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Víctor Hugo / Le chat
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vendredi 12 avril 2024
Philippe Castelneau / Motel valparaiso / L’Ouest comme abstraction
L’Ouest comme abstraction
par Steven Sampson8 juin 2022
motel valparaiso, premier roman du libraire Philippe Castelneau, capte le sens transcendant des grands espaces de l’Ouest américain : la solitude, le vide, le génocide des Indiens, ainsi que la quête d’une sagesse primordiale, ensevelie sous le sable, à peine perceptible dans les vents balayant l’armoise.
Philippe Castelneau, motel valparaiso. Asphalte, 132 p., 15 €
Pourquoi préfère-t-on les romans courts ? La brièveté a-t-elle une valeur morale ? On songe aux chansons, à leur capacité de cristalliser le mystère de l’Ouest, telle Wichita Lineman de Glen Campbell (« I am a lineman for the county / And I drive the main road / Searchin’ in the sun for another overload / I hear you singing in the wire / I can hear you through the whine…») ; Rocky Mountain High de John Denver (« When he first came to the mountains his life was far away / On the road and hanging by a song ») ; ou Hotel California des Eagles (« On a dark desert highway, cool wind in my hair / Warm smell of colitis, rising up through the air / Up ahead in the distance, I saw shimmering light… There she stood in the doorway / I heard the mission bell / And I was thinking to myself / ’This could be Heaven or this could be Hell »).
motel valparaiso, situé à Cevola, ville mythique quelque part dans l’Arizona, près de la frontière californienne, concocte son propre mélange d’Enfer et de Ciel. Son narrateur, un Français au mitan de son existence, en deuil de son père et de son mariage, est lui aussi « loin de sa vie », selon la phrase de John Denver, une vie « suspendue à une chanson », à savoir son roman inachevé. Comme Glen Campbell, c’est en suivant un chemin délaissé, la route traversant le désert de Sonora, qu’il croit reconnaître l’appel de l’amour.
Plutôt que de l’entendre, il le voit : depuis la vitre d’un Greyhound en marge du désert, de retour aux États-Unis, pays où il a vécu deux ans il y a longtemps. C’est après des retrouvailles décevantes avec Élisabeth, sa bien-aimée lors de son premier séjour américain, qu’il part de New York. Dans ce voyage de retour, il finit par partir pour la Californie, se dirigeant d’abord vers Tucson, suivant les pas du héros de Get Back (« Jo Jo left his home in Tucson, Arizona for some California grass »).
Comme McCartney, Philippe Castelneau chante la frontière entre désert et prairie : Cevola marque la fin des zones stériles. C’est quand l’autocar quitte la ville et que les maisons deviennent de plus en plus espacées, laissant le désert gagner sur la route, qu’il remarque une femme derrière une fenêtre ouverte : « Une femme à la beauté irréelle semblait me faire signe. » Obsédé par ce mirage, il descend du bus à l’arrêt suivant, trois cents kilomètres plus loin, s’achète la voiture la moins chère de la concession automobile locale, une Dodge Dart Swinger 1975, et rebrousse chemin (« Get back to where you once belong »). Qu’est-ce que représentent les Américaines ? Telles les shikses de Philip Roth, elles incarnent l’Amérique profonde. Déracinées, innocemment parachutées sur les terres arides volées aux Indiens, elles attirent le regard européen : l’avidité affronte le vide. C’est de l’absence qu’a soif le narrateur, il avoue qu’il court après une Amérique fantasmée.
Cevola, lieu contradictoire, existe-t-il vraiment ? Le jour, on le croirait abandonné : les gens se terrent à cause de la chaleur. Depuis la route, seule la vieille ville est visible, une ancienne cité minière bâtie autour d’un gisement d’argent découvert dans les années 1860. Voilà pour ce qu’il en est de l’histoire officielle. À part cela, il y a ce mythe des « âges primitifs de la Terre », celui d’un « dieu vengeur », qui y aurait planté un jardin peuplé de « créatures façonnées dans la glaise ». Hélas, ils violaient, tuaient et pillaient, donc leur créateur les a abandonnés, laissant les mers puis la glace recouvrir la terre. Quand, bien plus tard, les Amérindiens investissent la région, ils comprennent qu’elle recèle un mystère, et en font un lieu sacré.
