dimanche 29 octobre 2023

Memoir de John McGahern / L’enfance comme ultime horizon

 

John McGahern


Memoir de John McGahern : l’enfance comme ultime horizon

Vanina Jobert-Martini

Résumés

Les conditions de rédaction de Memoir, dernière œuvre de John McGahern, sont tout à fait particulières puisque l’attente de l’auteur à ce moment-là était la mort. Le titre oriente néanmoins différemment l’horizon d’attente du lecteur. C’est bien à un voyage rétrospectif qu’il semble être convié et on peut considérer ce retour sur le passé comme un moyen de tenir la mort à distance, tout en sachant qu’on n’y échappera pas. La démarche de McGahern consistant à écrire ses mémoires sur son lit de mort n’a de fait rien d’original et pourtant le texte est tout à fait surprenant. Bien qu’il s’agisse d’un récit rétrospectif autobiographique, celui-ci se borne à relater une fois de plus l’enfance de l’auteur. L’enfance, moment où l’horizon semble tellement lointain.

samedi 21 octobre 2023

Vies imaginaires ou chroniques d’une mort annoncée

 




Vies imaginaires ou chroniques d’une mort annoncée

Bernard de Meyer


TEXTE INTÉGRAL

1Le thème de la mort fut toujours une clef de voûte de l’œuvre de Marcel Schwob. Sa forme de prédilection, le récit bref, met en scène une crise intérieure dans une situation extérieure exceptionnelle, souvent tragique. Et, en effet, les cadavres jonchent les premiers recueils de Schwob, Cœur double et Le Roi au masque d’or. Qu’il s’agisse d’un soldat au front, d’aventuriers du quatorzième siècle ou même de vieillards entassés dans un asile, le dénouement de la crise est souvent fatal.

dimanche 15 octobre 2023

Claude Grimal / Le monde changeant de Louise Glück

 



Meadowlands et Averno : le monde changeant de Louise Glück

« Ulysse et Pénélope » de Francesco Primaticcio (vers 1545). Musée d’art de Tolède (domaine public)


Le monde 

changeant de 

Louise Glück



Après la parution de deux beaux recueils (Nuit de foi et de vertu, L’iris sauvage), Gallimard poursuit la publication en français de l’œuvre du Prix Nobel de littérature 2020, Louise Glück, avec Meadowlands (1996) et Averno (2006).


La poétesse américaine Louise Glück reçoit le Prix Nobel de littérature

Louise Glück, Meadowlands. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Olivier. Gallimard, 144 p., 16 €

Louise Glück, Averno. Édition bilingue. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie Olivier. Gallimard, 176 p., 19 €

 

Meadowlands (neuvième recueil de Glück) présente quarante-six poèmes où alternent l’évocation de la désintégration d’un mariage contemporain et des épisodes de l’Odyssée. Ce sont la plupart du temps le couple moderne et les héros mythiques qui s’expriment, avec souvent des mots et pensées d’aujourd’hui. Les thèmes habituels de Glück sont présents (la perte, la douleur…) sous forme parfois elliptique et avec les ruptures de ton qu’elle affectionne. Mais ici, l’ambition de faire entrer en résonance ou dissonance des mondes et des atmosphères différents, des interrogations complexes, n’est pas toujours réalisée, et certains poèmes restent assez plats, leurs formulations et leurs aphorismes un peu triviaux.

 

Certes, le recueil est agréable à lire. Il est aisé de se sentir en sympathie avec la tristesse de Pénélope ou de tout cœur avec les vérités de Circé, surtout lorsqu’elles sont présentées un peu à l’emporte-pièce. Ainsi, quand la magicienne déclare : « Je n’ai jamais transformé qui que ce soit en cochon. / Certaines personnes sont des cochons : je leur donne juste / L’apparence de cochons », on veut bien acquiescer. Quand Télémaque, avec sa sensibilité adolescente, dit l’agacement que ses parents lui inspirent, on écoute. Quand les plaintes contre les défauts masculins sont énoncées, on hoche la tête même si la poète signale que ce que nous lisons « n’est pas / une petite histoire sur la corruption innée / du mâle », et même si Ulysse n’apparait jamais pour parler en son propre nom, laissant la place trop souvent à des récriminations et des chagrins qui ne semblent pas considérés avec l’ambivalence ou la puissance souhaitables.

