Le Journal de Pizarnik, maladie de l’âme
Yann Etienne16 mai 2023
Que vient-on chercher dans un journal ? Vaste question, à laquelle il est autant de réponses que d’auteurs. On n’y vient pas toujours pour les mêmes raisons et on n’en retire pas toujours les mêmes choses. Gageons qu’on cherche toujours quand même à y retrouver quelqu’un qu’on a déjà lu, qu’on a aimé lire. On vient au journal pour prolonger un compagnonnage, guidé par le fil d’Ariane de la fiction ou de la poésie – comme si le journal était un labyrinthe dont il ne s’agit pas de sortir mais de trouver le centre. On vient surtout à certains journaux et pas à d’autres, car certains semblent flotter légèrement au-dessus du niveau de la mer : le journal de Kafka, de Woolf, de Jules Renard, la correspondance d’un Flaubert.
Rares sont les Amiel, les écrivains passés à la postérité uniquement par leur journal. Les journaux que nous lisons le plus souvent sont lus à côté d’une œuvre romanesque ou poétique qui attire à elle la lumière. Mais le temps peut faire de ce journal l’une des forces d’attraction de l’œuvre – c’est le cas d’un Kafka et d’une Pizarnik. Lire le journal revient donc à prolonger ce compagnonnage, mais sous un jour nouveau – le décorum de l’œuvre, fictionnel, poétique se dégage, et l’artiste, peut-être, se dénude. Cette mise à nu est toujours une mise en scène, comme le disait Valéry : on ne lit que ce que quelqu’un a bien voulu écrire, et on sait bien qu’on n’écrit pas tout, qu’écrire revient là à choisir ce que l’on consigne. Les journaux sont autant des documents de travail que des notations biographiques, des notes de lectures, un document psychique, une introspection intime, le miroir d’un milieu social.
Gardons à l’esprit qu’on ne lit pas seulement un journal parce qu’il est journal, mais parce qu’il est le journal d’un artiste et que cet artiste nous intéresse. On vient au journal attiré par une sensibilité esthétique, perçue ailleurs dans l’œuvre, et dont il n’est pas dit forcément qu’elle s’exprime, ni qu’elle donne au journal une patine supplémentaire qui le rendrait plus intéressant qu’un autre. On ne juge donc pas un journal comme une œuvre d’art à part entière, réfléchie et exécutée ; il est souvent plus juste de le recevoir comme un document qui renseigne sur la voix d’un écrivain, ses thèmes et motifs, sa manière de percevoir et de transformer le réel autour de lui. Ce qui veut dire aussi que l’attitude, quand il s’agit de rendre compte d’un journal, tient moins à le grever d’un discours critique qu’à rendre compte de sa voix, sa tessiture.
Lire le journal de Pizarnik, plus particulièrement, pose question. Car il s’agit d’entrer, non dans un cerveau, mais dans la parole qui l’exprime, dans une parole intime ; une parole intime qui n’exclut jamais pleinement l’éventualité (souvent posthume) d’une publication de ce matériau biographique. On le sent à lire Pizarnik, ne serait-ce que parce qu’elle envisage parfois de le publier. Qu’il y ait conscience d’un futur lecteur n’empêche pas, pourtant, que les pages du journal soient parfois très intimes – comme s’il s’agissait d’écrire au plus proche de l’épiderme — ce qui pose la question d’un certain voyeurisme, surtout lorsque le journal touche (ou construit) une partie de la mythologie liée à l’auteur. C’est le cas pour Kafka, en ce que le journal exprime de manière continue son état psychique. C’est encore plus le cas pour Pizarnik. Lire son journal, c’est bien sûr lire le journal d’une écrivaine, d’une artiste, mais c’est surtout et avant tout lire le journal d’une femme malade. On évitera de caractériser cette maladie, sinon en disant qu’elle s’apparente à un trouble psychique et dépressif, mais on n’évitera pas de la voir surgir, et c’est en partie pour elle qu’on lit ce journal.
Là est toute la dimension problématique, et un peu aporétique, de ce Journal. On passe généralement d’abord par la poésie d’Alejandra Pizarnik. Une poésie aérienne, épurée, tout en scintillations de motifs entrelacés en quelques signes-emblèmes, mais il est impossible de ne pas remarquer qu’elle est sombre, traversée par un désespoir noir, non premier mais affleurant toujours ; et c’est dans cette tension intérieure que naît la force particulière de la poésie de Pizarnik. Car sa poésie est indissociable de sa figure, et de la mythologie qui entoure toujours un peu ces figures de suicidées : comme pour Sylvia Plath ou Unica Zürn, l’œuvre de Pizarnik est construite autour de cette disposition mentale, qu’on la nomme mélancolie, folie, dépression, maladie. On n’y échappe pas, comme la figure de l’autrice à la légende qui l’entoure, parce que l’œuvre est un prolongement évident de cette maladie de l’âme qu’elle cherche à exprimer.