La dimension surnaturelle a été méprisée par les réfugiés de l’Ancien Monde, dont la première colonie a été établie en 1866. Ils eurent beau vaincre les autochtones, la Terre résista : très vite, le gisement s’épuisa. Après le krach boursier de 1929, Cevola devint une ville fantôme. Puis, dans les années 1970, sont arrivés des hippies, suivis d’autres populations « en délicatesse avec les autorités ». Un nouveau quartier poussa à côté de la vieille ville. En 2000, il y avait dix mille habitants, et ce chiffre ne cesse d’augmenter. En même temps, cachée par les dunes, Cevola reste presque invisible depuis la route. Ses contours indéfinis évoquent la série Le prisonnier ainsi que Le château de Kafka (où règne M. le comte Westwest). Dans la série, Patrick McGoohan entre dans une boutique pour acheter une carte de la région ; il n’en existe pas. Même chose pour Cevola, comme l’explique Jeff, caissier du magasin général : « Cevola est… un peu comme une carte, vous voyez ? Chaque fois qu’on en déplie un pan, le territoire s’agrandit. »
Le narrateur passe ses après-midi à arpenter les rues, mais n’arrive pas à en faire le tour. Il fait la connaissance de la vieille ville, avec son allure de western, ainsi que du quartier Renaissance, construit sur le concept d’arcologie, où l’on essaie de limiter l’empreinte écologique, érigeant des maisons sur et autour des dunes, des bâtiments à la fois verticaux et peu visibles depuis l’extérieur. Une centaine de personnes y habitent, dont des magnats de la Silicon Valley. Et enfin il découvre East Cevola, la nouvelle ville, qui s’étend depuis un centre, le District, comprenant un quartier d’affaires, de grandes avenues, des commerces, un théâtre, une salle de cinéma, deux écoles primaires, un lycée, un stade et un cimetière. Au cœur du District, « on pouvait presque s’imaginer dans une métropole ».
L’architecture abstraite fait penser aux Villes invisibles de Calvino : la carte semble l’emporter sur le territoire. Pourtant, celui-ci demeure essentiel : dans l’esprit européen, la traversée de l’océan consiste surtout en une quête de la Terre d’Amérique. C’est ainsi qu’un soir dans un bar, accompagné de Jeff, le narrateur croise l’ex-amoureuse de son ami, dont le prénom, Amber, évoque une pierre organique, une résine fossile (ambre) : fidèle au mythe, la femme serait façonnée par la glaise. Le trio passe la nuit ensemble : « Nos verges sont des totems dressés, avalés et recrachés par la bouche et le sexe d’une divinité nouvelle. Amber est notre terra incognita ; nous sommes ici les lions. » La lionne est-elle la femme aperçue depuis le Greyhound ? Il essaie de la revoir : Jeff lui griffonne un plan au dos d’une vieille enveloppe. Son pavillon est le dernier de la rue, il n’y a plus rien ensuite : la limite entre le désert et la terre habitable. Il apprend que cette fille est la même que celle figurant dans une ancienne histoire à la Lolita dont lui avait parlé le Vieux, patron du motel Valparaiso.