Bien sûr, on peut s’amuser de la petite comédie moderne des disputes conjugales (« Je t’ai dit que tu pouvais faire un câlin. Cela ne veut pas dire que tu peux me mettre / tes pieds froids sur la bite »). Mais le compte poétique n’y est pas toujours. Certains poèmes, toutefois, échappent à la schématisation ou à l’enfermement narcissique et parviennent alors à un parfait degré de clarté et de vigueur, comme les neuf poèmes intitulés « paraboles » ou « Nostos » sur l’immuable et l’instable qui se terminent sur deux vers déjà célèbres : « Nous regardons le monde une fois, dans l’enfance / Le reste est souvenir. » Ils permettent de retrouver la tension vraiment féconde que Glück sait instituer avec les textes canoniques et son propre lyrisme perspicace et finement discordant.

Averno, paru douze ans après Meadowlands (et deux autres recueils de poèmes, non traduits en français), a également recours à la mythologie antique. Le titre d’abord (celui d’un des poèmes du livre) renvoie bien sûr au lac où les Anciens voyaient l’entrée des enfers, tandis qu’une des histoires centrales du recueil, celle de Perséphone, porte les thèmes de l’arrachement, de la mort, de la renaissance, de la culpabilité et de la violence. Les « Je » poétiques qui s’expriment dans les douze poèmes sont diverses versions d’un même psychisme, incarné tantôt en Perséphone, en Déméter… Ils reviennent au fil du livre et laissent « filtrer » de manière plus ou moins perceptible des évènements extérieurs récents (le 11 septembre 2001 dans « Octobre ») et des souvenirs personnels transformés par le mythe ou retravaillés dans des séances d’analyse.

Meadowlands et Averno : le monde changeant de Louise Glück

L’enlèvement de Perséphone par Van der Borcht, Peeter, Bibliothèque municipale de Lyon (N16BOR000868) (licence ouverte)

La méditation d’Averno aborde les questions du corps et de l’âme, de l’amour, de la vie et de la perte tant pour les humains que pour la Terre. Les poèmes donnent l’impression d’être écrits après un désastre et tenus à la fois par la nécessité de se souvenir de celui-ci et par la répugnance à le faire. Ils se déroulent dans une atmosphère souvent automnale qui permet de belles évocations de la saison et de ses paysages. « Un jour comme un jour en été. / Exceptionnellement fixe. Les longues ombres des érables / presque mauves sur les sentiers de gravier. / Et dans la soirée, la chaleur. La nuit comme une nuit en été. »  

Averno pose aussi de multiples questions sur la mémoire, surtout celle du traumatisme. À quoi sert de se souvenir ? De quelle manière cela se produit-il ? Quels en sont les effets ? Les réponses sont multiples comme dans « Rotonde bleue » : « Il n’est pas intéressant de se souvenir. / Le dégât n’est pas intéressant » ou au contraire : « Je dois imaginer.
/ Tout / ce qu’elle a dit. // Je dois agir / comme s’il y avait une réalité / une carte qui mène à cet endroit ». Les réponses du recueil sont également multiples en ce qui concerne les questions, très obsédantes chez Glück, des rapports entre victime et agresseur, et celles des relations entre l’humain, la mort, et la création.

Si tout cela n’est donc pas nouveau dans l’œuvre de Louise Glück, la forme l’est : le recueil est en effet rempli d’échos, de fragments, de fugues, de « prismes » (qui sont d’ailleurs les titres de poèmes du livre), signalant un désir de révision, combinaison, reprise. À telle enseigne que deux poèmes dans Averno s’intitulent « Meadowlands », et deux autres « Perséphone, l’errante ». Ces derniers, qui encadrent le recueil, se déclarent, d’ailleurs, dans leurs vers, des versions différentes de la même histoire, soulignant le rôle moteur de la modulation et de la variation dans l’opus.

Pourtant, dans ce travail poétique souvent très beau, la concentration sur soi-même, la colère, la plainte, prennent par moments un caractère prévisible et étouffant (certaines strophes de « Prisme », par exemple). La préoccupation narcissique et la vision décourageante des rapports humains n’échappent pas au banal dans leur ressassement, dans une perspective un peu triviale et dépassée des problèmes parentaux, maritaux, filiaux et des restrictions sociétales imposées à l’individu. Il y a dans Averno une conception vieillotte et plaintive des relations homme/femme et de la condition féminine. Les poèmes n’ont de force et de densité tragique que lorsqu’ils s’en détachent et utilisent la sphère personnelle pour se projeter vers les questions métaphysiques et esthétiques.