La dimension problématique vient de ce qui nous pousse à lire le Journal de Pizarnik : que vient-on y chercher ? Car on sait qu’il s’agira de faire entendre une souffrance. Alors, voyeurisme ? prolongement d’une empathie née d’une lecture de l’œuvre ? recherche d’une camaraderie, d’une communauté de souffrance ? auto-apitoiement, par le jeu des miroirs inversés ? La question se pose et demeure sans réponse, parce qu’elle saute aux yeux dès les premières pages du Journal : on y parlera, principalement, de souffrance mentale. Pourquoi lire cette souffrance, quand elle sait sa puissance à se communiquer dans ces phrases ciselées ? Pourquoi affronter cette souffrance, quand on sait comme elle se termine ? Que faire de cette souffrance, quand on sait certains s’en servent pour construire une figure martyre et exemplaire, une légende visant à accoler l’adjectif maudit au mot artiste, comme une condition nécessaire au génie ? Il est impossible d’échapper, en s’approchant de Pizarnik, à cette mythologie de l’artiste maudit, de la souffrance nécessaire à la grande création, tant l’écrivaine semble elle-même pétrie de cette idée. Que l’art puisse être lié à l’expression d’une insatisfaction, d’une souffrance ou béance, est avéré ; qu’il faille entretenir cette souffrance comme condition à la création véritable est plus problématique.
Il faut donc tenter de conserver une empathie critique face à ce Journal. Il est sans doute impossible de comprendre ce journal sans ressentir une empathie pour cette figure écorchée qu’est Pizarnik. Mais elle doit se doubler d’un recul critique, car ce journal n’est pas seulement celui d’une écrivaine mais d’une femme, malade, qui exprime sa souffrance à un point si névrotique qu’il pourrait parfois passer pour de la complaisance, dans une dimension proprement monomaniaque, univoque dans ses modulations. Lire le journal de Pizarnik est donc une expérience et une traversée, d’une voix et du rapport de cette voix à son état psychique. « Tentatives pour saisir la cause de mon vieil orphelinage », écrit-elle, comme une définition de ce journal, posé sur l’arête à vif du mal-être, l’impossibilité à être correctement. Et l’on constate en même temps le contraste saisissant avec sa poésie. Le Journal se présente à bien des égards comme l’envers de la poésie de Pizarnik, parce qu’à la parole épurée, trouée et aérienne des poèmes vient répondre l’amplitude de l’écriture diariste. On est même surpris de deux choix aussi drastiques et aussi opposés. Là où la poésie de Pizarnik se cache derrière le signe, l’ombre, l’espace, la parole autobiographique éclate, directement explicite.
« Si je pouvais prendre des notes sur moi-même tous les jours, ce serait une façon de ne pas me perdre, de me relier, car il est indéniable que je me fuis, que je ne m’écoute pas, que je me hais et que, si je pouvais divorcer de moi-même, je n’hésiterais pas et m’en irais. ». Le Journal s’offre comme une recomposition de l’être par le geste d’écrire. « Collectionner des mots, les ramasser en moi comme s’ils étaient des haillons et moi un crochet, les déposer dans mon inconscient, comme quelqu’un qui n’en veut pas, et me réveiller, dans l’effroyable matin, pour découvrir près de moi un poème déjà écrit ». La recollection par l’écriture : le journal est un tamis destiné à filtrer ce que la vie récolte, permettant d’ordonner les éléments, de tenter de les mettre en forme. Ces notations au fil des jours servent d’évidence à garder trace d’une vie qui échappe. L’écriture a valeur de témoignage.
Le Journal est le lieu d’un affrontement entre le désir de mort et l’élan vital. « Tout, ou presque tout, est un mensonge, puisque tout tombe ou peut tomber. La seule chose à laquelle se fier, c’est cette soif de quelque chose à vivre ». Cette force vitale, rare mais réelle, transparaît dans ces pages, qui font parfois preuve d’un réel nihilisme : « Même le fait d’être jeune est une convention. Et la révolte et l’anarchie puériles. Et le mythe du poète. Le mythe de la culture. Même le communisme et le socialisme de mes amis sont une convention nauséabonde. ». Et d’une pensée destructrice : « Qu’ils aillent tous se faire foutre : les femmes et les enfants d’abord, puis les hommes et les chiens. N’épargner que les clochards et les poètes. Beau rêve d’une jeune morte : écrire des poèmes et puis crever. ». Cette poésie se conçoit comme un feu, force de vie autant que destruction. « Ce que je dis n’a pas d’importance pour moi, ça ne m’est pas destiné. Quelqu’un brûle en moi. Chanson de celle qui brûle à l’aube. ». Ce feu est un moteur : « Une hâte. Une urgence. Pour aller où. Je ne me souviens plus de qui j’aime, je ne me souviens plus si j’ai déjà aimé une fois. Seulement cette soif, cette avidité d’avoir un instant à moi, un instant de rencontre sûre avec quelque chose, avec quelqu’un. ». On comprend qu’écrire revient à vivre : « Il y a que si je n’écris pas de poèmes, je n’accepte pas de vivre, de me vivre. Il y a que la condition de mon corps vivant et en mouvement, c’est la poésie. ». Mais cette conjonction entre la vie et la littérature est le nœud même du problème : « Confusion la plus grande. Désir compulsif d’avoir quelque chose à faire, quelque chose de sérieux, étudier, par exemple, étudier par lâcheté, par renoncement, parce que je n’en peux plus de moi-même, parce que je ne crois pas en moi, par respect pour la réalité utile et haie, pour que cela me soit utile de la plus inutile des façons, pour donner de l’éclat à ma solitude, pour lui donner une forme qui ne me fasse pas honte. »