Cet homme énigmatique tient non seulement le motel, mais la clé de l’énigme. Il se veut photographe comme Sergio Larrain, d’où le nom de son établissement, en hommage à la ville immortalisée par les clichés du Chilien. Avant de passer le relais, il explique au narrateur le sens de leur quête : « Aucun de nous deux n’ira jamais plus loin que là où nous sommes. Pourquoi crois-tu que j’aie fini par donner ce nom au motel ? À cause de Larrain, ouais… Seulement, Valparaiso, c’est ici, il a dit, désignant du doigt l’emplacement de son cœur. Tijuana, ou même le Machu Picchu, c’est ici. Ce que tu as pu lire dans les livres d’histoire sur ce fameux rêve américain, Go west, young man… ça n’existe pas. Tu vas vers l’Ouest, et en route tu ne croiseras que des illégaux qui veulent remonter vers l’Est. »
L’Ouest serait-il un horizon illusoire ? Les Eagles chantaient : « We are all just prisoners here, of our own device ». Jeff dit : « On est prisonniers de Cevola, tu sais ça ? » Pour le Vieux : « La liberté, c’est pour chacun le libre choix de sa prison. »
Si la chanson résume la vérité occidentale plus succinctement que le roman, il existe une autre forme encore plus concise : la publicité. Dans une pub de soixante-dix secondes réalisée par Jean-Baptiste Mondino, Johnny Depp – lui aussi anciennement amoureux d’une dénommée Amber – quitte Los Angeles et conduit sa vieille Dodge Challenger solo jusqu’en plein désert. Pendant qu’un loup monte sur le toit de sa caisse, il sort une pelle du coffre, s’enfonce dans l’armoise, creuse un trou et enterre ses bijoux. La voix off fournit l’argument : « What am I looking for? It’s something I can’t see. I can feel it. It’s magic. Sauvage, Dior. » Les Français n’ont pas fini d’affluer vers l’Ouest.
jeudi 11 avril 2024
Joshua Cohen / Les Nétanyahou / Les Nétanyahou sur un campus américain
Les Nétanyahou
sur un campus américain
par Steven Sampson26 janvier 2022
Les Nétanyahou, quatrième roman de Joshua Cohen traduit en français, explore l’histoire du sionisme à travers celle du clan de l’ex-Premier ministre israélien, en partant d’un fait historique : le séjour sur un campus américain de la famille du futur homme politique lorsqu’il était enfant. L’écrivain réussit un tour de force : créer un roman d’idées vibrant et actuel.
Joshua Cohen, Les Nétanyahou. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe. Grasset, 352 p., 22 €
Rares sont les familles nucléaires dont plusieurs membres deviennent célèbres pour leurs propres mérites : en Israël, l’un des exemples les plus notoires est celui des Nétanhayou. Personne n’ignore l’existence du politicien ; moins connu aujourd’hui est le nom de son frère aîné, leader du commando et martyr du raid de 1976 sur l’aéroport d’Entebbe pour libérer les otages d’un vol Air France ; enfin, la renommée de leur père (qui a eu un troisième fils), Ben-Zion Nétanyahou, historien médiéviste et spécialiste de l’Inquisition, est limitée aux cercles universitaires. Grâce à Joshua Cohen, il devient aujourd’hui un personnage hautement romanesque.
Sur les couvertures – distinctes – des versions américaine et française du livre, figure une auto typique des années 1950, on a l’impression de voir une image d’un film de Coppola, où de vieilles voitures aident à créer l’ambiance de l’époque, tout en transmettant un parfum de nostalgie : c’est du passé, les personnages fictifs ignorent ce que nous savons, ils sont emprisonnés dans leur temps, condamnés, tel Moïse, à ne jamais entrer dans la Terre promise du présent.
Joshua Cohen joue de ce décalage avec sa mise en scène située en janvier 1960 : le lecteur, conscient des destins de Jonathan (le héros d’Entebbe) et de Benjamin, alors âgés de treize et dix ans, guette leurs brèves apparitions, espérant apercevoir des indices révélateurs de leur avenir. En les reléguant à l’arrière-plan, en faveur de leur père, l’auteur crée une tension semblable à celle qu’on ressent dans la pièce de Tom Stoppard, Rosencrantz et Guildenstern sont morts, où l’absence de Hamlet ne fait qu’accroître le poids de sa présence. À la fin du roman, lorsque les deux garçons deviennent les acteurs principaux d’une scène loufoque, les dés sont déjà jetés : leur culot et leur grivoiserie apparaissent comme l’expression puérile de l’idéologie du père, amplement exposée pendant les trois cents premières pages. « Actions speak louder than words », selon le proverbe (« les actes sont plus éloquents que les mots ») : l’intérêt des Nétanyahou, c’est qu’il entremêle l’abstrait et le concret, tissant une correspondance entre théorie paternelle et comportement filial. Ne sommes-nous pas tous gouvernés par le dogme du clan ?
