ceux qui savent que La Fontaine est avec Molière le génie accompli du temps de la sinistre monarchie absolue considèreront ce livre comme le monument qu’il est en l’honneur du critique le plus subtil, le plus profond, le plus mordant de cette forme primitive (en France), paternaliste et sacerdotale, du totalitarisme.
Il y a des gens qui trouvent La Fontaine facile, d’autres peut-être même qui croient encore que c’est un auteur pour l’enseignement primaire, un donneur de leçons puériles, d’autres enfin – que la peste les patafiole ! – qui n’ont retenu du surréalisme que les présomptueuses sottises d’Aragon au début de son Traité du style, qui croit malin, lui le futur poète académique chantre du stalinisme, de se moquer du laudateur des Anciens. Mais tous ceux qui savent que La Fontaine est avec Molière le génie accompli du temps de la sinistre monarchie absolue considèreront ce livre comme le monument qu’il est en l’honneur du critique le plus subtil, le plus profond, le plus mordant de cette forme primitive (en France), paternaliste et sacerdotale, du totalitarisme.
Jean de La Fontaine, Fables. Préface d’Yves Le Pestipon. Édition de Jean-Pierre Collinet. Gravures et dessins de Grandville. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 198 p., 49,90 € jusqu’au 30 septembre 2021
Jean de La Fontaine, Fables. Préface d’Yves Le Pestipon. Édition de Jean-Pierre Collinet. Gravures et dessins de Grandville. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 198 p., 49,90 € jusqu’au 30 septembre 2021
Jean de La Fontaine |
On dispose naturellement ici, dans une solide édition – fort intelligemment introduite, sur le mode facétieux et sans avoir l’air d’y toucher, par Yves Le Pestipon – de la totalité des fables (environ 250), y compris celles publiées à titre posthume, soit après 1695 (soixante-quatorze ans, c’est un bel âge pour mourir en ce temps-là) ainsi que les rares que La Fontaine a écartées. Importante masse que complètent les discours célèbres (à Mme de la Sablière sur la sensibilité animale et contre Descartes, au duc de La Rochefoucauld, qui reprend les conclusions du précédent) et quelques contes tirés d’Ovide, dont le superbe Philémon et Baucis, qui me semble plus parfait en français qu’en latin.
Quand on a relu tous ces textes, les très connus – autour d’une centaine – et ceux qu’on avait oubliés, il s’en faut de très peu qu’on ne conclue, comme Mme de Sévigné, grande amie du poète mais aussi excellente juge en matière de littérature, que tout est bon dans La Fontaine, qu’il n’y a rien à jeter. Si le souci principal du fabuliste est de plaire, en tout cas on ne s’ennuie jamais avec lui car il est rarissime que la verve du bonhomme faiblisse. Mais sa poésie incroyablement agile va bien plus loin. L’acuité de sa vision, qu’il épingle en quelques mots grands de ce monde, courtisans, bourgeois ou manants, est telle qu’on a le sentiment, de sa part, non seulement d’une curiosité mais d’une compétence universelles en matière d’enquête qu’on dirait aujourd’hui sociologique.
Malgré les références et les emprunts à Ésope, à Phèdre, et aux auteurs divers issus du fonds antique ou oriental, l’héritier d’une charge des Eaux et Forêts, bien qu’il ait été assez tôt protégé puis entretenu par des personnages de la haute finance (Fouquet, condamné par Louis mais jamais abandonné par l’ami fidèle qu’était La Fontaine) et de la noblesse (diverses dames, dont la duchesse douairière d’Orléans, veuve du frère de Louis XIII, Mme de la Sablière, Mme d’Hervart) est un des rares écrivains majeurs du siècle qui ait exercé un vrai métier, et connu réellement les diverses « conditions » de ce monde hiérarchisé à l’extrême, foncièrement inégalitaire.
