dimanche 29 octobre 2023

Memoir de John McGahern / L’enfance comme ultime horizon

 

John McGahern


Memoir de John McGahern : l’enfance comme ultime horizon

Vanina Jobert-Martini

Résumés

Les conditions de rédaction de Memoir, dernière œuvre de John McGahern, sont tout à fait particulières puisque l’attente de l’auteur à ce moment-là était la mort. Le titre oriente néanmoins différemment l’horizon d’attente du lecteur. C’est bien à un voyage rétrospectif qu’il semble être convié et on peut considérer ce retour sur le passé comme un moyen de tenir la mort à distance, tout en sachant qu’on n’y échappera pas. La démarche de McGahern consistant à écrire ses mémoires sur son lit de mort n’a de fait rien d’original et pourtant le texte est tout à fait surprenant. Bien qu’il s’agisse d’un récit rétrospectif autobiographique, celui-ci se borne à relater une fois de plus l’enfance de l’auteur. L’enfance, moment où l’horizon semble tellement lointain.

samedi 21 octobre 2023

Vies imaginaires ou chroniques d’une mort annoncée

 




Vies imaginaires ou chroniques d’une mort annoncée

Bernard de Meyer


TEXTE INTÉGRAL

1Le thème de la mort fut toujours une clef de voûte de l’œuvre de Marcel Schwob. Sa forme de prédilection, le récit bref, met en scène une crise intérieure dans une situation extérieure exceptionnelle, souvent tragique. Et, en effet, les cadavres jonchent les premiers recueils de Schwob, Cœur double et Le Roi au masque d’or. Qu’il s’agisse d’un soldat au front, d’aventuriers du quatorzième siècle ou même de vieillards entassés dans un asile, le dénouement de la crise est souvent fatal.

lundi 9 octobre 2023

Martin Solares / N’envoyez pas de fleurs / Aux confins de la politique





Aux confins 

de la politique

par Christian Galdón
11 avril 2017

Après le succès de son premier roman, Les minutes noires (2009), Martin Solares (né en 1970) revient avec N’envoyez pas de fleurs sur la scène de crime de la littérature mexicaine. Avec un grand défi à l’horizon : raconter la tragédie d’un pays qui lutte quotidiennement contre la violence « éternelle » de deux séquestrations politiques, la première menée à bien par les narcos, la seconde par son propre gouvernement. Solares parvient à relever le défi ; à présent, il ne nous reste plus qu’à songer à l’épopée de la libération mexicaine…


Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vesserot. Christian Bourgois, 380 p., 25 €

 



Il n’y a rien de mieux qu’un polar, « une conversation (infinie) dans l’ombre » pourrait-on dire avec Martin Solares, pour témoigner des rapports existant au sein d’une communauté. Rapports toujours humains : de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la justice, de l’homme avec le pouvoir et ses sosies chargés de le « représenter » : les politiciens de tout ordre, y compris la police, ce double d’un double, impliqué, comme personne, dans la bonne entente de la représentation. Cela s’appelle couramment de la « politique » : l’organisation normative des conditions de vie d’un peuple, la régulation de ses modes d’existence, la réglementation juridique par la norme car il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos, comme nous le montre Carl Schmitt ; tout droit est « droit en situation », affirme le philosophe allemand. Mais, que nous arrive-t-il quand le chaos devient la norme ? Quand l’assurance et le maintien d’un ordre juridique se présentent dans la forme d’un impossible : celui de garantir les conditions de l’existence même de la politique ? Que faire donc de l’impuissance et de toutes les énergies négatives – aussi bien la résignation que la douleur enragée – qu’engendre cette impolitique [1] ? Ou plutôt comment faire avec ?

Voyons : « nous sommes à La Eternidad, dans l’État de Tamaulipas, là où la loi vend ses services au plus offrant, là où les policiers reçoivent un complément de salaire de la main des délinquants », là où, une fois le désordre installé, « n’importe quel couillon peut prendre un flingue et s’improviser racketteur ». Dans cette ville imaginaire du golfe du Mexique, ville qui n’est « plus une ville » mais « un film de cow-boys », une jeune fille de dix-sept ans, Cristina, vient d’être enlevée. Cet événement n’a rien d’anormal dans une région où des dizaines de personnes disparaissent chaque jour ; mais les parents de Cristina, un couple riche et puissant, avec l’aide de leur ami, le consul américain Don Williams, veulent retrouver leur fille coûte que coûte. Pour cela, ils décident de faire appel à un ancien policier, Carlos Treviño, qui, pour reprendre les termes du consul, est « l’une des rares personnes honnêtes » qu’il y a dans tout le golfe du Mexique.

Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs, Christian Bourgois
Martin Solares © Mathieu Bourgois

 

Une fois l’enquête lancée, on est emporté par le rythme effréné et les renversements de situation du roman-reportage de Solares. Le lecteur est amené sur la scène du spectacle effrayant de l’impolitique mexicaine où les nouveaux et les anciens, deux gangs criminels, se partagent avec le gouvernement et la police le contrôle de la région : « on en avait vu – dit le docteur Silvia Elizondo – des choses bizarres, durant les derniers mois : des barrages militaires à l’entrée de la ville, des voitures calcinées en pleine avenue, des commerces brûlés ou criblés de balles, les rues jonchées de douilles, et bon, on savait qu’il se passait des choses, mais toujours en secret. Et puis il y a eu un moment où l’arbre n’a plus caché la forêt, et c’est nous qui avons commencé à nous terrer ». Des choses : rien que des séquestrations, des exécutions, des décapitations, des fusillades, des enlèvements minute, « tu m’excuseras – confesse cette fois-ci un vieil homme à Treviño – mais on n’a pas encore inventé d’expression du visage pour l’horreur qu’on est en train de vivre ». 

On passera de l’irreprésentable à l’innommable quand il s’agira d’effacer les traces, les survivances de la terreur, comme il arrive au rédacteur en chef d’un des journaux de La Eternidad, « placé là par les criminels eux-mêmes », qui se charge de la tâche « de faire disparaître certains mots » ou tout simplement les remplace par des euphémismes : gang criminel par « groupe rebelle » ; trafic de stupéfiants par « commerce » ; enlèvement par « arrestation » ; lésions par « marques » ; assassinat par « disparition ». Une affaire de langage, donc, et du service que celui-ci peut rendre aux instances de pouvoir quand il devient pure instrumentalisation. Davantage la politique dans la langue que la politique du langage. Bientôt, dit M. de León, le père de la disparue, « on ne pourra même pas les nommer ». 

Si dans son premier roman, Les minutes noires, Martin Solares avait déjà fait une incursion dans l’intrigue policière et nous avait déjà apporté un échantillon du parfum cauchemardesque que respirait le pays, dans N’envoyez pas de fleurs le lecteur va sombrer définitivement dans un air irrespirable, de sorte que toute tentative d’échappatoire sera vouée à l’échec : « il n’y avait qu’un seul chemin possible, et ce chemin, c’était la douleur », dit Cornelio, un collègue policier de Treviño. Une douleur qui devient méfiance et qui en même temps devient langage ; « c’est peut-être la méfiance qui parle pour moi », admet un des personnages. 

Trois façons donc de faire face au réel, une pragmatique de la résignation : « Se taire. Se méfier. Se terrer » ; ça sera le triple mot d’ordre pour ceux qui veulent survivre dans une ville où « tout le monde veut prendre le contrôle », là où le crime n’est que pure rationalité économique, convergence tacite des pouvoirs et des intérêts ; « Si vous vous donniez la peine de fourrer votre nez dans les affaires de n’importe quelle entreprise de cette ville, dit M. De León, vous verriez qu’il y en a trois sur dix qui d’une façon ou d’une autre fricotent avec le milieu […] Des centres commerciaux, des magasins de vêtements, des concessionnaires de voitures de luxe, des agences immobilières, des restaurants, des clubs de sport, des écoles de langue, des débits de boissons, des chaînes de fast-food, des supermarchés, des agences de voyages… même l’aéroport mouille là-dedans ». On est face à la logique collaborationniste qui émerge dans toute société paralysée par la peur, le partage de la détresse d’un peuple, le peuple mexicain, qui reconnaît les symptômes mais néglige le traitement. « La grande tragédie de ce pays, dit Treviño, c’est que tous les indices sont sous notre nez, sauf que personne n’essaie de les ramasser ». Histoire de se soigner, en commençant par changer les mots d’ordre : se parler, se faire confiance, s’ouvrir à l’autre, s’investir en définitive, à nouveau, et plus que jamais, dans la politique. Collaborer, une fois pour toutes, différemment.