De quelle théorie ou – pour adopter le langage de Cohen – de quelle croyance s’agit-il ? On découvre les idées de Nétanyahou à travers le regard de Ruben Blum, professeur d’histoire économique américaine, et narrateur de ce roman à la première personne. Blum enseigne à l’université Corbin, située dans l’ouest de l’État de New York, institution fictive calquée sur l’université Cornell, où Nétanyahou a fini par avoir un poste. La même faculté a eu comme professeur Vladimir Nabokov, dont on ressent l’influence ici. Les Nétanyahou a été comparé par certains critiques à Feu pâle, mais il ressemble plus à Pnine, variation rococo sur le thème du campus novel. Nabokov a probablement eu comme étudiant Thomas Pynchon, auteur admiré de Joshua Cohen – comme il l’a révélé lors de notre entretien – et qui partage avec lui un vrai talent pour le dialogue absurde.
Mais, à l’origine, comme Cohen le confie dans sa postface, il y a Harold Bloom (1930-2019), professeur de littérature à Yale et ami tardif de l’auteur. Vers la fin de sa vie, Bloom avait raconté à Cohen un épisode où il était chargé de coordonner la visite sur le campus de Nétanyahou, venu pour un entretien d’embauche. Après la mort de son ami, Cohen a décidé de donner de l’ampleur à cet incident, d’en faire un roman. Pourtant, le résultat fait penser à un homonyme, Alan Bloom (1930-1992), philosophe conservateur et sujet de l’ultime roman de Saul Bellow, Ravelstein (2002). Dans les deux cas, il s’agit d’une fiction autour d’un penseur réputé pour son sérieux, rendu ridicule par le romancier au moyen d’anecdotes mettant en exergue les bizarreries de sa personnalité. Que ce soit Bellow, Cohen, Nabokov ou Pynchon, on plonge dans un univers caricatural, où se mêlent l’intellectuel et le burlesque, le high et le low.
EN ATTENDANT NADEAUCôté high, Cohen transmet la vision personnelle de Nétanyahou concernant l’histoire des Juifs, si pertinente pour comprendre la politique du Likoud. Pour mieux accueillir son visiteur sur le campus de l’université Corbin, Blum se penche sur ses écrits, tâche difficile étant donné qu’il n’est pas lui-même spécialiste de l’Inquisition. Il trouve que les conclusions du médiéviste se lisent comme des « prières » (mot malheureusement traduit ici par « sermons ») : il n’arrive pas à comprendre quel est le véritable sujet de ses publications. Le professeur Nétanyahou postule l’existence de deux Inquisitions, la première menée par l’Église, la seconde par les monarchies. Leur objectif non officiel serait d’assurer autant que possible la reconversion des nouveaux chrétiens au judaïsme. Cette interprétation constitue une « révision majeure » de l’Histoire ; rappelons-nous que le terme « révision » figure dans le nom du mouvement politique – le sionisme révisionniste – fondé par Vladimir Jabotinsky, dont Ben-Zion Nétanyahou fut secrétaire.
Pourquoi préserver l’existence séparée des Juifs ? Pour Nétanyahou, les catholiques avaient besoin d’un peuple à haïr. Blum considère que le médiéviste n’est pas un historien mais un théologien qui envisage le temps comme une suite de changements provenant de « la volonté de Dieu ». Si ce n’est que, à la différence de ce que pensent les rabbins, la force de l’évolution du monde n’adviendrait pas d’une déité, mais de l’« inépuisable réserve de Gentils dont les actes étaient motivés par la haine ».