Il s’agit donc de comprendre la souffrance, d’analyser les raisons de cette plaie si vive : « Je me demande parfois si mon immense souffrance n’est pas une façon de me protéger contre l’ennui. Quand je souffre je ne m’ennuie pas, quand je souffre je vis intensément et ma vie est intéressante, pleine d’émotions et de péripéties. En réalité, je ne vis que quand je souffre, c’est ma façon de vivre. ». Pizarnik exprime souvent cette disjonction entre le désir de vivre et l’impossibilité d’y arriver, disjonction entre le désir d’écrire et l’impossibilité de vivre. Cette souffrance est donc liée, profondément, à la littérature, reflet en même temps qu’écho augmenté de cette souffrance. D’où un sentiment de vanité, de vacuité, de vide existentiel qui l’accable souvent. « La vie perdue pour la littérature, à cause de la littérature. Je veux dire, à vouloir faire de moi un personnage littéraire dans la vie réelle, j’échoue dans mon désir de faire de la littérature avec ma vie réelle, puisque celle-ci n’existe pas : c’est de la littérature. ». Ce que le Journal laisse entrevoir, c’est la grande solitude de Pizarnik ; même si elle semble avoir une vie sociale, elle est prodigieusement seule. Et l’impossibilité d’être avec soi-même est la définition la plus aiguisée de la solitude, elle exprime cette « sensation inégalée d’être de trop, d’être en trop en moi, car je n’ai pas besoin de moi pour vivre, je ne m’appartiens pas, je ne sais pas ce que je fais en moi, à quoi je me sers. » Ce malaise prend la forme d’un manque à soi-même : « Mon envie de mourir vient du fait que je ne suis pas là en moi. ». Quand parfois elle se tait, qu’elle est plus concise, la musique est d’autant plus funèbre : « J’ai peur. Sans langage je ne peux pas vivre, et chaque jour il y a moins à dire. Fatiguée de trouver des images pour figurer ma peur. ». Elle est d’une immense lucidité par rapport à ses travers, parfois : « Je crois m’être trop gavée de littérature angoissée. » Elle tente de réagir et « écrire contre <s>a peur. ». Ce qui n’empêche pas une marginalité ou solitude extrême, ontologique, une sorte de mise au ban de la société du sentir. « Je meurs d’être abandonnée. Les coupables : tous ceux qui d’une certaine manière sont rentrés dans mon enfer. »
Alors pourquoi, dès lors, lire ce Journal ? Parce qu’il garde trace d’une capacité spéciale de la sensation, d’une manière singulière de percevoir. Cette faculté particulière s’exprime certes souvent par la souffrance, mais pas uniquement. On peut parfois avoir l’impression, au détour d’une page, d’un journal banal, semblable à ce qu’un non écrivain pourrait écrire : une musique du quotidien, de l’habitude. Et puis, soudain, au détour d’une phrase, un choc électrique rappelle qu’on est non seulement en présence d’une écrivaine, mais d’une écrivaine de premier plan. Ce sont parfois des accents presque rimbaldiens : « Ce qu’il se passe, c’est que je souffre et qu’on ne m’accorde ni l’épanchement des larmes, ni aucun autre, et que j’ai peur. D’où la nécessité de travailler judicieusement et d’apprendre toutes sortes de rhétorique vieille ou neuve. Afin de dire en beauté qu’on s’est perdu et qu’on souffre indiciblement. ». Ce brûlant désir de dire subsume et consume le désir de vivre, il ouvre des trouées d’horizons où la poésie parfois éclate : « Silences fait d’empreintes d’oiseaux bleus, îles suspendue dans les airs où je me hisse grâce à tes yeux, coffre rempli de charbons inextinguibles parmi lesquels se trouve une petite fille de soie sous une ombrelle japonaise. Silence où il pleut toujours beaucoup de couleurs : même en lisant près du feu, des gouttes jaunes ou roses ou noires me tombent dessus. Silence beau comme mes mains que tu ne caresses pas, mes mains qui laissent toujours partir des bateaux en papier d’argent, aux noms merveilleusement obscènes, au parfum de pluie et au regard de folle qui crie sur un balcon très haut. » On referme le livre d’une main lourde, traversé de sentiments contraires : sympathie, pitié, rejet, impuissance. On referme le Journal traversé par le sentiment nu et acéré de la pure sensation.
Alejandra Pizarnik, Journal. Années françaises, 1960-1964, traduction de l’espagnol (Argentine) et postface de Clémont Bondu, Ypsilon, avril 2023, 352 p., 30 €
DIACRITIK
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