1. Je me sers du terme employé par Roberto Esposito dans Catégories de l’impolitique, tout en lui donnant un sens différent, qui a davantage à voir avec une dimension factuelle : l’impuissance à faire de la politique par la suspension de certaines de ses conditions de possibilité.


EN ATTENDANT NADEAU

 

vendredi 6 octobre 2023

Comment la ville communiste de Prague a accueilli les intellectuels latino-américains en quête de réconfort durant la Guerre Froide


Quatre hommes souriant et posant dans un jardin public devant une statue. L'un porte un enfant sur ses epaules.

L'auteur brésilien Jorge Amado avec son fils (quatrième de gauche à droite), et Jan Drda, journaliste et dramaturge tchèque (premier de gauche à droite). Photo prise en 1950, au château Dobříš, qui était à l'époque une résidence pour écrivains tchèques et internationaux. Archive photographique de Paloma Amado, reproduite avec autorisation.

Comment la ville communiste de Prague a accueilli les intellectuels latino-américains en quête de réconfort durant la Guerre Froide

Avant la pandémie de Covid-19, des millions de touristes affluaient chaque année à Prague, attirés par la bière bon marché et la magnifique architecture. Dans les années 1950, Prague était la capitale tchécoslovaque et séduisait un tout autre genre de touristes. Les intellectuels gauchistes du monde entier convergeaient à Prague pour découvrir à quoi pouvait ressembler une vie sous un régime socialiste.

Beaucoup de ces touristes politiques provenaient d’Amérique latine ; et parmi eux se trouvaient des géants de la littérature tels que Jorge Amado et Gabriel García Márquez. Aujourd’hui, la République tchèque redécouvre et réévalue progressivement ce volet de l’Histoire longtemps oublié.

Au fur et à mesure du déroulement de la Guerre Froidel‘Occident et l'Union soviétique se sont engagés dans des efforts de propagande intensifs pour démontrer la supériorité de leurs systèmes politiques et socio-économiques, ciblant généralement des publics en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. L'art a été perçu comme un moyen efficace de transmettre ce message dans les deux camps.

En URSS, la Société pan-soviétique pour les relations culturelles avec l’étranger, ou VOKS selon son acronyme en russe, avait pour mission d'inviter des intellectuels et des écrivains publics du monde entier à rejoindre l'Union soviétique et les pays du Bloc de l'Est. On incitait alors les auteurs à composer sur leurs nouveaux pays de résidence.

Suite au coup d'État du Parti Communiste en 1948, la Tchécoslovaquie a rejoint le Bloc de l’Est ; elle est ainsi devenue une des destinations pour ce tourisme politique. En plus des auteurs de renom comme Jorge Amado et Gabriel García Márquez, le pays a accueilli des auteurs argentins (Raúl González Tuñón), brésiliens (Graciliano Ramos), chiliens (Ricardo Latcham, Pablo Neruda), cubains (Nicolás Guillén), et mexicains (Efraín Huerta, Luis Suárez). Certains voyageaient seuls alors que d’autres choisissaient de se déplacer en délégation.

S’y rejoignaient à la fois les écrivains gauchistes déjà reconnus et des étoiles montantes, à l'instar de Nazım Hikmet, de Turquie et Ilya Ehrenburg de l’Union soviétique.

Une anecdote raconte que Pablo Neruda, né Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto, aurait choisi son nom de plume d’après un auteur, poète et journaliste tchèque du 19e siècle, Jan Neruda. Cette hypothèse, jamais confirmée, se base sur des photos de l’auteur déambulant dans la rue Neruda à Prague et posant devant des enseignes de bars et restaurants « Neruda ».

Photo de l'universitaire Zourek, jeune homme barbu et souriant dans un manteau d'hiver. Il pose devant une forteresse et un pont de briques.

