Tom Wolfe, l'Amérique au scalpel
Nathalie Crom
Publié le 06/04/2013. Mis à jour le 10/04/2013 à 08h23
Avec “Bloody Miami”, son quatrième roman, Tom Wolfe poursuit à 82 ans sa radioscopie de la société américaine et s'attaque au sujet de l'immigration en Floride. “Télérama” l'a rencontré.
Tom Wolfe n'est pas homme à faire des caprices. Aussi calme et avenant que sa prose est échevelée, ainsi se présente l'Américain, dont le bon plaisir consisterait simplement, en ce matin de mars, tandis qu'il séjourne en France, qu'on lui procure un exemplaire deL'Assommoir - il est, avouons-le, des demandes plus extravagantes que celle-ci... Lit-il le français ? « Non, mais je suis quand même curieux de voir à quoi Zola ressemble en français ; je parierais que ça sonne mieux qu'en anglais. En anglais, c'est brillant bien sûr, mais les phrases, la langue, sont parfois un peu plates... » Tout « plat » qu'il lui semble, Zola est un des maîtres de Tom Wolfe - il se revendique volontiers « le plus grand fan qu'ait jamais eu » le romancier français.
Ce n'est pas nouveau : depuis qu'il s'est converti au roman, il y a plus de vingt-cinq ans, l'ancien journaliste s'est placé sous les mânes du roman naturaliste et réaliste européen du XIXe siècle, et le fait savoir dès qu'il le peut. Zola, donc. Balzac, aussi, dont Wolfe reprend régulièrement à son compte cette autodéfinition, placée en avant-propos de la Comédie humaine, par laquelle l'écrivain s'assignait pour tâche d'être le « secrétaire » de son époque. Le scribe qui consigne ce qui est, ce qu'il voit ; le sculpteur qui se saisit de la société de son temps, « moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son bien et tout son mal », ajoutait l'auteur d'Eugénie Grandet.
« Sur le vif » : l'expression sied à Tom Wolfe, dont chacun des romans, chacun des récits ou des articles qui constituent son ample corpus, élaboré depuis près de six décennies, se veut un portrait grand angle, précis, incarné et terriblement sonore de son temps. Et de son pays, ces Etats-Unis où il est né il y a quatre-vingt-deux ans, et dont il ne se lasse pas de poursuivre et de peaufiner une radiographie sociale pour le moins critique.
Du “nouveau journalisme” à la fiction
Si Bloody Miami, aujourd'hui traduit en français, n'est que son quatrième roman, c'est que Tom Wolfe est venu tard à la fiction. En 1987, avec Le Bûcher des vanités (The Bonfire of the vanities) - titre choisi en référence à un autre « patron » du roman européen du XIXe siècle, le très victorien Thackeray et sa monumentale Foire aux vanités (1847) -, portrait hyperréaliste et cinglant de la ville de New York des années 1980, centré notamment sur la sphère financière toute-puissante, et plus généralement les cercles du pouvoir, qu'il soit politique, économique ou médiatique.
Dès avant ce roman, Tom Wolfe était loin d'être un inconnu. Collaborateur tour à tour ou tout ensemble du New York Herald Tribune, d'Esquire Magazine, deRolling Stones, considéré comme l'un des fondateurs et praticiens majeurs du « nouveau journalisme » (1) , il était également l'auteur de quelques essais percutants, parmi lesquels The Electric Kool-Aid Acid Test (1968) et Radical Chic & Mau-Mauing the Flak Catchers (1970), où il dépeçait à méchants coups de scalpel ici l'Amérique libertaire des sixties, là l'intelligentsia de gauche, ailleurs les (supposées) impasses de l'art contemporain.
Tom Wolfe évoque les liens entre journalisme et fiction.
Installant peu à peu dans le paysage intellectuel et médiatique américain, et au-delà, son personnage de dandy rosse et réactionnaire, contempteur inlassable des mœurs contemporaines, éternellement sanglé dans son costume blanc si old fashion. Mais c'est véritablement avec Le Bûcher des vanités, l'ovation critique qui accompagna sa parution, les millions d'exemplaires vendus, les traductions partout dans le monde, qu'est venue, pour Tom Wolfe, l'heure de la pleine gloire.
Mettre à jour les structures de la société américaine
Après New York, c'est vers Atlanta, déchirée par les tensions raciales et sociales, que Wolfe a dirigé ses pas, pour écrire Un homme, un vrai (A man in full, 1998). Puis, ce sont les campus universitaires qu'il a écumés pour nourrir Moi, Charlotte Simmons(I am Charlotte Simmons, 2004), sombre tableau d'une jeunesse américaine livrée à la vacuité morale et intellectuelle.
Fidèle toujours à sa méthode de travail, héritée du reportage : enquêter des mois, des années durant s'il le faut, humer les atmosphères, multiplier les contacts et les conversations, disposer finalement d'une assise documentaire en béton, sur laquelle bâtir une trame romanesque dont l'objectif est moins de faire exister des personnages susceptibles de susciter l'empathie que de mettre au jour les structures qui organisent et hiérarchisent la société : les classes sociales, les communautés raciales et culturelles, les tenants de l'argent sonnant et trébuchant, et ceux à qui revient en partage non pas la fortune mais le rayonnement culturel... Et entre ces groupes, des rapports de force, des enjeux de pouvoir et de prestige.
