vendredi 5 mai 2023

Rabelais, notre père

Rabelais


Rabelais, notre père

par Maurice Mourier
28 février 2017

Panurge avait « soixante et troys manieres » de se procurer de l’argent, « dont la plus honorable et la plus commune estoit par façon de larrecin furtivement faict » (Pantagruel, chapitre XVI). Ses leçons n’ont pas été perdues mais il existe bien plus de manières de lire Rabelais, notre père à tous.


Rabelais, Les Cinq livres des faits et dits de Gargantua et de Pantagruel. Édition intégrale bilingue sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, avec la collaboration de Mathilde Bernard et Nancy Oddo. Gallimard, coll. « Quarto », 1 664 p., 263 doc., 32 €


Notre père, non seulement parce qu’il est aux cieux (sans aucun doute) depuis mars 1553, mais surtout parce qu’il est l’auteur français le plus ocieux en ce qu’il nous incite depuis près de cinq siècles à employer le peu de véritable otium latin, l’incomparable « loisir », dont nous pouvons disposer, à le lire et à le méditer sans cesse, tout en étant odieux à ses ennemis les cagots (les intégristes) qui sont aussi les nôtres. Ce Rabelais succulent et divers, il est bien plus de soixante-trois façons de le goûter, de l’aimer, d’en faire notre miel.

On peut par exemple, comme Gérard Defaux, proposer, dans son édition critique du Pantagruel publié à Lyon en 1532, une analyse complète des gestes et signes de Thaumaste, savant anglais qui, au chapitre XIX du livre, conduit avec Panurge un débat muet, spectacle pour nous obscur que l’exégète résout lumineusement en un patchwork de sous-entendus obscènes (Le Livre de poche, 1994).

Pour sa part, l’éminent spécialiste Michael Screech, dans son Rabelais (Gallimard, coll. « Tel », 2008), souligne à quel point le même enchaînement textuel constitue une satire nuancée de certaine « philosophie magique » inspirée des traditions de la Kabbale. Plus loin, traitant de Gargantua, sorti des presses de François Juste à Lyon deux ans après Pantagruel, bien que le héros éponyme soit le fils du grand géant Gargantua, il passe en revue les multiples arrière-plans théologiques et stratégiques de l’œuvre, où se cache à la fois le Rabelais novateur en christianisme (« évangélique » contre la Sorbonne dogmatique, gallican contre les empiètements du pape sur les prérogatives royales) et combatif en politique (défenseur des intérêts de la couronne de France contre l’ambition démesurée du Bourguignon Charles Quint caricaturé en Picrochole).

Quant à Mireille Huchon, la savante éditrice de la Pléiade (édition de 1994), elle met justement l’accent (dans son Introduction) sur le Quart Livre (première publication en 1548, ultime version en 1552, réécriture comique du voyage de retour des Argonautes antiques, à la gloire du roi de France Henri II, successeur de François Ier, rival de Charles Quint, mais en même temps violente charge contre la Rome papale. Le Quart Livre, écrit-elle, « est un bon exemple de la complexité d’une œuvre où priment l’inversion de la réalité et le brouillage des références ».

Et certes, pour ce qui est d’inverser, de brouiller, de mélanger tout avec tout – la grossièreté (attention ! jamais vulgaire, Rabelais n’est pas égrillard) à la finesse ; le sérieux au bouffon ; la fureur vengeresse au culte du nonchaloir –, la verve rabelaisienne reste sans égale. Sa langue composite, artificielle, faite d’idiomes étranges ou étrangers, anciens et contemporains, argotiques et provinciaux, était à son époque et demeure profondément littéraire, c’est‑à‑dire inaccessible pour une bonne moitié sans culture adéquate, tant sa souveraineté se fonde en imagination et en poésie.

Mais si ce brouet possède, aujourd’hui encore, des vertus de comestibilité et de digestibilité que des textes bien plus récents n’ont déjà plus, c’est à cause du plaisir que sa lecture, principalement lorsque nous y procédons à haute voix, nous verse à profusion.

Rabelais, Les Cinq livres des faits et dits de Gargantua et de PantagruelAlors voilà ! Ce devait être dans les années soixante de l’autre siècle. Un vieux monsieur tout penché, tout cassé, entrait en scène un gros in-folio coincé sous l’aileron, cabossé, usé, taché d’encres diverses l’in-folio. Le monsieur posait sur un coin de la chaire le cher exemplaire maintes fois peloté au cours de sa propre studieuse jeunesse, et il commençait à lire, après avoir remonté ses bésicles, la belle harangue que ce « tousseux » de « Maistre Janotus de Bragmardo », au chapitre XVIII du Gargantua, fit au géant « pour recouvrer […] les grosses cloches » de Notre-Dame, que le géant avait décrochées négligemment afin de doter sa jument de sonnailles à sa mesure.