Meadowlands et Averno : le monde changeant de Louise Glück

Louise Glück © Katherine Wolkoff

On retrouve alors l’univers de Glück, fragile, beau, redoutable dans son pouvoir de menace et de dépossession, où la plainte se déploie lyriquement, avec tout son pouvoir d’enveloppement saisissant, et ses infinis retournements. Ainsi « Octobre », assez long poème, remarque-t-il :

Les chants ont changé ; mais vraiment, ils sont encore très beaux.

Ils sont concentrés dans un plus petit espace, l’espace de l’esprit.

Ils sont sombres à présent, sombres de désolation et d’angoisse.

Et pourtant les notes reviennent. Elles planent curieusement

Dans l’anticipation du silence.

L’oreille s’y habitue.

L’œil s’habitue aux disparitions.

Tu ne seras pas épargné, ni ce que tu aimes ne le sera.

Le poème se clôt trois pages plus loin sur un couplet ambigu, faussement naïf : « Mon amie la lune se lève ; / Elle est belle ce soir, mais quand ne l’est-elle pas ? »

Ces moments d’Averno font retrouver les identités aléatoires et émouvantes d’un « Je » lyrique qui, éloigné de la banalité, exprime le monde d’une manière passionnée, changeante et complexe.

EN ATTENDANT NADEAU

lundi 9 octobre 2023

Martin Solares / N’envoyez pas de fleurs / Aux confins de la politique





Aux confins 

de la politique

par Christian Galdón
11 avril 2017

Après le succès de son premier roman, Les minutes noires (2009), Martin Solares (né en 1970) revient avec N’envoyez pas de fleurs sur la scène de crime de la littérature mexicaine. Avec un grand défi à l’horizon : raconter la tragédie d’un pays qui lutte quotidiennement contre la violence « éternelle » de deux séquestrations politiques, la première menée à bien par les narcos, la seconde par son propre gouvernement. Solares parvient à relever le défi ; à présent, il ne nous reste plus qu’à songer à l’épopée de la libération mexicaine…


Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs. Trad. de l’espagnol (Mexique) par Christilla Vesserot. Christian Bourgois, 380 p., 25 €

 



Il n’y a rien de mieux qu’un polar, « une conversation (infinie) dans l’ombre » pourrait-on dire avec Martin Solares, pour témoigner des rapports existant au sein d’une communauté. Rapports toujours humains : de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la justice, de l’homme avec le pouvoir et ses sosies chargés de le « représenter » : les politiciens de tout ordre, y compris la police, ce double d’un double, impliqué, comme personne, dans la bonne entente de la représentation. Cela s’appelle couramment de la « politique » : l’organisation normative des conditions de vie d’un peuple, la régulation de ses modes d’existence, la réglementation juridique par la norme car il n’existe pas de norme qu’on puisse appliquer à un chaos, comme nous le montre Carl Schmitt ; tout droit est « droit en situation », affirme le philosophe allemand. Mais, que nous arrive-t-il quand le chaos devient la norme ? Quand l’assurance et le maintien d’un ordre juridique se présentent dans la forme d’un impossible : celui de garantir les conditions de l’existence même de la politique ? Que faire donc de l’impuissance et de toutes les énergies négatives – aussi bien la résignation que la douleur enragée – qu’engendre cette impolitique [1] ? Ou plutôt comment faire avec ?

Voyons : « nous sommes à La Eternidad, dans l’État de Tamaulipas, là où la loi vend ses services au plus offrant, là où les policiers reçoivent un complément de salaire de la main des délinquants », là où, une fois le désordre installé, « n’importe quel couillon peut prendre un flingue et s’improviser racketteur ». Dans cette ville imaginaire du golfe du Mexique, ville qui n’est « plus une ville » mais « un film de cow-boys », une jeune fille de dix-sept ans, Cristina, vient d’être enlevée. Cet événement n’a rien d’anormal dans une région où des dizaines de personnes disparaissent chaque jour ; mais les parents de Cristina, un couple riche et puissant, avec l’aide de leur ami, le consul américain Don Williams, veulent retrouver leur fille coûte que coûte. Pour cela, ils décident de faire appel à un ancien policier, Carlos Treviño, qui, pour reprendre les termes du consul, est « l’une des rares personnes honnêtes » qu’il y a dans tout le golfe du Mexique.

