Ugo Rondinone : "La nature est ma religion"
Par Shirine Saad
Le 29 mars 2016
Les inspirations poétiques du plasticien suisse nous emportent dans un voyage à travers le temps et l’imaginaire. Portrait d’un artiste rock qui rêve en couleur.
Ugo Rondinone a redonné vie à l’église baptiste Mount Moriah à Harlem ; longtemps abandonnée, elle a été transformée en studio-résidence. Dans la grandiose entrée où les mosaïques originales ont été restaurées, un colosse de pierre siège sur son socle. Plus loin, derrière les lourdes portes de bois, le studio de l’artiste est rempli de clowns à taille humaine, que son équipe habille pour une nouvelle exposition. Des horloges de verre teinté suspendues au plafond rappellent les vitraux intacts de la bâtisse originale. Au milieu de ce décor spectaculaire, de grands arbres noirs. Au mur, des canevas découpés en forme de nuages attendent d’être recouverts d’aérosol bleu ciel. Dans un studio adjacent, un joyeux groupe d’assistants perfectionne des sculptures en pierre peinte de couleur fluorescente, qui seront prochainement exposées dans le désert du Nevada (1). Les espaces privés regorgent aussi d’œuvres d’art (Urs Fischer, Sarah Lucas) que l’artiste collectionne. Le poète new-yorkais John Giorno, qui partage la vie de Rondinone depuis vingt ans, y a installé son studio. Voici l’univers bariolé, fantasque et onirique d’Ugo Rondinone.
Né en 1964 à Brunnen, en Suisse, l’artiste lance sa carrière à Vienne à la fin des années 1980, avec des dessins monochromes de paysages romantiques. Il crée ensuite ses fameuses cibles-mandalas, cercles colorés peints à l’aérosol sur des canevas blancs aux lignes floues. Il multiplie les styles et les références, bâtissant des murs et des portes sans maison, modifiant des photographies de mode, créant des arcs-en-ciel pop géants, des nus de cire mélancoliques, des chevaux et des oiseaux de bronze, des sculptures de pierre...
Chaque nouvelle série contraste avec la précédente pour raconter l’artiste dans une œuvre d’art totale en plusieurs temps, aussi magiquement cathartique qu’universelle. Rondinone crée des associations lyriques et candides, qui font allusion à des thématiques éternelles : l’absurde, le désir, la nature, la société de consommation, la vie, la mort.
Lenteur
La question du temps obsède l’artiste depuis le début de sa carrière. Aussi, il titre ses œuvres de dates biographiques mystérieuses. Au cours de l’élaboration d’une œuvre, il crée un journal intime marqué par l’existentialisme et fait l’éloge de la lenteur comme démarche métaphysique. Ainsi, avec ses montres sans cadran, ses fenêtres bloquées ou ses scènes de cirque figées, le temps ralentit pour créer un univers parallèle propice à la contemplation : c’est l’anti-Hollywood. « La lenteur est un thème important pour moi, puisque je pense que la valeur de l’art est dans sa lenteur inhérente. Je ne cherche pas à entrer en concurrence avec une industrie où la rapidité est la force principale. Au contraire, la lenteur me permet de trouver ma propre voie. Je crois en la créativité individuelle. Je crée mes propres règles et mon temps. Un artiste doit rester indépendant et solitaire. » L’œuvre de Rondinone est marquée par une dualité intrinsèque entre cette lenteur et une qualité industrielle, inexorable après les ready-mades de Duchamp. Les sculptures de pierre semblent précaires, mais exigent de rigoureuses techniques d’architecture. Pour l’artiste, ces contrastes témoignent de la frontière factice entre réalité et fiction, nature et culture, art et entertainment.
