Le succès inattendu du « Nom de la rose », le chef-d’œuvre d’Umberto Eco
20.02.2016 à 01h35 • Mis à jour le 20.02.2016 à 12h36
Par Philippe-Jean Catinchi
Tout est parti d’une commande. Qui n’aboutit pas. Sollicité à la fin des années 1970 par une éditrice, qui voulait lancer une collection de brefs polars contemporains écrits par des « non-romanciers », Umberto Eco a décliné la proposition en disant qu’il voulait écrire une fiction d’au moins 500 pages sur le Moyen Age. Ce n’était pas une boutade, puisque sitôt rentré chez lui, il a composé une liste – déjà ce goût prenant dont il analysera plus tard le « vertige » – de personnages susceptibles d’alimenter son hypothétique récit. Puis, se piquant au jeu, il se procura chez un bouquiniste un traité sur les poisons dont il avait relevé l’existence chez Huysmans, son « écrivain préféré », qu’il obtint pour une bouchée de pain.
Et il se mit au travail.
Et ce qui aurait pu n’être que le brillant divertissement d’un érudit facétieux transporta le public italien, qui y perçut – le livre parut en 1980 –, par-delà cette histoire de moines qui tuent au nom du respect de l’esprit comme de la lettre des textes sacrés, un écho du fanatisme des Brigades rouges tant chez les hérétiques, qui dénoncent les compromissions des puissants, que chez les inquisiteurs qui leur répondent par la force plutôt que par la science du rhéteur. Si, par la suite, Eco tempéra cette interprétation qui enfermait trop strictement son roman dans les débats du temps, l’effet fut stupéfiant. D’autant que la leçon était universelle, champion moderne, après Orwell, Sciascia ou Kundera, de la tolérance, le romancier néophyte jouant l’éloge du rire contre les totalitarismes.
Le refus des éditeurs français
Le public français sait moins par quel heureux hasard il put lire ce texte qui semblait n’être ni un roman ni un essai. Vu le succès stupéfiant enregistré en Italie, les éditeurs français se penchèrent sur le cas Eco. Qui ne trouva grâce aux yeux ni du Seuil, éditeur national du sémiologue, ni de Grasset, ni de Gallimard, où on jugea le texte moins hybride qu’intraduisible. Jusqu’à ce que l’épouse italienne du patron de Grasset, Jean-Claude Fasquelle, Nicky, ne perturbe, par son rire de lectrice, son époux, immergée dans quelques scènes sanglantes d’Il nome della rosa. L’affaire était entendue. Le livre acheté.
La traduction fut confiée par Yves Berger, directeur littéraire de la maison, à Jean-Noël Schifano, qui vivait à Naples et avait lu dès sa sortie en Italie le singulier polar. Prudemment, l’éditeur qui pense que le roman n’aura qu’un succès d’estime, offre un intéressement à hauteur de 2 % sur les ventes (le quadruple de l’usage) pour s’excuser de payer si peu l’énorme chantier à venir. Mal lui en prit puisque la réception phénoménale du Nom de la Rose fit la fortune du traducteur qui touche toujours plus de trente ans plus tard les dividendes de cette manne inattendue.
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