Martin Solares, N’envoyez pas de fleurs, Christian Bourgois
Martin Solares © Mathieu Bourgois

 

Une fois l’enquête lancée, on est emporté par le rythme effréné et les renversements de situation du roman-reportage de Solares. Le lecteur est amené sur la scène du spectacle effrayant de l’impolitique mexicaine où les nouveaux et les anciens, deux gangs criminels, se partagent avec le gouvernement et la police le contrôle de la région : « on en avait vu – dit le docteur Silvia Elizondo – des choses bizarres, durant les derniers mois : des barrages militaires à l’entrée de la ville, des voitures calcinées en pleine avenue, des commerces brûlés ou criblés de balles, les rues jonchées de douilles, et bon, on savait qu’il se passait des choses, mais toujours en secret. Et puis il y a eu un moment où l’arbre n’a plus caché la forêt, et c’est nous qui avons commencé à nous terrer ». Des choses : rien que des séquestrations, des exécutions, des décapitations, des fusillades, des enlèvements minute, « tu m’excuseras – confesse cette fois-ci un vieil homme à Treviño – mais on n’a pas encore inventé d’expression du visage pour l’horreur qu’on est en train de vivre ». 

On passera de l’irreprésentable à l’innommable quand il s’agira d’effacer les traces, les survivances de la terreur, comme il arrive au rédacteur en chef d’un des journaux de La Eternidad, « placé là par les criminels eux-mêmes », qui se charge de la tâche « de faire disparaître certains mots » ou tout simplement les remplace par des euphémismes : gang criminel par « groupe rebelle » ; trafic de stupéfiants par « commerce » ; enlèvement par « arrestation » ; lésions par « marques » ; assassinat par « disparition ». Une affaire de langage, donc, et du service que celui-ci peut rendre aux instances de pouvoir quand il devient pure instrumentalisation. Davantage la politique dans la langue que la politique du langage. Bientôt, dit M. de León, le père de la disparue, « on ne pourra même pas les nommer ». 

Si dans son premier roman, Les minutes noires, Martin Solares avait déjà fait une incursion dans l’intrigue policière et nous avait déjà apporté un échantillon du parfum cauchemardesque que respirait le pays, dans N’envoyez pas de fleurs le lecteur va sombrer définitivement dans un air irrespirable, de sorte que toute tentative d’échappatoire sera vouée à l’échec : « il n’y avait qu’un seul chemin possible, et ce chemin, c’était la douleur », dit Cornelio, un collègue policier de Treviño. Une douleur qui devient méfiance et qui en même temps devient langage ; « c’est peut-être la méfiance qui parle pour moi », admet un des personnages. 

Trois façons donc de faire face au réel, une pragmatique de la résignation : « Se taire. Se méfier. Se terrer » ; ça sera le triple mot d’ordre pour ceux qui veulent survivre dans une ville où « tout le monde veut prendre le contrôle », là où le crime n’est que pure rationalité économique, convergence tacite des pouvoirs et des intérêts ; « Si vous vous donniez la peine de fourrer votre nez dans les affaires de n’importe quelle entreprise de cette ville, dit M. De León, vous verriez qu’il y en a trois sur dix qui d’une façon ou d’une autre fricotent avec le milieu […] Des centres commerciaux, des magasins de vêtements, des concessionnaires de voitures de luxe, des agences immobilières, des restaurants, des clubs de sport, des écoles de langue, des débits de boissons, des chaînes de fast-food, des supermarchés, des agences de voyages… même l’aéroport mouille là-dedans ». On est face à la logique collaborationniste qui émerge dans toute société paralysée par la peur, le partage de la détresse d’un peuple, le peuple mexicain, qui reconnaît les symptômes mais néglige le traitement. « La grande tragédie de ce pays, dit Treviño, c’est que tous les indices sont sous notre nez, sauf que personne n’essaie de les ramasser ». Histoire de se soigner, en commençant par changer les mots d’ordre : se parler, se faire confiance, s’ouvrir à l’autre, s’investir en définitive, à nouveau, et plus que jamais, dans la politique. Collaborer, une fois pour toutes, différemment.