Parcourant les diverses strates de la société, La Fontaine dans ses tournées ne peut pas ne pas constater les tares d’un système où les pouvoirs (royal, seigneurial) sanctifiés par l’Église pressurent à qui mieux mieux la paysannerie et la bourgeoisie. Et comme il possède un tempérament « inquiet » (il le confesse à plusieurs reprises), en somme le contraire de celui d’un indifférent, il se range le plus souvent, sous le couvert commode des animaux, du côté des opprimés contre les oppresseurs et profiteurs de tout ordre. « Selon que vous serez puissant ou misérable… »
Certes, cela n’en fait en rien un pré-révolutionnaire, d’abord à cause de son engagement personnel, intéressé mais aussi affectif, auprès des « petits souverains ». Ses amitiés aristocratiques vont aux familles ayant trempé dans la Fronde, c’est-à-dire à des hobereaux fort peu « démocrates » (le mot n’existe pas, il serait anachronique) mais soucieux de leurs privilèges, que l’administration royale s’emploie à contenir, notamment en parquant à Versailles cette valetaille titrée. Mais La Fontaine est avant tout un cœur sensible, pas seulement un « bonhomme » comme on le surnomme mais un homme bon, et partout il déplore l’excès, la violence et préfère la paix, alors que le régime, de plus en plus conquérant à mesure que le roi dit abusivement « Soleil » renforce sa mainmise et vieillit, n’adore que la guerre et la gloriole qui finiront, une génération après la mort du fabuliste, par ruiner le pays.
On ne saurait être en vue, sous un monarque adulé et orgueilleux comme un pou, sans encenser les Grands. Il y a donc chez La Fontaine des éloges convenus des entreprises militaires du roi très chrétien fauteur de massacres. Mais l’esprit subversif du poète, qui existe bel et bien, est à chercher justement dans les fables, et cela dès les six premiers livres, publiés en 1668 (l’auteur a déjà quarante-sept ans, c’est un barbon, mais nombre de textes ont circulé bien avant).
Ainsi, prenez la sixième fable du Livre I, La génisse, la chèvre et la brebis, en société avec le lion. Nos bons maîtres la condamnaient pour absurdité zoologique. Il est en effet curieux d’associer trois herbivores au carnivore en chef pour le partage d’une chasse au cerf. Mais foin de l’exactitude scientifique ! La Fontaine savait bien que les brouteuses de prairies ne mangent pas de viande. Ce qui lui importait, c’était de confronter l’innocence au parangon de la prédation et de placer son concetto, sa « pointe » vengeresse, dans l’octosyllabe final. Car, lorsque vient le moment de la mise en œuvre effective du contrat initial, le lion déclare sans ambages, après s’être attribué d’office les trois premières parts, en vertu de ses « droits » princiers : « Si quelqu’une de vous touche à la quatrième, / Je l’étranglerai tout d’abord. »
Voilà qui est net. Le lion, c’est le roi, toute exaction lui est permise. Bien plus, c’est un sauvage sans cervelle, dont la seule raison d’être, le seul mode de fonctionnement, est le meurtre. Formidable parole ! Qu’on y prenne garde, en repérant, de fable en fable, toutes les occurrences de Sa Majesté léonine. Sauf quand le roi est saisi in extremis, mourant, et, devenu inoffensif, reçoit (Livre III, fable 14) le coup de pied de l’âne, on ne trouvera nulle part dans les fables l’image d’un souverain qui soit plus qu’une brute stupide et vaniteuse. Une brute suffisamment cruelle pour accepter comme parfaitement naturel que, sur le conseil du courtisan renard, on écorche le loup (dont le lion fera son souper) afin de le couvrir de « la peau / Toute chaude et toute fumante » du malheureux, et ainsi de combattre la goutte du roi des animaux (Livre VIII, fable 3, 1678).
On comprend que Louis XIV n’ait que modérément apprécié La Fontaine et renâclé avant d’entériner son élection à l’Académie française (1684). Mais en réalité l’horreur qu’inspirent au poète le pouvoir et ses abus s’étend à toutes les puissances, du seigneur local bâfreur et libertin qui ravage la propriété d’un de ses fermiers sous le prétexte de le débarrasser d’un lièvre (les manants ne jouissant pas du droit de chasse) au financier cousu d’or, à l’usurier, au juge toujours corrompu. Je me suis toujours étonné que l’on fasse ânonner à des bambins la terrible fable 10 du Livre I, Le loup et l’agneau, en l’adoucissant en bluette champêtre, alors qu’il suffit de la jouer en y mettant les tons pour voir aussitôt se profiler derrière le loup la silhouette de nabot du Reichsführer Himmler.
Ce n’est pas le moindre mérite de cette très belle édition que de fournir les preuves visuelles, via la reproduction impeccable de ses dessins (un par fable, édition Fournier, 1837-1840), que Grandville a très bien compris la violence subversive des Fables et leur caractère dénonciateur des salauds et des méchants. Chaque fois qu’il s’agit de croquer ceux-ci dans leur bassesse furibonde (voir le lion de la page 54, le loup de la page 69, le léopard vautré de la page 715, le vieux chat tueur de souris de la page 770), il abandonne la caricature plaisante et produit de terrifiants portraits de brigands couronnés, servant au mieux le vrai, le grand La Fontaine.
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