Perec et le cinéma
Mathieu JungDirigée par Carole Aurouet, la collection « Le cinéma des poètes » (Nouvelles Éditions Place) réunit des études brèves et stimulantes consacrées à de nombreux auteurs et à leurs rapports au cinéma. Desnos, Picabia, Duchamp, Roussel, Duras ou encore Michaux ou Aragon (liste largement non exhaustive) figurent au catalogue du « Cinéma des poètes ». Christelle Reggiani, à laquelle on doit de nombreuses études sur Perec et la direction de ses Œuvres en Pléiade, signe un Perec et le cinéma dans cette foisonnante collection.
On a bien à l’esprit la voix de Ludmila Mikaël dans Un homme qui dort (1974), le film de Bernard Queysanne, et peut-être connaît-on Récits d’Ellis Island (1979), mais a-t-on vu Série noire (1979) avec l’incroyable Patrick Dewaere, ou encore Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz (1981) ? Tous ces films sont liés, de manières différentes, de très près ou de plus loin, à Georges Perec et le livre de Reggiani explore les rapports de Perec au cinéma, autant de distance mesurée que de proximité passionnée.
Perec, c’est bien sûr, « L’œil, d’abord… », pour reprendre les premiers mots des Choses, le premier roman, où il est question de jeunes gens mordus de cinéma. « Ils appartenaient, de par leur âge, de par leur formation, à cette première génération pour laquelle le cinéma fut plus qu’un art, une évidence ; ils l’avaient toujours connu, et non pas comme une forme balbutiante, mais d’emblée avec ses chefs-d’œuvre, sa mythologie. Il leur semblait parfois qu’ils avaient grandi avec lui, et qu’ils le comprenaient mieux que personne avant eux n’avait su le comprendre. » (Les Choses, chapitre IV). Pour autant, Perec confessait que le cinéma n’était pas son « univers ». Cela peut surprendre, venant d’un auteur qui était pourtant, à la manière des protagonistes de son premier roman, « l’exact contemporain d’un certain âge d’or du cinéma — notamment hollywoodien », comme Reggiani le rappelle d’emblée.
Le cinéma aurait néanmoins un statut originaire dans l’imaginaire perecquien, avance Reggiani : « Perec a beau s’en dire ‘‘décroché’’, c’est bien le cinéma — ou plus exactement l’écriture du cinéma — qui conduit alors, sans détour, au plus intime d’une œuvre hantée par la disparition de la mère de l’auteur, déportée en direction d’Auschwitz le 11 février 1943. » Ce serait même la cinéphilie de Perec qui aurait déclenché son écriture. Reggiani ne manque pas de souligner ce que le cinéma peut avoir de passionnel pour Perec, puisque « l’engagement de Perec dans le cinéma — comme scénariste, réalisateur ou producteur — passe le plus souvent par des collaborations prolongeant les liens affectifs qui les ont rendues possibles. »
Perec et le cinéma est aussi un beau livre sur l’amour de Perec — sur le dernier amour de Perec. En effet, et on le sait peu, Perec s’improvisa producteur des Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz, le film de sa dernière compagne, Catherine Binet. S’intéresser au cinéma chez Perec revient également à lire Perec jusqu’au bout, à mieux percevoir Georges Perec amoureux écrivant La Vie mode d’emploi, mais aussi Perec produisant le film de la femme aimée. C’est une machine désirante qui est ainsi mise à nu. Tant il est vrai qu’on ne saurait écrire un « romans » comme La Vie mode d’emploi sans bricoler du désir.
Le livre de Reggiani ravive aussi bien des lectures aussi fondamentales que celle de Claude Burgelin par exemple. Le rapport à l’image, à la mère (très bel épilogue où est évoqué Michel Strogoff) en appelle irrésistiblement à la psychanalyse et le livre de Reggiani donne aussi envie de se replonger dans Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre (Circé, 1996).
Ce petit Perec et le cinéma (une centaine de pages) est incontestablement un grand livre sur Georges Perec, en cela qu’il ouvre des perspectives inédites sur un auteur dont, à l’évidence, tout n’a pas encore été dit. Ainsi, Reggiani pose la question de la description, en reformulant le constat perecquien, selon lequel « nous ne savons pas voir » (Espèces d’espaces, 1974).
On le sait, Perec est un auteur descriptif, peut-être l’écrivain par excellence de la description. Mais quelle est la nature exacte de la description chez Perec ? Comment voir ou envisager les descriptions chez cet auteur ? L’inéluctable modalité du visible, qui touche immanquablement à l’indicible, est en tout cas au cœur de Récits d’Ellis Island, où la question du « comment décrire ? » en appelle à celle du lieu, à la Description d’un chemin.
Le livre de Reggiani est animé par un esprit de synthèse comparable à celui qui préside au livre de Bernard Magné initialement paru en 1999 chez Nathan dans la collection « 128 » (réédition Armand Colin, 2005), et, tout comme le très bref ouvrage de Manié, ce Perec et le cinéma est appelé à faire date. Une synthèse aussi réussie est comme une très fine lame, un décapsuleur ou un tournevis ; elle sert à ouvrir le champ d’analyse, mais aussi celui de la rêverie.
Christelle Reggiani, Perec et le cinéma, Nouvelles éditions Place, « Le cinéma des poètes », octobre 2021, 100 p., 10 €
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