1. Je me sers du terme employé par Roberto Esposito dans Catégories de l’impolitique, tout en lui donnant un sens différent, qui a davantage à voir avec une dimension factuelle : l’impuissance à faire de la politique par la suspension de certaines de ses conditions de possibilité.


EN ATTENDANT NADEAU

 

vendredi 6 octobre 2023

Comment la ville communiste de Prague a accueilli les intellectuels latino-américains en quête de réconfort durant la Guerre Froide


Quatre hommes souriant et posant dans un jardin public devant une statue. L'un porte un enfant sur ses epaules.

L'auteur brésilien Jorge Amado avec son fils (quatrième de gauche à droite), et Jan Drda, journaliste et dramaturge tchèque (premier de gauche à droite). Photo prise en 1950, au château Dobříš, qui était à l'époque une résidence pour écrivains tchèques et internationaux. Archive photographique de Paloma Amado, reproduite avec autorisation.

Comment la ville communiste de Prague a accueilli les intellectuels latino-américains en quête de réconfort durant la Guerre Froide

Avant la pandémie de Covid-19, des millions de touristes affluaient chaque année à Prague, attirés par la bière bon marché et la magnifique architecture. Dans les années 1950, Prague était la capitale tchécoslovaque et séduisait un tout autre genre de touristes. Les intellectuels gauchistes du monde entier convergeaient à Prague pour découvrir à quoi pouvait ressembler une vie sous un régime socialiste.

Beaucoup de ces touristes politiques provenaient d’Amérique latine ; et parmi eux se trouvaient des géants de la littérature tels que Jorge Amado et Gabriel García Márquez. Aujourd’hui, la République tchèque redécouvre et réévalue progressivement ce volet de l’Histoire longtemps oublié.

Au fur et à mesure du déroulement de la Guerre Froidel‘Occident et l'Union soviétique se sont engagés dans des efforts de propagande intensifs pour démontrer la supériorité de leurs systèmes politiques et socio-économiques, ciblant généralement des publics en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. L'art a été perçu comme un moyen efficace de transmettre ce message dans les deux camps.

En URSS, la Société pan-soviétique pour les relations culturelles avec l’étranger, ou VOKS selon son acronyme en russe, avait pour mission d'inviter des intellectuels et des écrivains publics du monde entier à rejoindre l'Union soviétique et les pays du Bloc de l'Est. On incitait alors les auteurs à composer sur leurs nouveaux pays de résidence.

Suite au coup d'État du Parti Communiste en 1948, la Tchécoslovaquie a rejoint le Bloc de l’Est ; elle est ainsi devenue une des destinations pour ce tourisme politique. En plus des auteurs de renom comme Jorge Amado et Gabriel García Márquez, le pays a accueilli des auteurs argentins (Raúl González Tuñón), brésiliens (Graciliano Ramos), chiliens (Ricardo Latcham, Pablo Neruda), cubains (Nicolás Guillén), et mexicains (Efraín Huerta, Luis Suárez). Certains voyageaient seuls alors que d’autres choisissaient de se déplacer en délégation.

S’y rejoignaient à la fois les écrivains gauchistes déjà reconnus et des étoiles montantes, à l'instar de Nazım Hikmet, de Turquie et Ilya Ehrenburg de l’Union soviétique.

Une anecdote raconte que Pablo Neruda, né Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto, aurait choisi son nom de plume d’après un auteur, poète et journaliste tchèque du 19e siècle, Jan Neruda. Cette hypothèse, jamais confirmée, se base sur des photos de l’auteur déambulant dans la rue Neruda à Prague et posant devant des enseignes de bars et restaurants « Neruda ».

Photo de l'universitaire Zourek, jeune homme barbu et souriant dans un manteau d'hiver. Il pose devant une forteresse et un pont de briques.

