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Umberto Eco
"Je suis prisonnier du Nom de la rose comme Garcia Marquez l'était de Cent Ans de solitude"
Umberto Eco: sa dernière interview pour Le Figaro
Mis à jour le 20/02/2016 à 10:59
Publié le 20/02/2016 à 10:01
INTERVIEW - En mai 2015, l'écrivain italien - décédé le 19 février à l'âge de 84 ans - revenait sur le contenu de son dernier ouvrage, Numéro zéro. Un court roman dans lequel il s'attaquait avec vigueur et humour aux tares du journalisme à scandale.
L'an passé, à l'âge de 83 ans, Umberto Eco connaissait l'un de ses plus beaux succès en Italie avec Numéro zéro. Ce court roman mené à un rythme «jazzy» ne ressemblait en rien à ses grandes «symphonies» que sont Le Nom de la rose ou Le Pendule de Foucault.
En deux cents pages, il racontait la vie éphémère d'un journal créé par un mystérieux commanditaire et composé de bras cassés. Cette satire féroce permettait au sémiologue d'évoquer un de ses sujets préférés: le complot, en déclinant un demi-siècle d'histoire italienne, de la mort de Mussolini à celle de Jean-Paul Ier, en passant par le réseau Gladio, la loge P2 et les Brigades rouges. Le complot et donc, forcément, le métier de journaliste.
LE FIGARO. - Pourquoi écrire un roman sur la presse à scandale?
Umberto ECO. - J'écris des articles et des essais sur les problèmes et les vices du journalisme depuis trente ans. C'est une réflexion qui m'a amené à accumuler beaucoup de matériel. Comme personne ne lit les essais, j'ai préféré utiliser mes notes pour écrire une fiction.
L'écriture de ce court roman a-t-elle pour autant été plus rapide?
Tous mes livres m'ont pris six ans et Le Pendule de Foucault, huit. Avec ce sujet contemporain, pas besoin de beaucoup de recherches. Cela m'a donc pris un an. Le sujet demandait de la rapidité, un style Twitter!
Pourquoi avoir choisi de situer l'action du livre en 1992?
C'est une année intéressante pour l'Italie avec l'opération «Mains propres» et l'écroulement de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste aux législatives. On s'est alors dit que les choses allaient changer. Au contraire, rien n'a changé et, deux ans après, Berlusconi est arrivé!
Comment les journaux italiens ont-ils réagi à cette charge féroce contre la presse?
Beaucoup de directeurs de journaux sérieux m'ont fait remarquer que j'avais choisi de dépeindre un journal misérable dans lequel ils avaient quand même retrouvé certains défauts des leurs… Pour les autres, moins sérieux, le choix était simple: soit ils me détruisaient dans leurs articles, et cela montrait qu'ils s'étaient reconnus ; soit ils étaient élogieux et désignaient leurs concurrents. C'est bien sûr ce qui s'est passé!
Le métier de journaliste ne sort pas grandi de cette histoire. Vous vouliez provoquer un électrochoc?
La crise du journalisme a commencé en 1953 avec l'apparition de la télévision. Les journaux d'alors racontaient le matin ce qui s'était passé la veille au soir. Raison pour laquelle ils s'appelaient Le Soir, Corriere della Sera, Evening Standard… Avec l'apparition de la télé, ils ont continué de raconter le matin ce que les gens savaient déjà! C'est donc le début de la crise, à quoi s'est ajoutée une dimension financière. Pour des raisons économiques, il fallait attirer de la publicité. On est alors passé de journaux de quatre pages avant la guerre à près de soixante. Le problème est le même aujourd'hui. Comment remplir ces pages? Vous pouvez faire de l'approfondissement: c'est l'exemple du Monde ou du Figaro. Vous pouvez faire dans le potin comme les journaux anglo-saxons du soir. Vous pouvez faire du chantage et des opérations de basse politique comme dans Demain, le quotidien que j'ai inventé…
Et puis Internet est arrivé…
C'est le dernier élément de crise. Les jeunes ne lisent plus la presse et c'est très grave. Quand vous choisissez un journal sur son titre vous avez une sorte de garantie sur la fiabilité. Vous lisez L'Humanité, vous savez que ce n'est pas Le Figaro. Vous êtes capable d'exercer votre esprit critique. Avec les nouvelles qui arrivent par Internet, il n'y a pas de filtrage sur les sources. Un adolescent peut tomber sur un site négationniste et prendre ses informations pour argent comptant.
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Mais comment filtrer les sources?
Je pense qu'au lieu de perdre beaucoup de temps à publier des potins, les quotidiens devraient consacrer ne serait-ce que deux pages par jour à faire une analyse critique des sites Internet. À dire à leurs lecteurs quels sites sont fiables ou non. Ce serait une façon d'éduquer les lecteurs. Ce trop-plein d'information, ce bruit généralisé, voilà le grand drame!
D'où vous vient cette passion pour l'écrit, le livre?
Je tiens mon goût pour les livres de ma grand-mère maternelle. C'était une lectrice furieuse. Elle allait très souvent emprunter des livres à la bibliothèque. Sans préférence: elle pouvait lire Stendhal et la baronne Orczy. Grâce à elle, j'ai lu Le Père Goriot à douze ans. Mon grand-père paternel, qui est mort quand j'avais six ans, était typographe.
À la retraite, il s'est mis à relier les livres que les gens lui confiaient. À sa mort, personne n'a réclamé les livres sur lesquels il travaillait parce qu'ils n'avaient pas grande valeur. Ils ont fini dans une caisse chez mes parents. J'ai passé des années à détruire ce trésor à force de lire et relire Les Trois Mousquetaires, des romans pour demoiselles et tant d'autres.
Aujourd'hui, je vais chaque mois à la grande foire de vieux livres de Milan et rachète les lectures de mon passé. Je suis proustien: je trouve le sens de la vie dans les souvenirs de l'enfance!
Combien de livres possédez-vous?
Seulement 35.000 dans mon appartement de Milan, peut-être 10.000 à la campagne, quelques centaines à Paris et à Bologne, où j'enseignais.
Pourquoi avoir écrit si peu de fictions?
Sept romans, c'est plus que Radiguet mais moins que Balzac!
On vous parle toujours autant du Nom de la rose?
Je suis prisonnier de ce livre comme Garcia Marquez l'était de Cent Ans de solitude. Un jour une femme a décidé de lancer une collection de courts polars contemporains écrits par des gens extérieurs à la littérature et m'a demandé si ça m'intéressait. J'ai refusé en disant que je voulais écrire 500 pages sur le Moyen Âge. Cette histoire avait dû me travailler car en rentrant chez moi j'ai commencé à dresser une liste de personnages. J'ai ensuite acheté chez un bouquiniste un traité des poisons cité par Huysmans, mon écrivain préféré. Le vendeur a cru qu'il s'agissait de poissons et non de poisons. Je l'ai eu pour une bouchée de pain!
Numéro zéro, d'Umberto Eco, traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano, Grasset, 220 p., 19 €.
(Cet article a été publié à l'origine dans Le Figaro du 21 mai 2015)
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