Si le Juif est inéluctablement honni, devrait-il essayer d’être aimable ? La question reste en suspens, elle explique l’ambivalence du portrait réalisé par Joshua Cohen. En cela, il fait penser à un autre livre de Saul Bellow, La victime (1947), l’un des meilleurs romans sur l’antisémitisme parce qu’ambigu. D’une certaine manière, Cohen – comme Bellow – donne raison aux antisémites : son héros est au moins agaçant, s’il n’est pas carrément détestable. En même temps, il a son charme, à l’instar de Larry David dans la série Larry et son nombril (Curb Your Enthusiasm). Comment appréhender son incroyable chutzpah (culot) ? Est-il intrinsèquement juif de tester les limites, de pousser la logique jusqu’à ce qu’elle devienne invivable ? Les Nétanyahou rend inconfortable, il faut le lire.
mardi 9 avril 2024
Un mythe de notre temps
Un mythe de notre temps
par Martino Lo Bue9 avril 2024
8 mn
Revisitant de façon critique, à l’aide d’une documentation imposante, l’épopée de la conquête de l’espace, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin signent un livre qui deviendra indispensable pour comprendre la genèse de l’un des grands mythes modernes.
L’un des mythes fondateurs de la science de l’après-guerre est le projet Manhattan dont le film Oppenheimer de Christopher Nolan propose la plus récente des spectacularisations hollywoodiennes. Élément fondateur et constituant, il définit le rôle que la physique a occupé dans l’imaginaire populaire jusqu’au début du XXIe siècle et détermine en quelque sorte la naissance d’une idée de big-science (il n’y aurait pas de CERN sans le projet Manhattan). Il est aussi à l’origine de la création d’institutions nationales vouées au développement du nucléaire militaire et civil. Dans le domaine la recherche, par ailleurs, il a longtemps défini un équilibre de forces entre les disciplines donnant une prééminence à l’axe physique des particules de physique nucléaire. Deux images décrivent bien la façon dont notre époque se représente le rôle des savants dans la création de la bombe. D’un côté, celle d’Albert Einstein, en père de la physique moderne, réticent à se mêler de recherches militaires, qui ne signe la fameuse lettre qui poussera le président Roosevelt à entreprendre projet Manhattan qu’après avoir été convaincu par Leo Szilard de la menace que constituait le projet nucléaire nazi.
Récemment, le mathématicien et historien Karl Sigmund a enrichi cet épisode fondateur par l’histoire d’un message d’alerte similaire envoyé à Einstein par le physicien viennois Hans Thirring, bloqué dans l’Autriche annexée au Reich. Le messager était Kurt Gödel, qui avait été son élève. Gödel traversa le monde d’une manière digne d’un film d’aventures, en passant par l’Union soviétique et le Japon et arriva finalement à rencontrer Einstein à Princeton. Une trentaine d’années après, Gödel confessera n’avoir jamais transmis le message de Thirring tellement il était convaincu que la réalisation d’une réaction nucléaire en chaîne n’aurait été possible que dans un futur très lointain.
L’autre image est celle des protagonistes de la réalisation de l’arme nucléaire et surtout de leur malaise lors de l’explosion de la première bombe au plutonium le 16 juin 1945 dans le désert du Nouveau-Mexique. Ce sont Oppenheimer citant la Bhagavad-Gita : « Je deviens la Mort, le Destructeur des Mondes », et son collègue Kenneth Bainbridge, bien plus prosaïque, déclarant : « Now we are all sons of bitches ». Dans les deux cas, ce qu’on retient, ce sont des anecdotes contribuant à renforcer une représentation communément acceptée et qui ne correspond que partiellement à la réalité : celle d’une communauté de savants indépendants et détachés du monde et de ses conflits, et qui seront impliqués, en dépit de leur intégrité morale, dans la création de l’arme de destruction finale. La conquête spatiale a marqué d’une façon tout aussi importante l’imaginaire technoscientifique de la deuxième moitié du XXe siècle. Son histoire factuelle, ainsi que la genèse de l’image qui en a été donnée, font l’objet du livre d’Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin. En le lisant, on pourra vite s’apercevoir que cette histoire et la fabrication du mythe qui l’entoure est très différente de celle de la bombe atomique. On pourrait dire que chacune de ces deux narrations est l’image en négatif de l’autre. En effet, la plupart des participants au projet Manhattan étaient des chercheurs rescapés de l’Europe nazie ou fasciste. Leur départ aux États-Unis n’est sûrement pas la dernière des raisons du retard du programme de recherche nucléaire du Troisième Reich. Tout au contraire, l’Allemagne était largement en avance pour tout ce qui concerne le développement des fusées et de toutes les technologies capables de garantir une suprématie dans l’air et dans l’espace. Le système de production de vecteurs, dont les missiles balistiques V2 qui furent utilisés principalement contre Londres et Anvers, était l’un des aboutissements les plus perfectionnés d’une conception de la technologie propre au nazisme. Il intégrait de façon efficace recherche et production industrielle, la première menée par une équipe d’ingénieurs très brillants, la seconde effectuée in situ et utilisant la main-d’œuvre du camp de Dora-Mittelbau, dépendance de Buchenwald spécialement créée. Le nombre de victimes du travail forcé dans les tunnels de Mittelwerk (« usine du centre ») où les V2 étaient assemblés dépasse largement celui des victimes de leur utilisation militaire. Les scientifiques protagonistes de cette entreprise étaient en majorité des militaires, tant des SS comme Wernher von Braun, le héros de la mission Apollo, que des membres de la Wehrmacht comme Walter Dornberger.
