Connaître et apprécier Shakespeare
par Maurice Mourier17 mai 2016
Dans Les Enfants du paradis de Jacques Prévert et Marcel Carné, Frédéric Lemaître, qui deviendra vers 1850 le plus flamboyant des acteurs du romantisme, est confronté comme débutant à l’ignorance crasse du directeur du Théâtre des Funambules, temple du mime, qui ignore jusqu’au nom de Shakespeare et se moque du garçon désargenté venu lui proposer ses services : « Shakespeare, connais pas ! Et vous, qui vous connaît, qui vous apprécie ? »
Dans Les Enfants du paradis de Jacques Prévert et Marcel Carné, Frédéric Lemaître, qui deviendra vers 1850 le plus flamboyant des acteurs du romantisme, est confronté comme débutant à l’ignorance crasse du directeur du Théâtre des Funambules, temple du mime, qui ignore jusqu’au nom de Shakespeare et se moque du garçon désargenté venu lui proposer ses services : « Shakespeare, connais pas ! Et vous, qui vous connaît, qui vous apprécie ? »
François Laroque, Dictionnaire amoureux de Shakespeare, Plon, 918 p., 27 €.
François Laroque, Dictionnaire amoureux de Shakespeare, Plon, 918 p., 27 €.
Le dictionnaire de François Laroque qui se comporte en « amoureux fervent » plus qu’en « savant austère » de son auteur, pour le grand plaisir du lecteur, offre évidemment une entrée « Carné », où est fait le sort qu’elle mérite à la formidable interprétation de Pierre Brasseur en Frédéric Lemaître toute sa vie hanté par le personnage d’Othello auquel seule une bouffée tardive de jalousie en présence de Garance amoureuse de Baptiste permet enfin d’accéder à la démence du Maure assassin de l’innocente Desdémone. Et l’amoureux du Grand Will n’aurait garde non plus d’oublier d’autres comédiens de génie, Laurence Olivier en Hamlet et surtout Orson Welles, Falstaff prodigieux de Chimes at midnight (1966).
Mais à dire le vrai François Laroque n’oublie rien de ce qui concerne son héros, et pousse le scrupule, tout en adhérent pleinement à la biographie « autorisée » qui fait du barde pétri de culture latine un roturier fils d’un riche artisan gantier de Stratford-upon-Avon, jusqu’à laisser une place aux théories farfelues qui n’ont pas manqué d’attribuer ses pièces à nombre de gens titrés plus susceptibles d’avoir du génie que ce Monsieur Hochepoire comme disait Jarry. Le goût du complot est si bien partagé que Dominique Goy-Blanquet, éminente spécialiste du théâtre élisabéthain et quelques autres ont encore dû, tout récemment, faire pour la Nième fois justice de ces billevesées.
Le bonhomme reste pourtant suffisamment mystérieux pour nourrir les fantasmes. N’y a-t-il pas, dans sa vie, un trou de sept années entre le moment où il quitte sa province, sa femme et ses enfants (en 1585, il a 21 ans) et celui où il apparaît à Londres, en 1592 ? Dès lors, il ne quittera plus la lumière : membre et actionnaire de la troupe des Comédiens du Chambellan, puis auteur dont les pièces seront jouées au fameux Théâtre en rond au toit de chaume du Globe qui brûlera en 1613 et sera aussitôt reconstruit en dur, Shakespeare au cours de sa carrière a amassé une fortune. C’est cette année 1613 précisément, à quarante-neuf ans, qu’il prend sa retraite, pour rentrer à Stratford, où il mourra trois ans plus tard.
Les années inconnues de la formation au métier du théâtre ne sont du reste pas les seules à ne pas être documentées. On ne sait presque rien non plus de son enfance, et puis comment rendre compte d’une production aussi frénétique (38 pièces, deux longs poèmes narratifs, et les 154 sonnets dédiés à un Monsieur W. H. dont l’identité n’a pu être établie avec certitude) ? Shakespeare, c’est un monde foisonnant d’étrangetés, depuis les tragédies gore des débuts, qu’on peut ne pas aimer – c’est mon cas – jusqu’à cette Tempête testamentaire qui n’est pas l’œuvre ultime – c’est Cardenio, écrite en 1613 et perdue – mais qui, toute entière consacrée à la magie du théâtre et à la « mise en scène » machinée par Prospero, constitue pour certains – dont je suis – le chef-d’oeuvre des chefs-d’œuvre et peut-être la plus belle pièce baroque, de facture classique, qui soit au monde.