Michal Zourek, photo utilisée avec autorisation

Global Voices a réalisé une interview avec Michal Zourek, un universitaire tchèque qui étudie les liens entre le Bloc de l’Est et l’Amérique latine. Dans son ouvrage intitulé Československo očima latinskoamerických intelektuálů 1947-1959 (également publié en espagnol, traduction libre en français : La Tchécoslovaquie vue par les intellectuels latino-américains, 1945-1989), Zourek explique les raisons pour lesquelles ces intellectuels acceptaient de telles invitations :

À l’époque, l’Amérique latine comptait de nombreux régimes autoritaires qui bafouaient les droits humains au prétexte de supprimer les forces subversives de Gauche. L’Europe de l’Est a alors offert aux artistes latino-américains d’affiliation communiste une forme de soutien matériel et moral. Les récits de voyage témoignent de beaucoup d’enthousiasme de la part des artistes de 1940 à 1950. Certains aspects [des sociétés socialistes] ont laissé une forte impression sur les intellectuels venant des pays en développement, en particulier la scène culturelle en Europe de l'Est. La haute qualité des pièces de théâtre, des infrastructures scolaires et des bibliothèques publiques est mentionnée à plusieurs reprises, ainsi que le haut niveau d'éducation populaire.

Zourek poursuit en expliquant que Prague et Moscou étaient des lieux sûrs pour ces intellectuels, devenus libres de se rencontrer et d’échanger. « Il n’était pas rare que deux intellectuels latino-américains se rencontrent pour la première fois en Europe de l’Est », déclare-t-il. « C’était simplement impossible dans leurs pays d’origine ; les gouvernements autoritaires anti-communistes en place n’autorisaient pas ces contacts. »

L'Europe de l’Est, poursuit Zourek, a joué un rôle crucial dans la littérature latino-américaine. On peut supposer que, sans le mouvement communiste international, la légendaire génération d'écrivains des années 1960 n'aurait pas atteint pas une telle influence, y compris en Occident. « Les œuvres d'auteurs engagés sont sorties dans d'énormes tirages [en tchèque, polonais ou russe], beaucoup plus élevés que ceux dans leur langue maternelle, et tout cela s'est passé derrière le rideau de fer », a-t-il précisé.

Photo citadine d'un buste aux allures de bronze sur socle de granite dans un parterre d'oeillets jaunes. Sous le buste, une plaque explique qu'il s'agit de Pablo Neruda.

Buste de Pablo Neruda dans le centre-ville de Prague. Photo de Kenyh tirée de Wikipedia, sous licence CC BY-SA  3.0.

Terre d’abondance ?

Lors de leurs visites à Prague et ailleurs, les intellectuels gauchistes, essentiellement des hommes, recevaient un traitement VIP : des hôtels de luxe les accueillaient, leurs dépenses étaient prises en charge, des guides bilingues étaient mis à leur disposition ; tout cela en recevant des honoraires d’écriture. De plus, leurs ouvrages étaient traduits en tchèque en en slovaque.

Des résidences d’écriture avaient été offertes à certains d’entre eux, qui y restaient pour de longues périodes. Parmi ces résidences, le château Dobříš [cz], fut le célèbre siège de l’Union des écrivains tchécoslovaques des années 1940 aux années 1990. L’obtention de l’asile politique a permis à certains d’y rester davantage. 

Zourek poursuit :

Leurs frais étaient couverts et leurs séjours soigneusement étudiés les amenaient à découvrir une version idéalisée de la vie locale, dont on leur présentait les meilleurs aspects. En échange, ces invités étrangers publiaient leurs commentaires et renvoyaient une image positive de leur séjour à travers leurs récits de voyage, articles et conférences. Ce « tourisme politique » était un élément essentiel de la propagande soviétique pouvant se définir comme une stratégie bien pensée entamée après la révolution d'Octobre 1917. Ainsi, les intellectuels jouaient un rôle majeur ; l'Union soviétique envisageait de les gagner à sa cause afin de les utiliser plus tard dans sa lutte idéologique contre l'Occident.

Deux hommes emmitouflés dans des manteaux à hauts cols de fourrure posent devant un train.

Jorge Amado (à gauche) et Nicolás Guillén (à droite) lors de leur départ pour la Chine, dans une gare de l’URSS, en janvier 1952. Archive photographique de Paloma Amado, utilisée avec autorisation.

Il existe cependant une exception intéressante à cette vision et à ces descriptions idéalistes : le lauréat du prix Nobel de littérature colombien Gabriel García Márquez, qui a visité L’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hongrie et l’URSS en 1955 et en 1957. Seul durant une partie de son voyage, il s’est arrangé pour esquiver les invitations et les programmes officiels afin de se renseigner par lui-même. Dans son livre De viaje por Europa del Este [en] (Voyage en Europe de l’Est), ses descriptions de l’Europe de l’Est sont beaucoup plus nuancées.