Michal Zourek, photo utilisée avec autorisation

Global Voices a réalisé une interview avec Michal Zourek, un universitaire tchèque qui étudie les liens entre le Bloc de l’Est et l’Amérique latine. Dans son ouvrage intitulé Československo očima latinskoamerických intelektuálů 1947-1959 (également publié en espagnol, traduction libre en français : La Tchécoslovaquie vue par les intellectuels latino-américains, 1945-1989), Zourek explique les raisons pour lesquelles ces intellectuels acceptaient de telles invitations :

À l’époque, l’Amérique latine comptait de nombreux régimes autoritaires qui bafouaient les droits humains au prétexte de supprimer les forces subversives de Gauche. L’Europe de l’Est a alors offert aux artistes latino-américains d’affiliation communiste une forme de soutien matériel et moral. Les récits de voyage témoignent de beaucoup d’enthousiasme de la part des artistes de 1940 à 1950. Certains aspects [des sociétés socialistes] ont laissé une forte impression sur les intellectuels venant des pays en développement, en particulier la scène culturelle en Europe de l'Est. La haute qualité des pièces de théâtre, des infrastructures scolaires et des bibliothèques publiques est mentionnée à plusieurs reprises, ainsi que le haut niveau d'éducation populaire.

Zourek poursuit en expliquant que Prague et Moscou étaient des lieux sûrs pour ces intellectuels, devenus libres de se rencontrer et d’échanger. « Il n’était pas rare que deux intellectuels latino-américains se rencontrent pour la première fois en Europe de l’Est », déclare-t-il. « C’était simplement impossible dans leurs pays d’origine ; les gouvernements autoritaires anti-communistes en place n’autorisaient pas ces contacts. »

L'Europe de l’Est, poursuit Zourek, a joué un rôle crucial dans la littérature latino-américaine. On peut supposer que, sans le mouvement communiste international, la légendaire génération d'écrivains des années 1960 n'aurait pas atteint pas une telle influence, y compris en Occident. « Les œuvres d'auteurs engagés sont sorties dans d'énormes tirages [en tchèque, polonais ou russe], beaucoup plus élevés que ceux dans leur langue maternelle, et tout cela s'est passé derrière le rideau de fer », a-t-il précisé.

Photo citadine d'un buste aux allures de bronze sur socle de granite dans un parterre d'oeillets jaunes. Sous le buste, une plaque explique qu'il s'agit de Pablo Neruda.

Buste de Pablo Neruda dans le centre-ville de Prague. Photo de Kenyh tirée de Wikipedia, sous licence CC BY-SA  3.0.

Terre d’abondance ?

Lors de leurs visites à Prague et ailleurs, les intellectuels gauchistes, essentiellement des hommes, recevaient un traitement VIP : des hôtels de luxe les accueillaient, leurs dépenses étaient prises en charge, des guides bilingues étaient mis à leur disposition ; tout cela en recevant des honoraires d’écriture. De plus, leurs ouvrages étaient traduits en tchèque en en slovaque.

Des résidences d’écriture avaient été offertes à certains d’entre eux, qui y restaient pour de longues périodes. Parmi ces résidences, le château Dobříš [cz], fut le célèbre siège de l’Union des écrivains tchécoslovaques des années 1940 aux années 1990. L’obtention de l’asile politique a permis à certains d’y rester davantage. 

Zourek poursuit :

Leurs frais étaient couverts et leurs séjours soigneusement étudiés les amenaient à découvrir une version idéalisée de la vie locale, dont on leur présentait les meilleurs aspects. En échange, ces invités étrangers publiaient leurs commentaires et renvoyaient une image positive de leur séjour à travers leurs récits de voyage, articles et conférences. Ce « tourisme politique » était un élément essentiel de la propagande soviétique pouvant se définir comme une stratégie bien pensée entamée après la révolution d'Octobre 1917. Ainsi, les intellectuels jouaient un rôle majeur ; l'Union soviétique envisageait de les gagner à sa cause afin de les utiliser plus tard dans sa lutte idéologique contre l'Occident.

Deux hommes emmitouflés dans des manteaux à hauts cols de fourrure posent devant un train.

Jorge Amado (à gauche) et Nicolás Guillén (à droite) lors de leur départ pour la Chine, dans une gare de l’URSS, en janvier 1952. Archive photographique de Paloma Amado, utilisée avec autorisation.

Il existe cependant une exception intéressante à cette vision et à ces descriptions idéalistes : le lauréat du prix Nobel de littérature colombien Gabriel García Márquez, qui a visité L’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hongrie et l’URSS en 1955 et en 1957. Seul durant une partie de son voyage, il s’est arrangé pour esquiver les invitations et les programmes officiels afin de se renseigner par lui-même. Dans son livre De viaje por Europa del Este [en] (Voyage en Europe de l’Est), ses descriptions de l’Europe de l’Est sont beaucoup plus nuancées.