L’histoire de l’appropriation par les États-Unis, l’Union soviétique, la France et le Royaume-Uni de cette communauté d’ingénieurs allemands et de leur mise au service des programmes militaires respectifs fait l’objet du premier chapitre du livre. L’opération secrète dont le nom en code était Paperclip assura aux États-Unis la part du lion. Environ 1 600 scientifiques nazis, dont une partie aurait bien pu figurer sur les bancs du procès de Nuremberg, furent amenés aux États-Unis. Parmi eux, Von Braun et Dorenberger qui avaient été les cerveaux du programme allemand commencé au centre de recherche de Peenemünde.
En Amérique, Von Braun et ses collègues recréèrent une sorte de bulle allemande à Hauntsville, au cœur de l’Alabama ségrégationniste, où se trouve le Centre de vol spatial Marshall qui fera ensuite partie de la NASA. À ce propos, Régnauld et Saint-Martin sont très explicites : l’intégration aux États-Unis de cette main-d’œuvre provenant de l’Allemagne nazie se fait dans une continuité qui, sans compter les affinités entre The International Jew (1920-1922) de Henry Ford et Mein Kampf (1925-1926), s’était déjà concrétisée dans une collaboration active du système industriel états-unien, General Motors (via Opel) et IBM notamment, avec le Troisième Reich qui dura jusqu’à la fin de la guerre. La participation de personnages comme Von Braun et Arthur Rudolph dans la création et la montée en puissance de la NASA (Rudolph ne devra démissionner qu’en 1984, suite à la redécouverte de son implication dans le camp de Dora-Mittelbau), ou celle Dornberger dans les plus hautes sphères de l’industrie (notamment chez Bell Aircraft Corporation), seraient donc loin d’être des anomalies isolées.
Néanmoins, un refoulement de cette origine sulfureuse a eu lieu pour que la NASA et la mission Apollo avec le débarquement sur la Lune puissent devenir des icônes d’un élan universel et irénique de l’humanité ver le ciel. C’est bien la création de ce mythe qui fait l’objet du deuxième chapitre du livre, intitulé « L’ astroculture à la conquête des esprits ». Le défi n’était pas des plus simples : blanchir un domaine entier de la recherche de son histoire peu présentable et le transformer en icône de valeurs universelles. En faire le symbole d’un rêve humaniste, désintéressé, en l’entourant d’une aura de nécessité presque biologique. La colonisation de l’espace par les hommes comme un destin de l’espèce aussi naturel qu’inévitable.
Il y a quelques années, Nicolas Chevassus-au-Louis a utilisé la notion sociologique de « champ », due à Pierre Bourdieu, pour expliquer la relative impunité, après la Libération, des scientifiques qui collaborèrent avec Vichy (dans Savants sous l’Occupation, Seuil, 2004). Le champ scientifique aurait, dans ce cas, joui d’une autonomie majeure par rapport à d’autres domaines, celui des lettres, par exemple, où les conflits sous l’Occupation et ensuite à la Libération furent bien plus marqués. De ce point de vue, les multiples éléments, artistiques, scientifiques, sociaux, qui ont contribué à la création de l’« astroculture » peuvent être interprétés comme une tentative de fabriquer une autonomie pour le domaine de la recherche spatiale. Encore avec un clin d’œil à Pierre Bourdieu qui a parlé de libido scientifica, les auteurs retracent ici la création ex nihilo d’une libido astronautica.