Dans le premier chapitre, l’Allemagne de l’Est y est décrite dans des termes peu flatteurs. Une scène de Marquez entrant dans un restaurant lors du petit-déjeuner dépeint l’ambiance : « La taille du petit-déjeuner était telle qu’elle équivaudrait à un repas complet dans le reste de l'Europe [occidentale] mais en beaucoup moins cher. Cependant, les gens avaient l'air dévasté et amer et mangeaient d'énormes portions de viande et d'œufs au plat sans aucune joie. »

Dans un autre chapitre couvrant Moscou, il raconte le tabou associé au « culte de la personnalité » dont Staline faisait l'objet, en citant son guide russe : « Si Staline était encore vivant [il était décédé depuis 1953], nous vivrions une Troisième Guerre mondiale. Staline était le personnage le plus sanguinaire, le plus rancunier et le plus égoïste de l'histoire russe. »

Trois hommes et deux femmes posent devant la basilique de Basile-le-Bienheureux, sur la Place Rouge de Moscou

Gabriel García Márquez (premier de gauche à droite) sur la Place Rouge à Moscou, en août 1957. Archive photographique de Zourek, utilisée avec autorisation.

Un patrimoine tchèque redécouvert

La chute du communisme en 1989 a transformé la Tchécoslovaquie en deux états distincts, la Slovaquie et la République tchèque, dans lesquels le passé socialiste est associé aux heures noires de l’Histoire, aux violations des droits humains, aux restrictions de voyage et à l’obéissance forcée envers Moscou.

Ces différents points de vue donnent une teinte particulière à l’approche des historiens tchèques et slovaques envers les intellectuels de gauche qui ont visité le pays à cette époque. Zourek, qui a étudié à la fois en République tchèque et en Argentine, ajoute :

Durant mes études universitaires, j’avais entendu parler des visites de Pablo Neruda et de Jorge Amado en Tchécoslovaquie, mais je n’avais aucune idée de l’ampleur du phénomène. Je n’avais pas saisi à quel point les deux régions étaient liées, bien avant la révolution cubaine [de 1959]. Cela est peut-être dû au mépris envers ces auteurs [en République tchèque et en Slovaquie] : beaucoup les considèrent comme des idéalistes ou des idiots utiles qui, par leurs visites, ont soutenu des régimes qui se livraient à la violence et aux persécutions. La question est bien sûr beaucoup plus complexe que cela.

Alors que ces écrivains ont longtemps été célébrés dans leurs pays d'origine en Amérique latine, leur héritage émerge à peine aujourd'hui dans le discours historique tchèque. Le carnet de voyage de García Marquez n’a été traduit en tchèque pour la première fois qu’en 2018 (sous le titre Devadesát dnů za železnou oponou [cz]), et les autres restent encore largement inconnus.

Zourek partage son expérience personnelle pour expliquer pourquoi le processus de réévaluation est si difficile :



Peu de temps après le lycée, j'ai visité le Chili, où l'université regorgeait de drapeaux soviétiques, de portraits de Lénine, et où des librairies vendaient des œuvres de Marx et Engels. Je pensais que cette idéologie était morte et je ne pouvais pas comprendre comment quiconque pouvait admirer une idéologie criminelle qui limitait la liberté d'expression, empêchait les gens d'entrer à l'université, et de réaliser leurs rêves. Cette position antagoniste des deux régions [pays de l’Est et Amérique latine] à l'égard du communisme est principalement due à une expérience historique très différente. C’est pourquoi je pense que le jugement du communisme demande une séparation complète de l’individu et de son expérience personnelle et familiale qui pourrait entacher une vision plus globale et internationale du phénomène. Malheureusement, cette dissociation reste encore difficile pour les historiens tchèques. Ce n’est pas une surprise pour moi de voir que les pays de l’Ouest s'intéressent plus à la période communiste de la Tchécoslovaquie que les Tchèques eux-mêmes. Cela a commencé à changer un peu ces dernières années et je pense que c’est dû à la réévaluation progressive de la période communiste par la société tchèque.
Je crois que dans les années à venir, va surgir une série d'ouvrages montrant que la Tchécoslovaquie communiste a réalisé des choses remarquables dans le monde en développement, qui ont été pour la plupart abandonnées après 1989, notamment dans le domaine culturel.