À propos de Tempête, j’ai un souvenir délicieux de certain séjour à Ajaccio, qui aurait été bien long si je n’étais tombé, dans une maison où il y avait peu de livres, sur le texte de la pièce en anglais dépourvu de notes. Comme je ne disposais pas de dictionnaire, j’ai lu, essayé de comprendre ce texte fantastique et inspiré et cru y parvenir. Le sentencieux magicien Prospero, qui transcende sa fonction de père noble et ses instincts de vengeance (thème shakespearien par excellence : ce théâtre est violemment pessimiste) par le plaisir presque naïf qu’il prend à ourdir le filet de sortilèges où se prendra l’affreux trio de ses ennemis (Antonio, Sébastien, Alonso), quel rôle ! Et la ravissante Miranda sa fille (elle est un peu gourde, il faut qu’elle soit ravissante, qui sait si son amour pour Ferdinand n’implique pas que son « caractère peut changer » comme l’espère Michaux de celui de Plume menacé de perdre un doigt) !
Mais rien n’égale en merveilleux le couple antagonique, et pourtant si Janus Bifrons, Ariel /Caliban ! On ne se lasse pas des chansons de l’Esprit de l’air, mais on communie avec Caliban dans une haine à la Spartacus à l’égard de son maître. Prospero a chargé ses deux créatures des chaînes de l’esclavage, on croit que la brute contrefaite est la plus méprisable, mais elle n’est pas assez bornée toutefois pour accepter son joug du cœur léger d’un Ariel sans cervelle.
Ce qui est fascinant dans Shakespeare, c’est l’insondable ambiguïté. Et je me rengorgeais de l’avoir mieux saisie, à l’état naissant en quelque sorte, par une immersion sans scaphandre dans le texte coton à souhait du vieil anglais retors qui, au mitan de l’horrible siècle des guerres de religion, quand le triomphe local des parpaillots mettait en charpie le catholicisme résiduel, était peut-être bien papiste, mais la chose est plus conjecturale qu’avérée. Pauvre de moi !
Maint lecteur fera son miel de tel ou tel article ou articulet du dictionnaire de François Laroque, découvrira les tréfonds et les doubles fonds de pièces qu’il n’a jamais vues sur scène, ou peut-être même jamais lues – tiens ! Peines d’amour perdues par exemple, ou bien Jules César. Il y a à grappiller partout, même si je conseille vivement de lire la totalité du livre en commençant par le début, c’est un peu long mais jamais ennuyeux, et instructif assurément, je l’ai éprouvé pour ma part, si on veut, à mes dépens.
Pauvre de moi en effet ! Car il ne suffit pas de connaître – de croire connaître – un peu d’anglais ancien. Savoir, constater par l’exemple que Shakespeare est un monstre de perversité, un as du jeu de mots à triple entente, voilà pour moi la révélation majeure apportée par la science linguistique de François Laroque. Pensez-vous qu’il soit anodin d’apprendre que le titre Much Ado about Nothing, dont on a toujours cru qu’il voulait dire innocemment « Beaucoup de bruit pour rien », prend un tout autre éclairage si « nothing », dans l’argot (distingué) d’époque, vaut pour « sexe féminin », dans sa matérialité physique d’objet de désir veux-je dire ? Mais « Will », abrégé du prénom de l’auteur (William), qui signifie « volonté », vaut aussi pour « pénis » et du reste, en autre contexte, pour « callibistris » aussi bien, le mot de Rabelais pour « con », ce Rabelais si français dont l’influence sur Shakespeare, autre « détail » que j’ignorais, a été profonde.
Les Elisabéthains, comme tous les affolés/affriolés des monothéismes ravageurs, étaient de sacrés pourceaux d’Epicure, démontre François Laroque. Mais Shakespeare, dont toutes les pièces, même les plus tragiques, les plus nobles, regorgent de sous-entendus facétieux, salaces, scatologiques, en somme hautement déviants et subversifs, était le plus cochon de tous, grossier, violemment obscène même, jamais vulgaire néanmoins, car la vulgarité, le plus souvent mâle, cette horreur, s’oppose à la grossièreté décapante comme la vinasse au vin clairet.
On comprend, à la lecture du livre emballant de François Laroque, que la question épineuse du comment traduire le barde y soit abordée en plusieurs lieux avec une dilection évidente. On comprend aussi qu’on ne comprend rien à Shakespeare si on n’est pas un angliciste confirmé. Mais ça ne fait rien. Car la magie du théâtre, vous le savez bien comme moi, ça ne passe pas seulement par les mots. Sinon, aurait-on goûté un bout du Mahâbhârata joué en cambodgien dans une salle au public de paysans à Siem-Réap (c’était avant les Khmers de sang) ? Aurait-on goûté Kantor, le plus grand « magnétiseur » de la scène comme aurait pu dire Breton, sans savoir un mot de polonais ? Vous voyez bien…
Retrouvez notre dossier consacré à William Shakespeare en suivant ce lien.
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