C’est là une histoire qui va de l’apparition de Von Braun dans Man in Space produit par Disney (42 millions de spectateurs en 1954) à la création du parc d’attractions Tomorrowland (encore Disney) ; des livres d’Arthur Clarke et Carl Sagan à la survalorisation d’une présumée rechute scientifique des missions humaines dans l’espace. L’astroculture s’impose ainsi dans l’imaginaire scientifique de la seconde moitié du XXe siècle pour y rester jusqu’à nos jours. À titre d’exemple, les auteurs nous renvoient à un document du groupe Thales, daté de 2020, où l’exploration spatiale est présentée comme une opportunité « pour en apprendre davantage sur nous-mêmes et notre planète, améliorer notre quotidien sur Terre avant, peut-être, d’inventer ou de trouver un nouveau futur pour nos enfants ». On ne rigole pas !
Le troisième chapitre dissèque le lien, jamais coupé, de la technologie spatiale avec le bloc industriel militaire et sa politique. Apollo 17 (1972) est la dernière mission avec équipage humain sur la Lune. La permanence d’astronautes dans des stations spatiales est loin d’offrir le même impact médiatique que les alunissages. Pour cette raison, pendant le long sursis qui sépare les missions Apollo de la renaissance du rêve spatial au début du XXIe siècle, le lien entre entreprise aérospatiale et industrie militaire doit être présenté de façon plus explicite. Il en résulte un contrepoint oscillant entre deux extrêmes. D’un côté, assumer explicitement la suprématie militaire dans l’espace comme une nécessité stratégique ; on en trouve le paradigme dans l’annonce de la Strategic Defence Iniciative (SDI), surnommée Star Wars, donnée le 23 mars 1983 par Ronald Reagan. De l’autre, présenter encore une fois l’espace comme un lieu privilégié de paix et sa conquête comme destinée principalement au bien de l’humanité. Cette deuxième approche se nourrit des images de la rencontre Apollo-Soyouz (1975), en pleine guerre froide, ou de la rhétorique de fraternité universelle qui entoure la Station Spatiale Internationale (SSI), après la chute du Mur.
Le quatrième chapitre aborde la phase qui, dans tous les domaines des sociétés capitalistes, a suivi la création par les États d’un système économique à grande échelle créant ses besoins en termes de produits de consommation matériels et symboliques. C’est la privatisation. La privatisation de l’espace à laquelle on assiste aujourd’hui est légitimée par une nouvelle vague de rêves stellaires, majoritairement centrés sur l’obsession pour la colonisation de Mars et pollués par les délires des astrocapitalistes, de Jeff Bezos à Elon Musk. Ici, Régnauld et Saint-Martin le montrent bien, c’est plutôt le manque de créativité qui frappe. Les nouveaux rêves martiens ne sont, pour la plupart, qu’un remake assaisonné de post-vérité de l’arsenal symbolique déjà développé à l’époque de la mission Apollo.
Le livre se clôt sur un chapitre essayant de donner de la visibilité aux narrations alternatives. Plus qu’il ne propose une astro-utopie alternative, ce chapitre donne les éléments pour apercevoir la nature profondément schématique et unilatérale des narrations saturant les médias et les réseaux sociaux au sujet de l’exploration de l’espace. On sort de cette lecture avec l’image d’une recherche spatiale qui a essayé, dans l’après-guerre, de créer sa propre autonomie vis-à-vis du champ politique et militaire d’un côté et du champ scientifique de l’autre. Cela s’est concrétisé dans la création de ses propres institutions (NASA, ESA, CNES, etc.), d’une part, et dans une opération culturelle dont le but était double, d’autre part. Il s’agissait de fournir une identité publique à un nouveau secteur technoscientifique, et de blanchir en même temps ses origines tellement liées à la science nazie.