Dans le premier chapitre, l’Allemagne de l’Est y est décrite dans des termes peu flatteurs. Une scène de Marquez entrant dans un restaurant lors du petit-déjeuner dépeint l’ambiance : « La taille du petit-déjeuner était telle qu’elle équivaudrait à un repas complet dans le reste de l'Europe [occidentale] mais en beaucoup moins cher. Cependant, les gens avaient l'air dévasté et amer et mangeaient d'énormes portions de viande et d'œufs au plat sans aucune joie. »

Dans un autre chapitre couvrant Moscou, il raconte le tabou associé au « culte de la personnalité » dont Staline faisait l'objet, en citant son guide russe : « Si Staline était encore vivant [il était décédé depuis 1953], nous vivrions une Troisième Guerre mondiale. Staline était le personnage le plus sanguinaire, le plus rancunier et le plus égoïste de l'histoire russe. »

Trois hommes et deux femmes posent devant la basilique de Basile-le-Bienheureux, sur la Place Rouge de Moscou

Gabriel García Márquez (premier de gauche à droite) sur la Place Rouge à Moscou, en août 1957. Archive photographique de Zourek, utilisée avec autorisation.

Un patrimoine tchèque redécouvert

La chute du communisme en 1989 a transformé la Tchécoslovaquie en deux états distincts, la Slovaquie et la République tchèque, dans lesquels le passé socialiste est associé aux heures noires de l’Histoire, aux violations des droits humains, aux restrictions de voyage et à l’obéissance forcée envers Moscou.

Ces différents points de vue donnent une teinte particulière à l’approche des historiens tchèques et slovaques envers les intellectuels de gauche qui ont visité le pays à cette époque. Zourek, qui a étudié à la fois en République tchèque et en Argentine, ajoute :

Durant mes études universitaires, j’avais entendu parler des visites de Pablo Neruda et de Jorge Amado en Tchécoslovaquie, mais je n’avais aucune idée de l’ampleur du phénomène. Je n’avais pas saisi à quel point les deux régions étaient liées, bien avant la révolution cubaine [de 1959]. Cela est peut-être dû au mépris envers ces auteurs [en République tchèque et en Slovaquie] : beaucoup les considèrent comme des idéalistes ou des idiots utiles qui, par leurs visites, ont soutenu des régimes qui se livraient à la violence et aux persécutions. La question est bien sûr beaucoup plus complexe que cela.

Alors que ces écrivains ont longtemps été célébrés dans leurs pays d'origine en Amérique latine, leur héritage émerge à peine aujourd'hui dans le discours historique tchèque. Le carnet de voyage de García Marquez n’a été traduit en tchèque pour la première fois qu’en 2018 (sous le titre Devadesát dnů za železnou oponou [cz]), et les autres restent encore largement inconnus.

Zourek partage son expérience personnelle pour expliquer pourquoi le processus de réévaluation est si difficile :



Peu de temps après le lycée, j'ai visité le Chili, où l'université regorgeait de drapeaux soviétiques, de portraits de Lénine, et où des librairies vendaient des œuvres de Marx et Engels. Je pensais que cette idéologie était morte et je ne pouvais pas comprendre comment quiconque pouvait admirer une idéologie criminelle qui limitait la liberté d'expression, empêchait les gens d'entrer à l'université, et de réaliser leurs rêves. Cette position antagoniste des deux régions [pays de l’Est et Amérique latine] à l'égard du communisme est principalement due à une expérience historique très différente. C’est pourquoi je pense que le jugement du communisme demande une séparation complète de l’individu et de son expérience personnelle et familiale qui pourrait entacher une vision plus globale et internationale du phénomène. Malheureusement, cette dissociation reste encore difficile pour les historiens tchèques. Ce n’est pas une surprise pour moi de voir que les pays de l’Ouest s'intéressent plus à la période communiste de la Tchécoslovaquie que les Tchèques eux-mêmes. Cela a commencé à changer un peu ces dernières années et je pense que c’est dû à la réévaluation progressive de la période communiste par la société tchèque.
Je crois que dans les années à venir, va surgir une série d'ouvrages montrant que la Tchécoslovaquie communiste a réalisé des choses remarquables dans le monde en développement, qui ont été pour la plupart abandonnées après 1989, notamment dans le domaine culturel.

GLOBAL VOICES