« Le statut d'un individu dans la société, son appartenance à une classe sociale et culturelle déterminent ce qu'il est, la façon dont il se pense et se comporte, bien davantage que sa psychologie personnelle et son histoire intime. Même seul et enfermé dans sa salle de bains, un homme ne se défait pas de cette appartenance »,explique, encore aujourd'hui, l'écrivain. Evoquant cette fois son nouveau roman,Bloody Miami, plongée en apnée dans la ville de Floride, « la seule ville au monde où des personnes venues d'ailleurs - en l'occurrence les Cubains qui ont commencé à s'installer depuis 1949 et arrivent encore aujourd'hui -, des personnes parlant une autre langue, vivant dans une autre culture que celle du pays où ils émigraient, sont devenus majoritaires. Et se sont emparés du pouvoir politique, de façon tout à fait légale ».
Qu'on ne s'y trompe pas : Bloody Miami n'a rien d'un pamphlet dénonçant la menace que ferait peser sur les Etats-Unis l'arrivée de populations d'origine étrangère - outre les Cubains, on croise dans le roman des Haïtiens, des Russes, des Latino-Américains, des métis, et, minoritaires, quelques « Anglos », entendez par là des individus à la peau claire. Tout ce monde-là baignant dans une atmosphère saturée de dollars, d'excitation sexuelle permanente.
Tom Wolfe explique à la BBC pourquoi il a choisi Miami pour son dernier livre.
Mais si Tom Wolfe se veut l'entomologiste sans tendresse, sans œillères ni tabous du monde dans lequel il vit, il réfute l'idée de s'en faire le juge. Non, il s'agit simplement pour lui de mettre en scène la cohabitation entre les communautés, les rivalités et les tensions qu'induit cette coexistence rarement pacifique : « Je voulais trouver ce qu'était cette situation pour les immigrants eux-mêmes. Ce qui m'intéresse, partout où je décide d'aller, en tout lieu où je choisis de situer un roman ou un récit, c'est d'observer et de décrire la compétition que se livrent les différents groupes sociaux pour accéder au pouvoir. C'est aussi de pénétrer des mondes qui sont comme clos sur eux-mêmes et ne cherchent pas à s'ouvrir. A Miami, qui, du fait de sa position au bord de l'océan Atlantique, a toujours été un lieu d'immigration, les communautés, aujourd'hui, vivent côte à côte, mais ne se mélangent absolument pas. »
Accents, onomatopées et points d'exclamation
La recréation, sur le papier, des accents et des idiomes, est l'un des moyens dont use Tom Wolfe pour mettre en scène cette dimension pluriethnique et communautariste de la société américaine : « C'est vrai, j'en mets plein mes livres ! Mais ce genre de détails dit énormément de ces appartenances sociales et culturelles que je cherche à montrer. Moi-même, j'ai grandi dans le Sud, où les accents sont très différents de ce qu'on entend partout ailleurs aux Etats-Unis. » Cela, ajouté à un usage parfaitement déraisonnable des onomatopées et de la ponctuation exclamative, lui a valu des critiques répétées.
Depuis Le Bûcher des vanités, l'écrivain n'a plus jamais fait l'unanimité - le grand John Updike considérait Un homme, un vrai comme « du divertissement, pas de la littérature », et Norman Mailer, dans la très sérieuse New York Review of books, en compara élégamment la lecture avec le risque fatal d'étouffement encouru par l'homme qui entreprendrait de faire l'amour avec une femme pesant 150 kg…
Tout autant que l'écrivain, les convictions de l'homme irritent ou indisposent : sa pente anti-humaniste, sa critique ironique et sans cesse réitérée du monde d'aujourd'hui, ses mœurs, son esthétique. Lui en rajoute, qui s'est longtemps plu à répéter qu'il était « le seul écrivain américain à être républicain », et « à avoir voté pour George W. Bush contre Bill Clinton en 2004 ».
Invité par Thierry Ardisson, Tow Wolfe répond à une interview "Bushologie".
Il nuance aujourd'hui, compare l'Etat fédéral américain à « un train lancé sur la voie ferrée et qui n'a d'autre choix que de continuer l'itinéraire déjà tout tracé, que Démocrates ou Républicains soient au pouvoir », déplore l'absence d'un troisième parti au centre vers lequel irait sa préférence.
Comme on ne se refait pas, il lance tout de même, au gré de la conversation, la voix douce et un léger sourire aux lèvres, ici quelques arguments en faveur du non-contrôle des armes à feu, là quelques piques contre la francophilie du monde intellectuel américain, contre Foucault, Derrida, contre Rimbaud et Mallarmé. Et, bien sûr, contre Alain Robbe-Grillet et tout le roman européen moderne, dont l'influence a mis fin à la grande époque du roman réaliste américain - « l'ère des Hemingway, Faulkner, Dreiser, Sinclair Lewis, mon homonyme Thomas Wolfe..., qui ont su transcrire sur le papier tout ce qu'ils observaient de saillant dans la vie aux Etats-Unis ». Tom Wolfe a repris le flambeau : il répand une lumière bien vive et bien noire…
(1) Style de journalisme utilisant des techniques littéraires : la mise en récit, l'utilisation de dialogues, de descriptions réalistes, la mise en scène de personnages, éventuellement la narration à la première personne.
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