Commençait à lire le vieux monsieur, ou plus exactement essayait de commencer : « Ehen, hen, hen. Mna dies Monsieur. Mna diesEt vobis messieurs. Ce ne seroyt que bon que nous rendissiez noz cloches. Car elles nous font bien besoing. Hen, hen, hasch. » Mais la matière rabelaisienne est si goûteuse, si longue en bouche, si épicée, si puissante, que le vieux monsieur tout penché, tout cassé, essayant de retenir de la main gauche les lunettes qui glissaient sur l’arête de son nez, bientôt butait, calait, trépignait, tandis qu’il riait à rate déployée, épanoui, folâtre, jubilant comme un môme et comme un môme mêlant la sueur qui dégoulinait de son front – sur l’in-folio une nouvelle tache – aux larmes, croyez-m’en, de vraies larmes de joie qui lui venaient ainsi, spontanément, à la gloire de notre père des bénédictions temporelles, « Amen, Hen hasch ehasch grenhenhasch », notre père à tous qui a inventé, pour le bonheur commun, ce discours creux, venteux, pénétré de nullité et d’insuffisance jubilatoire, ce pédiluve de tous soucis, cette fontaine de jouvence, pour les siècles des siècles, ainsi soit-il !

Qu’importe alors que le merveilleux érudit Albert-Marie Schmidt – car c’était lui en cette salle poussiéreuse de l’université de Lille –, en bon parpaillot qu’il était, interprétât son Rabelais à partir des conclusions abruptes de la célèbre édition d’Abel Lefranc parue chez Honoré Champion de 1912 à 1931, et par conséquent fît du chantre du pantagruélisme, qui certainement croit dur comme fer aux récits des Évangiles à condition qu’ils soient restitués sans glose au texte originel, un agnostique, presque un athée, ce qui est au moins anachronique. Qu’importe même que ses cours, marqués par la plus extrême fantaisie, fussent tout à fait improvisés et fondés seulement sur une connaissance exhaustive de la matière littéraire, connaissance qui passe par le corps, par l’émotion et les larmes. Fi de ces profs besogneux acharnés si stupidement à ânonner leur propre prose critique déjà figée sur le papier ! Rabelais faisait rire à s’étrangler de plaisir le vieux monsieur tout cassé tout penché, dont l’extase hoquetante disait mieux que toute analyse froide la vérité de l’œuvre immortelle.

Rabelais, Les Cinq livres des faits et dits de Gargantua et de PantagruelSi immortelle, si souple et si large en ses avatars de lecture, cette œuvre, si chargée de personnages inoubliables (Panurge, le filou, le marlou, le pétochard ; Picrochole, le bilieux, le vaniteux, le jobard ; Frère Jean des Entommeures,  aussi solide, aussi violent, aussi droit que son bâton de la Croix en cœur de cormier, assez sage cependant pour fonder Thélème, tout en restant assez aventureux pour se lancer au Quart Livre à la conquête de la Dive Bouteille et de son énigmatique « Trinch ! »), qu’on se demande comment dire encore aujourd’hui des choses neuves à propos d’icelle.

Dire, en effet, peut-être pas. La magnifique édition « Quarto » que Marie-Madeleine Fragonard vient de nous offrir ne propose pas – ce n’est d’ailleurs pas une édition critique – de théorie révolutionnaire sur l’ensemble touffu des cinq Livres, dont le dernier, posthume (1564) ne représente guère qu’une mise en forme (par Jean Turquet de Mayerne ?) de brouillons laissés par l’écrivain moine médecin philosophe agent secret. Elle se contente – ce n’est pas rien – de n’omettre aucune des pistes essentielles qui en ont été tracées de la Renaissance à nos jours.

Mais surtout, et c’est là un éclatant mérite, l’éditrice a su « translater » le français de ce singulier humaniste dans une langue vive et élégante, en évitant toute cuistrerie et sans prétendre résoudre toutes les énigmes d’un redoutable texte, plein de plaisanteries absconses et de chausse-trappes : qui comprend les « fanfreluches antidotées trouvées en un monument antique » du chapitre II de Gargantua ? En même temps, et c’est indispensable, comme l’édition est bilingue, on peut ne lire que l’original, ou, en tout cas, s’y reporter quand nécessaire (c’est­‑à‑dire tout le temps, afin de ne pas perdre le suc des vocables et de la phrase).

Autres points forts de ce travail exemplaire – outre les introductions vraiment brillantes et gaies : prière de ne pas attrister la lecture de Rabelais, c’est un crime, introductions successives qui sont toutes de la main de l’éditrice : une épatante iconographie où je distinguerai volontiers la suite de portraits de Rabelais, si différents à travers les siècles, pages 20 à 33, admirablement commentés par Marie-Madeleine Fragonard, et les 98 entrées, d’« Actualités du XVIe siècle » à « Vérité/véritable » du Dictionnaire des pages 1 415 à 1 583 : idée astucieuse, réalisation succincte mais le plus souvent suffisante de Mathilde Bernard et Nancy Oddo.

En ces temps sinistres de politicaillerie nauséabonde, faites aux salopards confits en sacristie qui croient puiser impunément dans les caisses de l’État pour leur usage personnel le coup du père François : lisez jusqu’à plus soif Rabelais, qui a pour nous soulevé bien des lièvres, notamment dans son récit de la Guerre Picrocholine aux chapitres XXV à LI de Gargantua, et par avance mis en lumière bien des offenses sans les pardonner aucunement. C’était il y a longtemps. C’est aujourd’hui. Vade retro, Satanas !

EN ATTENDANT NADEAU


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