L’absurde
La pensée de Samuel Beckett imprègne l’œuvre de Rondinone, qui refuse d’offrir un projet de vie et propose plutôt des moments d’existence mélancoliques. Pour Rondinone, artiste prestigieux mais notoirement timide, l’artiste est l’anti-entertainer, l’anti-intellectuel public, l’antistar. « L’art ne doit avoir aucune proposition, mais n’existe que pour nourrir l’âme et pour se trouver. L’art est l’extension de mon être. Et, bien entendu, la vie est absurde. Elle n’a aucun sens. Comme le dit le titre de l’une de mes expositions (à Shanghai) Breathe, Walk, Die (“respire, marche, meurs”), c’est une répétition éternelle. La frontière entre le sérieux et l’absurde est si fine que l’on peut aisément la traverser. Nous devons inventer nos propres valeurs puisque celles de la société n’ont aucun sens. »
La poésie
« Comme l’art, la poésie n’est pas logique. Comme l’art, elle vous oblige à ralentir, à ne pas essayer de comprendre puisqu’il faut sentir un poème tout comme il faut sentir une œuvre d’art. Il faut s’ouvrir aux sons du monde. » L’expérience poétique est essentielle à l’œuvre de Rondinone, qui présente des images immédiates, simples, naïves, enfantines, subtilement manipulées, cherchant à provoquer des réactions plutôt émotives que cérébrales. Par ailleurs, il aime juxtaposer des mots et des phrases à connotation personnelle à ses œuvres sans créer de lien descriptif évident. Un monstre de bronze repeint en argent est titré Sunrise. Un olivier en aluminium :Feel, You Feel, We Feel Through Each Other Into Ourselves. Une fenêtre masquée de Plexiglas rouge : The Stillness. De ces associations libres, réminiscences des cadavres exquis des surréalistes, importante influence pour Rondinone, émerge un mystère dont seul l’artiste a la clé. « J’aime la simplicité du langage, quand le mot devient une image, une icône. J’utilise le langage pour renforcer l’émotion de l’œuvre d’art. »
La mélancolie
Pour Rondinone, l’art permet de provoquer un état de mélancolie, à l’écart de l’agitation de la vie quotidienne, permettant de rêver d’un horizon imaginaire. « La mélancolie, ce n’est pas la tristesse, explique l’artiste. C’est un désir pour quelque chose dont on pense manquer sans savoir exactement ce qu’il est. C’est imaginer une fin heureuse au bout de l’horizon. La mélancolie me motive puisque le sentiment de ne pas être comblé doit être comblé. » Comme ses clowns apathiques, contemplant une réalité parallèle, il cherche à maintenir un état de passivité par rapport à la société hypermédiatisée. « C’est à ce moment-là que l’on s’ouvre et que l’on accueille tout ce qui se passe en soi. Rothko par exemple aurait été inimaginable dans un rôle actif. »
La nature
Les premiers dessins à l’encre, traçant les lignes sinueuses d’arbres et de forêts, ont établi le thème essentiel de son œuvre : la nature. Depuis, l’artiste crée des lithographies de ciels étoilés, des nuages peints à l’aérosol, des séries d’arbres métalliques, des sculptures de pierre évoquant des « montagnes magiques »… Tel le promeneur romantique, Rondinone retourne à la nature consolatrice au fil de sa vie. « La nature est ma religion et les arbres sont mes amis. C’est elle qui me donne toutes mes idées. Tout existe déjà dans la nature. La nature, c’est aussi cette notion d’horizon infini, cette notion romantique de méditation et de recherche de soi. » Lors de ses explorations dans son village natal en Suisse, Rondinone se met à mouler les oliviers anciens, qu’il recrée en aluminium, telles des « capsules de temps ». Il les repeint en blanc pour donner l’illusion de fantômes d’arbres, « les fantômes du temps qui passe ».
Gesamtkunstwerk (Œuvre d'art totale)
Les expositions de Rondinone ne présentent pas les œuvres comme des entités indépendantes, mais plutôt comme un tout formant un univers multimédia, souvent isolé du monde extérieur. Rondinone construit des thématiques qui se répètent et se complètent, des références à l’histoire de l’art (du romantisme au surréalisme en passant par le pop art et le minimalisme). Il crée une œuvre d’art totale, à l’image des opéras romantiques de Wagner. « Ma génération est la première qui n’a eu aucun autre choix que de créer un Gesamtkunstwerk. Avant les années 1980, l’avant-garde existait. Mais depuis, il n’y a plus de mouvements. Nous recyclons l’histoire de l’art. Nous créons notre style à travers ceux d’autres artistes. Dans une œuvre d’art totale, on peut aligner des images et des moments et voir une impression de votre vie. Tout est connecté. » Contrastant ses paysages avec les cibles, les sculptures de pierre avec les clowns mous, les arbres fantômes avec les nuages artificiels, Rondinone invente un monde de son propre imaginaire où tous les éléments reflètent les émotions et les phases de l’existence.
(1) Seven Magic Mountains, Art Production Fund & Nevada Museum of Art, jusqu’en 2018 dans le désert du Nevada (viaartfund.org). À voir aussi : Ugo Rondinone, Vocabulary of Solitude, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam, jusqu’au 29 mai. Ugo Rondinone, Becoming Soil, Carré d’Art, Nîmes, du 14 avril au 18 septembre .
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