GLOBAL VOICES

dimanche 1 octobre 2023

Marcel Schwob / Le Major Stede Bonnet

 


Marcel Schwob
LE MAJOR STEDE BONNET
PIRATE PAR HUMEUR

Le Major Stede Bonnet était un gentilhomme retraité de l'armée qui vivait sur ses plantages, dans l'île de Barbados, vers 1715. Ses champs de cannes à sucre et de caféiers lui donnaient des revenus, et il fumait avec plaisir du tabac qu'il cultivait lui-même. Ayant été marié, il n'avait point été heureux en ménage, et on disait que sa femme lui avait tourné la cervelle. En effet sa manie ne le prit guère qu'après la quarantaine, et d'abord ses voisins et ses domestiques y cédèrent innocemment.

La manie du Major Stede Bonnet fut telle. En toute occasion, il commença de déprécier la tactique terrestre et de louer la marine. Les seuls noms qu'il eût à la bouche étaient ceux d'Avery, de Charles Vane, de Benjamin Hornigold et d'Edward Teach. C'étaient, selon lui, de hardis navigateurs et des hommes d'entreprise. Ils écumaient dans ce temps la mer des Antilles. S'il advenait qu'on les nommât pirates devant le major, celui-ci s'écriait:

—Loué donc soit Dieu pour avoir permis à ces pirates, comme vous dites, de donner l'exemple de la vie franche et commune que menaient nos aïeux. Lors il n'y avait point de possesseurs de richesses, ni de gardiens de femmes, ni d'esclaves pour fournir le sucre, le coton ou l'indigo; mais un dieu généreux dispensait toutes choses et chacun en recevait sa part. Voilà pourquoi j'admire extrêmement les hommes libres qui partagent les biens entre eux et mènent ensemble la vie des compagnons de fortune.

Parcourant ses plantages, le Major frappait souvent l'épaule d'un travailleur:

—Et ne ferais-tu pas mieux, imbécile, d'arrimer dans quelque flûte ou brigantine les ballots de la misérable plante sur les pousses de laquelle tu verses ici ta sueur?

Presque tous les soirs, le major réunissait ses serviteurs sous les appentis à grains, où il leur lisait, à la chandelle, tandis que des mouches de couleur bruissaient autour, les grandes actions des pirates d'Hispaniola et de l'île de la Tortue. Car des feuilles volantes avertissaient de leurs rapines les villages et les fermes.

—Excellent Vane! s'écriait le Major. Brave Hornigold, véritable corne d'abondance emplie d'or! Sublime Avery, chargé des joyaux du grand Mogol et roi de Madagascar! Amirable Teach, qui as su gouverner successivement quatorze femmes et t'en débarrasser, et qui as imaginé de livrer tous les soirs la dernière (elle n'a que seize ans) à tes meilleurs compagnons (par pure générosité, grandeur d'âme et science du monde) dans ta bonne île d'Okerecok! O qu'heureux serait celui qui suivrait votre sillage, celui qui boirait son rhum avec toi, Barbe-Noire, maître de la Revanche de la Reine Anne!

Tous discours que les domestiques du Major écoutaient avec surprise et en silence; et les paroles du Major n'étaient interrompues que par le léger bruit mat des petits lézards, à mesure qu'ils tombaient du toit, la frayeur relâchant les ventouses de leurs pattes. Puis le Major, abritant la chandelle de la main, traçait de sa canne parmi les feuilles de tabac toutes les manœuvres navales de ces grands capitaines et menaçait de la loi de Moïse (c'est ainsi que les pirates nomment une bastonnade de quarante coups) quiconque ne comprendrait point la finesse des évolutions tactiques propres à la flibuste.

Finalement le Major Stede Bonnet ne put y résister davantage; et, ayant acheté une vieille chaloupe de dix pièces de canon, il l'équipa de tout ce qui convenait à la piraterie comme coutelas, arquebuses, échelles, planches, grappins, haches, Bibles (pour prêter serment), pipes de rhum, lanternes, suie à noircir le visage, poix, mèches à faire brûler entre les doigts des riches marchands et force drapeaux noirs à tête de mort blanche, avec deux fémurs croisés et le nom du vaisseau: la Revanche. Puis, il fît monter soudain à bord soixante-dix de ses domestiques et prit la mer, de nuit, droit à l'Ouest, rasant Saint-Vincent, pour doubler le Yucatan et écumer toutes les côtes jusqu'à Savannah (où il n'arriva point).