Ce qui mériterait un chapitre en soi (dans une deuxième édition ?) est le rapport de l’entreprise spatiale avec le champ scientifique proprement dit. La rechute scientifique des missions humaines dans l’espace reste sans doute un expédient propagandiste avoisinant la mystification. Néanmoins, on ne saurait surestimer l’importance des missions scientifiques (que l’on pense aux télescopes, Hubble, Planck, JWST, etc.) qui n’auraient pas été possibles sans l’existence d’agences comme la NASA et l’ESA. Ces contradictions sont le produit d’une tension, d’une sorte de collaboration-compétition entre le champ astronautique et le champ scientifique qui méritera un approfondissement ultérieur. On peut apercevoir clairement cette tension en comparant le schématisme un peu grotesque de la propagande autour du « rêve » des colonies martiennes avec la pluralité d’hypothèses et d’objectifs abordés dans le rapport scientifique sur l’exploration dans le système solaire publié par la National Academy of Sciences des États-Unis avec l’appui de la même NASA.
Extrêmement intéressant et d’une lecture constamment agréable, Une histoire de la conquête spatiale contribue à démystifier l’un des discours dominants de notre époque. En même temps, s’appuyant sur une bibliographie très riche, cet ouvrage deviendra sans doute une lecture incontournable pour tous ceux qui voudront entreprendre des recherches de sociologie et de politique de la technologie spatiale. De ce point de vue, la traduction du texte en anglais serait souhaitable.
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dimanche 7 avril 2024
Mort de Maryse Condé / Jean-Marc Ayrault, Christiane Taubira, Lilian Thuram, Omar Sy, Euzhan Palcy ou encore Leïla Slimani appellent à un "hommage national"
Mort de Maryse Condé : Jean-Marc Ayrault, Christiane Taubira, Lilian Thuram, Omar Sy, Euzhan Palcy ou encore Leïla Slimani appellent à un "hommage national"
"Il est des hommages qui s'imposent avec la force de l'histoire, avec celle des pionnières et des premières : la France le doit à Maryse Condé", écrivent une trentaine de personnalités dans une tribune publiée le 4 avril dans Le Nouvel Obs. L'écrivaine française, illustre voix de la Guadeloupe et de la francophonie, s'est éteinte à 90 ans dans son sommeil à l'hôpital d'Apt (Vaucluse), dans la nuit du 1er au 2 avril.
L'ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault, l'ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira, l'ancien international Lilian Thuram, les comédiens Omar Sy et Aïssa Maïga, la réalisatrice Euzhan Palcy, l'ancienne ministre Élisabeth Moreno, le rappeur Abd al Malik, la directrice de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage Aïssata Seck ou encore les écrivains Leïla Slimani, Erik Orsenna, David Diop et Alain Mabanckou appellent à "un hommage national de la République".
"Guadeloupéenne à qui on avait dit enfant que 'les gens comme elles' n'écrivaient pas des romans comme Les Hauts de Hurlevent, dont la lecture l'avait bouleversée à 10 ans, elle ne l'avait pas cru", souligne la tribune. Faisant fi "(des) préjugés" et "(des) assignations de 'race' et de genre", Maryse Condé "s'est confrontée au monde" et produit une œuvre, distinguée en 2018 par le "prix Nobel alternatif", où elle "a tressé continuellement l'histoire lointaine et celle plus contemporaine, avec les questions qui se posent dans les sociétés héritières de la période de l'esclavage et du post-esclavage".
Le texte rappelle que "c'est cette vie pleine et généreuse, cette œuvre riche et forte" qui a été "honorée" par le président Emmanuel Macron, qui a remis à Maryse Condé "le 2 mars 2020 la Grand-Croix de l'ordre national du Mérite". "Elle est alors devenue la première femme noire à accéder à cette dignité dans l'histoire de notre pays. Une première exceptionnelle, passée hélas inaperçue", constate par ailleurs les signataires de la tribune. Ces derniers notent que "la tradition" permet aux personnes distinguées par la République "de bénéficier d'un hommage national". "Monsieur le président de la République, personne ne mérite plus cet honneur que Maryse Condé", conclut leur texte.