Le Major Stede Bonnet ne connaissait rien aux choses de la mer. Il commença donc à perdre la tête entre la boussole et l'astrolabe, brouillant artimon avec artillerie, misaine avec dizaine, bout-dehors avec boute-selle, lumières de caronade avec lumières de canon, écoutille avec écouvillon, commandant de charger pour carguer, bref, tant agité par le tumulte des mots inconnus et le mouvement inusité de la mer, qu'il pensa regagner la terre de Barbados, si le glorieux désir de hisser le drapeau noir à la vue du premier vaisseau ne l'eût maintenu dans son dessein. Il n'avait embarqué nulles provisions, comptant sur son pillage. Mais la première nuit on n'aperçut pas les feux de la moindre flûte. Le Major Stede Bonnet décida donc qu'il faudrait attaquer un village.

Ayant rangé tous ses hommes sur le pont, il leur distribua des coutelas neufs et les exhorta à la plus grande férocité; puis fit apporter un baquet de suie dont il se noircit lui-même le visage, en leur ordonnant de l'imiter, ce qu'ils firent non sans gaieté.

Enfin, jugeant d'après ses souvenirs qu'il convenait de stimuler son équipage avec quelque boisson coutumière aux pirates, il leur fît avaler à chacun une pinte de rhum mêlée de poudre (n'ayant point de vin qui est l'ingrédient ordinaire en piraterie). Les domestiques du Major obéirent; mais, contrairement aux usages, leur figure ne s'enflamma pas de fureur. Ils s'avancèrent avec assez d'ensemble à bâbord et à tribord, et, penchant leurs faces noires sur les bastingages, offrirent cette mixture à la mer scélérate. Après quoi, la Revanche étant à peu près échouée sur la côte de Saint-Vincent, ils débarquèrent en chancelant.

L'heure était matinale, et les visages étonnés des villageois n'excitaient point à la colère. Le cœur du Major lui-même n'était pas disposé à des hurlements. Il fît donc fièrement l'emplette de riz et de légumes secs avec du porc salé, lesquels il paya (en façon de pirate et fort noblement, lui sembla-t-il) avec deux barriques de rhum et un vieux câble. Après quoi, les hommes réussirent péniblement à remettre la Revanche à flot; et le Major Stede Bonnet, enflé de sa première conquête, reprit la mer.

Il fit voile tout le jour et toute la nuit, ne sachant point de quel vent il était poussé. Vers l'aube du second jour, s'étant assoupi contre l'habitacle du timonier, fort gêné de son coutelas et de son espingole, le Major Stede Bonnet fut éveillé par le cri:

—Ohé de la chaloupe!

Et il aperçut à une encablure le bout-dehors d'un vaisseau qui se balançait. Un homme très barbu était à la proue. Un petit drapeau noir flottait au mât.

—Hisse notre pavillon de mort! s'écria le Major Stede Bonnet.

Et, se souvenant que son titre était d'armée de terre, il décida sur le champ de prendre un autre nom, suivant d'illustres exemples. Sans aucun retard, il répondit donc:

—Chaloupe la Revanche, commandée par moi, capitaine Thomas, avec mes compagnons de fortune.

Sur quoi l'homme barbu se mit à rire:

—Bien rencontré, compagnon, dit-il. Nous pourrons voguer de conserve. Et venez boire un peu de rhum à bord de la Revanche de la Reine Anne.

Le Major Stede Bonnet comprit de suite qu'il avait rencontré le capitaine Teach, Barbe-Noire, le plus fameux de ceux qu'il admirait. Mais sa joie fut moins grande qu'il ne l'eût pensé. Il eut le sentiment qu'il allait perdre sa liberté de pirate. Taciturne, il passa sur le bord du vaisseau de Teach, qui le reçut avec beaucoup de grâce, le verre en main.

—Compagnon, dit Barbe-Noire, tu me plais infiniment. Mais tu navigues avec imprudence. Et, si tu m'en crois, capitaine Thomas, tu demeureras dans notre bon vaisseau, et je ferai diriger ta chaloupe par ce brave homme très expérimenté qui s'appelle Richards; et sur le vaisseau de Barbe-Noire tu auras tout loisir de profiter en la liberté d'existence des gentilshommes de fortune.

Le Major Stede Bonnet n'osa refuser. On le débarrassa de son coutelas et de son espingole. Il prêta serment sur la hache (car Barbe-Noire ne pouvait supporter la vue d'une Bible) et on lui assigna sa ration de biscuit et de rhum, avec sa part des prises futures. Le Major ne s'était point imaginé que la vie des pirates fût aussi réglementée. Il subit les fureurs de Barbe-Noire et les affres de la navigation. Etant parti de Barbados en gentilhomme, afin d'être pirate à sa fantaisie, il fut ainsi contraint de devenir véritablement pirate sur la Revanche de la Reine Anne.

Il mena cette vie pendant trois mois, durant lesquels il assista son maître dans treize prises, puis trouva moyen de repasser sur sa propre chaloupe, la Revanche, sous le commandement de Richards. En quoi il fut prudent, car la nuit suivante, Barbe-Noire fut attaqué à l'entrée de son île d'Okerecok par le lieutenant Maynard, qui arrivait de Bathtown. Barbe-Noire fut tué dans le combat, et le lieutenant ordonna qu'on lui coupât la tête et qu'on l'attachât au bout de son beaupré; ce qui fut fait.

Cependant, le pauvre capitaine Thomas s'enfuit vers la Caroline du Sud et navigua tristement encore plusieurs semaines. Le gouverneur de Charlestown, averti de son passage, délégua le colonel Rhet pour s'emparer de lui à l'île de Sullivans. Le capitaine Thomas se laissa prendre. Il fut mené à Charlestown en grande pompe, sous le nom de Major Stede Bonnet, qu'il réassura sitôt qu'il le put. Il fut mis en geôle jusqu'au 10 novembre 1718, où il comparut devant la cour de la vice-amirauté. Le chef de la justice, Nicolas Trot, le condamna à mort par le très beau discours que voici:

—Major Stede Bonnet, vous êtes convaincu de deux accusations de piraterie: mais vous savez que vous avez pillé au moins treize vaisseaux. En sorte que vous pourriez être accusé de onze chefs de plus; mais deux nous suffiront (dit Nicolas Trot), car ils sont contraires à la loi divine qui ordonne: Tu ne déroberas point (Exod. 20, 15) et l'apôtre saint Paul déclare expressément que les larrons n'hériteront point le Royaume de Dieu (I. Cor. 6, 10). Mais encore êtes-vous coupable d'homicide: et les assassins (dit Nicolas Trot) auront leur part dans l'étang ardent de feu et de soufre qui est la seconde mort (Apoc. 21, 8). Et qui donc (dit Nicolas Trot) pourra séjourner avec les ardeurs éternelles? (Esaï. 33,14). Ah! Major Stede Bonnet, j'ai juste raison de craindre que les principes de la religion dont on a imbu votre jeunesse (dit Nicolas Trot) ne soient très corrompus par votre mauvaise vie et par votre trop grande application à la littérature et à la vaine philosophie de ce temps; car si votre plaisir eût été en la loi de l'Eternel (dit Nicolas Trot) et que vous l'eussiez méditée nuit et jour (Psal. I, 2,) vous auriez trouvé que la parole de Dieu était une lampe à vos pieds et une lumière à vos sentiers (Psal. 119, 105). Mais ainsi n'avez-vous fait. Il ne vous reste donc qu'à vous fier sur l'Agneau de Dieu (dit Nicolas Trot) qui ôte le péché du monde (Jean. I, 29) qui est venu pour sauver ce qui était perdu (Mathieu. 18,11), et a promis qu'il ne jettera point dehors celui qui viendra à lui (Jean. 6, 37). En sorte que si vous voulez retourner à lui, quoique tard (dit Nicolas Trot), comme les ouvriers de la onzième heure dans la parabole des vignerons (Mathieu. 20, 6, 9), il pourra encore vous recevoir. Cependant la cour prononce (dit Nicolas Trot) que vous serez conduit au lieu de l'exécution où vous serez pendu par le col jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Le Major Stede Bonnet, ayant écouté avec componction le discours du chef de la justice, Nicolas Trot, fut pendu le même jour à Charlestown comme larron et pirate.


Marcel Schwob
Vies imaginaries